Enseignement secondaire, une mue progressive et insidieuse

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Le Rénové, initié dans les années ’70, reste la dernière refonte ambitieuse de l’enseignement secondaire en Communauté française de Belgique. Ce qu’il avait de meilleur a été cassé par les mesures d’austérité prises dans les années ’80 et ’90.

Depuis lors, on assiste plutôt, d’une part, à une succession de déclarations de pieuses intentions (décret Missions, Contrat pour l’Ecole), et, d’autre part, à des réforme(tte)s qui semblent très disparates. Que peuvent bien avoir en commun, en effet, des mesures aussi différentes que la réforme du premier degré (autour d’un tronc commun jusqu’à 14 ans), l’approche par compétences, la discrimination positive, le décret inscriptions, l’immersion linguistique, les classes-passerelles, la certification par unités (CPU), la multiplication des évaluations externes – certificatives ou non -, l’extension des CEFA, les dispositifs d’accrochage scolaire et le développement des Centres de technologies avancées ?

Petit à petit[[Il y a cette tendance des pouvoirs publics à procéder par « expériences pilotes », puis à imposer une généralisation de la réforme (c’est le cas avec les CPU, d’abord testées auprès des mécaniciens automobiles et métiers de l’esthétique).]], pourtant, toutes participent d’un remodelage d’autant plus pernicieux qu’il se fait au coup par coup et que sa logique n’est guère apparente. Dans cet article, nous ferons le point sur quelques-unes de ces mesures… et tâcherons de mettre à nu les logiques sous-jacentes qui les sous-tendent.

Un bilan d’ensemble catastrophique

Fait-il le rappeler ? Le bilan global de l’enseignement obligatoire belge, et plus encore francophone, est proprement catastrophique[[L’Aped a documenté cette réalité avec de nombreux travaux. Sur notre site, un dossier clé : N. HIRTT, La catastrophe scolaire belge (https://www.skolo.org/spip.php?article115). Plus récent : F. Ghesquière, J. Girès, La persistance de l’inégalité des chances en Belgique, (https://www.skolo.org/spip.php?article1446).]]. D’une part, l’école reproduit et creuse les inégalités sociales. D’autre part, et ce, même dans les classes « d’élite », on déplore une trop grande ignorance des élèves au terme du secondaire supérieur : les savoirs citoyens critiques[[Aped, Seront-ils des citoyens critiques ?, enquête menée en 2008, ED n°35, (https://www.skolo.org/spip.php?article486)]] et les savoirs polytechniques[[Nico Hirtt, Pas d’école démocratique sans instruction polytechnique, ED n° 47, (https://www.skolo.org/spip.php?article1401)]], pourtant indispensables dans une démocratie digne de ce nom, font cruellement défaut.

Réforme du 1er degré : un faux tronc commun, sans ambition

Depuis 2009, le pouvoir politique nous « vend » la création d’un tronc commun au premier degré secondaire comme s’il s’agissait d’un progrès éducatif et social. En effet, il est question de mener (presque) tous les enfants à un socle commun de compétences de bases à l’âge de 14 ans. Seuls les rares enfants n’ayant pas obtenu le CEB en primaire ont encore accès au premier degré différencié.

La position de l’Aped en l’occurrence doit être clarifiée. Nous sommes pour un véritable tronc commun jusqu’à 15 ans minimum. L’observateur distrait pourrait dès lors croire que nous soutenons la réforme du 1er degré secondaire telle qu’elle s’organise. Eh bien non, en voici les principales raisons.

Le tronc commun actuel n’en est pas un : il reste deux filières, la commune et la différenciée, sans compter les classes « S ». De plus, ce « tronc commun » s’organise dans des établissements de niveaux très variés (une 1ère commune dans une école industrielle ne draine pas le même public qu’une 1ère commune dans une école générale bien cotée).

Pour permettre un vrai tronc commun dans le secondaire, une condition sine qua non a été escamotée par les pouvoirs publics : donner d’abord à l’école fondamentale les moyens dont elle a besoin – réduction de la taille des classes, matériel, personnel spécialisé, etc. – pour amener tous les enfants à un bon niveau.

Autre critique : le « tronc commun » du 1er degré manque d’ambition démocratique. En effet, ses objectifs sont, à nos yeux, minimalistes. On semble se contenter de vagues compétences de base : lire, écrire, calculer…

Enfin, dans la pratique, ce 1er degré s’apparente à une « usine à gaz », avec ses 1ère et 2e C, ses 1ère et 2e S, ses 1ère et 2e D, et autre avatars… Les effets pervers de cet échafaudage se déclinent en conséquences souvent funestes. Nous pensons, par exemple, à ces jeunes qui, sachant que leur troisième année dans le degré sera de toute façon la dernière et qu’ils passeront au pire dans une 3P, glandent une année entière et pourrissent l’ambiance de travail de leur classe. Il est même possible de spéculer ainsi dès l’entrée en secondaire.

