Que peut apporter un cours de chimie par rapport aux objectifs d’un cours de sciences ? A quoi bon enseigner la chimie à l’Ecole ? Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°51, septembre 2012 (pp. 13-15)
En ce qui concerne la méthode, l’apport peut venir à mon sens de l’histoire de nos conceptions de la matière. Depuis la plus haute Antiquité, un vieux débat a traversé la philosophie. La matière est-elle un continuum ou possède-t-elle une limite inférieure ? Longtemps, la première hypothèse a été retenue par la majorité. Devant les transformations observées de la matière, l’impression de magie était dominante. On considérait que quatre éléments, le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre qui détenaient des propriétés contraires – chaud et froid, sec et humide – suffisaient à décrire toute matière. Les propriétés de celle-ci étaient décrites en termes « d’esprits ». Tout était question de proportions. Quelques philosophes prétendaient qu’il existait des éléments de base indivisibles qui se combinaient de différentes manières. Ces éléments furent baptisés « atomes » ce qui signifie en grec « qui ne peut pas être coupé ». Mais les « atomistes » comme Démocrite et Leucippe restèrent très minoritaires pendant longtemps.
C’est au 17ème siècle que la chimie a commencé à devenir une véritable science, c à d une science expérimentale. Les « esprits » commencent à prendre un caractère matériel. Pourtant, la chimie reste encore indistinguable de l’alchimie qui prétend modifier la matière en suivant des recettes. Quelquefois ça marche, mais tous échouent à transformer le plomb en or … Ce n’est que vers la fin du 18ème siècle avec l’introduction des méthodes quantitatives que la notion d’éléments de base s’impose peu à peu. Mais ce n’est qu’au tournant des 19ème et 20ème siècles que l’existence des atomes est démontrée. Avec le résultat suivant : les atomes sont tous composés d’un noyau (lui-même constitué de protons et neutrons) et d’électrons en périphérie. Les atomes peuvent donc parfaitement être « disséqués ». Et tant pis pour l’étymologie !
Montrer comment l’humanité passe très progressivement de conceptions liées à la magie à une description assez précise de la structure fondamentale de la matière est très instructif pour illustrer la différence de statut entre le discours scientifique et d’autres plus ésotériques.
Pourquoi telle molécule et pas telle autre ?
Il est très important que les jeunes comprennent que l’énorme diversité de matières que l’on peut observer se reflète dans l’immense nombre de molécules existant. On peut en effet considérer qu’il existe autant de types de molécules qu’il n’existe de corps simples (on « oublie » donc les mélanges) c à d des millions. Mais toutes ces molécules sont constituées d’un certain nombre d’atomes qui n’existent finalement qu’en nombre très limité. 92 types exactement. C’est donc leurs combinaisons qui rendent compte de l’incroyable diversité de la matière. Mais toutes les combinaisons sont-elles possibles ? Le rôle d’un cours de chimie est d’expliquer les mécanismes qui permettent que des atomes se lient ou non. Un jeune qui sort de la formation commune doit donc être capable d’expliquer la différence entre atomes et molécules, de savoir si deux atomes donnés sont susceptibles d’être liés entre eux et si oui dans quelle proportion. Et il doit aussi savoir dans chaque cas concret quel type de liaison entre en jeu. Car il en existe deux grands types avec des subdivisions importantes. Par exemple il doit comprendre pourquoi la réaction de dihydrogène et de dioxygène forme de l’eau (H2O). Et pas du H2O3). Mais parfois, dans certaines circonstances, du H2O2 (peroxyde d’hydrogène). Parfois aussi une variété de l’hydrogène appelée deutérium permet de former la molécule D2O. Comme le deutérium possède un neutron supplémentaire, il est plus lourd et on appelle cette molécule « eau lourde ». Cet exemple permet de faire un lien avec un tout autre cours, en l’occurrence l’Histoire via la bataille de l’eau lourde. Ce genre de lien est très formatif dans le cadre d’une formation commune. Le jeune en question doit aussi comprendre pourquoi l’hélium ou le néon ne se lient jamais avec rien et restent donc toujours seuls. Tout comme le fait que le magnésium et le calcium ne se lient jamais ensembles (il s’agit évidemment d’exemples parmi d’autres). Cette connaissance et cette compréhension sont indispensables pour une conception rationnelle du monde. « Apprendre à se situer » ne doit en effet pas seulement être considéré dans son sens le plus restreint, géographique pourrait-on dire. Mais il faut aussi pouvoir situer (dans le sens appréhender) les événements naturels ou provoqués qui nous entourent et leurs conséquences.
Vivant versus inerte ?
Dans un passé pas si éloigné, on distinguait deux types de matière : la matière vivante et l’autre qu’on qualifiait généralement d’inerte. Et on considérait qu’elles obéissaient à des règles fondamentalement différentes. Ce qui avait des conséquences philosophiques importantes et influençait les discours sur l’apparition de la vie. Or il doit être clair que toute matière, vivante ou non, est constituée d’atomes. Les briques de base du vivant et de l’inerte sont donc parfaitement identiques. Et les réactions chimiques qui se passent à l’intérieur des êtres vivants obéissent aux mêmes règles que les autres. Les liaisons sont de même type. Il n’y a donc pas de distinction étanche entre « vivant » et « non vivant ». Seule l’échelle varie. Il est important que tous les futurs citoyens en aient conscience car les conséquences philosophiques