La Sainte Approche par Compétence

L’approche par compétence est devenue depuis une quinzaine d’année (décret Missions, 1997) l’alpha et l’oméga du prescrit pédagogique, du primaire au supérieur. Nous avons toujours considéré cette « révolution » comme une mystification pédagogique. Sous des dehors parfois généreux et modernistes, l’opération est marquée du sceau de la soumission de l’école aux besoins d’une économie capitaliste en crise. Dans un dossier retentissant de l’Ecole démocratique[[Numéro 39, septembre 2009. Dossier disponible en ligne (https://www.skolo.org/spip.php?article1099)]], Nico Hirtt montrait que : 1/ derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du marché du travail ; 2/ l’approche par compétences constitue bel et bien, quoi qu’en disent ses défenseurs, un abandon des savoirs ; 3/ l’approche par compétences ne peut en aucune façon se réclamer du constructivisme pédagogique ; il se situe en réalité à l’opposé des pédagogies progressistes ; 4/ loin de favoriser l’innovation pédagogique, l’approche par compétences enferme les pratiques enseignantes dans une bureaucratie routinière ; 5/ l’approche par compétences est un élément de dérégulation qui renforce l’inégalité (sociale) du système éducatif.

Parmi les nombreuses sources étayant sa thèse, cette citation du Vlaamse Onderwijsraad (VLOR) en dit long : « la popularité croissante de la doctrine des compétences dans l’éducation doit surtout être attribuée à sa promesse de rapprocher l’un de l’autre l’enseignement et le marché du travail et de mieux préparer les élèves à fonctionner de façon flexible et adaptable dans leur future vie professionnelle ».

L’évaluationnite aigüe, mais au service de quoi ?

L’approche par compétence en elle-même repose sur une évaluation quasi permanente et fragmentée.
A cela se sont ajoutés les tests externes non certificatifs et certificatifs.
On ne niera pas l’intérêt, pour le pilotage du système éducatif, d’un certain nombre d’entre eux. Par contre, comme nous l’avons déjà souligné[[Ph. SCHMETZ, Réformes de l’école secondaire : un enjeu et des escroqueries intellectuelles, ED n° 52]], on constate des taux de réussite très surprenants au CEB comme au CE1D, aux épreuves intégrées et au TESS, des taux qui ne reflètent en rien le niveau réel des élèves. Des tests faciles, ne vérifiant que des compétences très basiques et minimalistes. Avec la Certification Par Unités (CPU), un nouveau pas est franchi : l’élève ne peut que réussir le module, à l’école d’organiser la remédiation nécessaire, le cas échéant.

Les décrets inscriptions

Les ministres Arena, Dupont et Simonet y auront consacré beaucoup de temps et d’énergie. Les décrets Inscriptions successifs partent d’une bonne intention : augmenter la mixité sociale dans les établissements. Mais ils pêchent par leur manque d’ambition. Leur effet reste marginal, puisqu’il ne touche que la composition des écoles à succès, et relativement peu.

Réformes du qualifiant : stages, CEFA, CPU, CTA, etc…

Il est loin le temps où les 2e et 3e degrés qualifiants se faisaient encore de plein exercice, 5 jours par semaine à l’école, débouchant sur des diplômes à peu près communs. Lentement mais sûrement, les sections CEFA gagnent du terrain. La certification par unité (CPU) a fait son apparition. Les Centres de technologies avancées (CTA) sont un autre choix politique des dernières années. Autant d’évolutions qui appellent une réflexion critique :

  • la hiérarchisation des filières est accentuée ;
  • les élèves concernés peuvent le vivre comme une violence qui leur est faite, ils expriment un sentiment de dévalorisation par rapport aux filières plus “nobles“ (« eh, m’dame, ici on est en CEFA ») ;
  • des pans entiers de l’école publique sont instrumentalisés pour les besoins à court terme des pouvoirs économiques ;
  • pour un nombre croissant de jeunes, l’accès aux savoirs citoyens critiques et à une formation polytechnique est illusoire ;
  • toutes ces réformes ont en commun d’individualiser toujours plus le parcours des jeunes (« quel est ton projet ? »), de moraliser le débat aussi (« on t’offre des possibilités de formation “adaptées“ – CEFA, CPU… – donc, si tu rates, c’est forcément ta faute »), alors que le débat de l’emploi et de la formation sont des débats collectifs et relèvent d’une responsabilité politique.

Immersion linguistique

Très en vogue depuis quelques années, elle pourrait se justifier par son efficacité : le fait d’apprendre plusieurs langues amènerait les élèves à mieux maîtriser le langage. Mais la motivation des établissements qui l’organisent et des parents qui y souscrivent est-elle vraiment progressiste ? L’immersion linguistique est-elle une avancée pédagogique, ou un outil de marketing pour attirer le client (le parent qui veut booster les chances de son enfant sur le marché de l’emploi) ?

« Oui, mais il y a quand même du positif ! »

On voudrait croire qu’effectivement les dispositifs de discrimination positive, d’accrochage scolaire, les classes-passerelles, les services de médiation, etc. contribuent à construire une école et une société plus justes.
Mais leur effet, pour réel qu’il soit, reste marginal. Les moyens octroyés dans le cadre de la discrimination positive (D+), par exemple, n’ont jamais compensé ce que ces mêmes écoles avaient perdu dans les coupes sombres des années ’80.
On peut même leur faire le procès de servir de cache-misère : « Dormez tranquilles, bonnes gens, le pouvoir politique prend des mesures pour les jeunes les plus précaires. »
Dans la même veine : l’accent mis par les écoles sur la remédiation. Rien n’est structuré ni évalué. On est dans le bricolage. Les heures pour l’organiser sont prises sur NTPP, au détriment de dédoublements de classes trop nombreuses.

En guise de conclusion provisoire

Bien sûr, le cadre de cette publication ne nous permet ni d’être exhaustif, ni de rendre compte de la nuance de la nuance. Notre intention était plutôt d’identifier la logique qui traverse des mutations qui se font au coup par coup et paraissent disparates. Quelle est cette logique ?

Un. Le pouvoir politique ne saisit pas à bras le corps ce qui fait notre catastrophe scolaire (inégalités records et ignorance). Et c’est peu de le dire. En effet, il n’a quasiment rien fait dans l’enseignement maternel et primaire pour amener tous les enfants sur pied d’égalité au seuil du secondaire. Le « tronc commun » du 1er degré n’en est pas un : les parcours et les niveaux des enfants y restent très inégaux. Les objectifs de ce 1er degré sont pour le moins minimalistes, réduits aux compétences de base.

Deux. Aux 2e et 3e degrés secondaire, la tendance lourde est à une dérégulation toujours accrue, à une ségrégation toujours plus marquée entre la filière générale et une myriade de filières qualifiantes. L’école est de plus en plus ouvertement instrumentalisée pour répondre aux commandes des entreprises privées. Cela se fait évidemment au détriment de la formation générale et polytechnique pour tous.

Il n’y a rien d’étonnant à cela : depuis le 19e siècle, où elle plonge ses racines, la scolarisation des enfants du peuple a toujours répondu aux attentes du système économique en vigueur, le capitalisme. Le Rénové a été instauré, vers 1970, à une époque où l’économie avait besoin d’une masse de travailleurs qualifiés. D’où massification de l’enseignement secondaire. En ce début de XXIe siècle, l’économie se caractérise par une exacerbation de la concurrence, par une grande instabilité, qui se traduisent au contraire par une re-polarisation du marché du travail (d’un côté, un faible pourcentage de travailleurs très qualifiés, de l’autre, un pourcentage élevé de travailleurs que l’on forme quasiment sur le tas… à des tâches souvent changeantes). Ambitions minimalistes dans le fondamental, compétences de base pour tous au début du secondaire, multiplication des filières où règne la misère des cours généraux aux 2e et 3e degrés s’expliquent très bien ainsi. Sans compter qu’un Etat qui ne réinvestit pas dans son système scolaire dégage des marges budgétaires pour faire des cadeaux fiscaux aux nantis (intérêts notionnels et autres gâteries) et voler au secours des banquiers.

Cette mue de l’école était inscrite noir sur blanc dans la Déclaration de politique communautaire de la coalition actuelle[[Ph. SCHMETZ, L’Olivier et l’Ecole, Attention, fruits amers ! (https://www.skolo.org/spip.php?article1074)]]. « L’approche métier » y était sacralisée. La citoyenneté réduite à un « vivre ensemble » consensuel mou. Tout le contraire de ce que nous savons nécessaire : des jeunes instruits des enjeux politiques, économiques, sociaux, environnementaux auxquels ils devront faire face. Il devient urgent d’en prendre conscience. Et d’agir en conséquence. Sur tous nos terrains : comme enseignants, parents, syndicalistes, étudiants, militants…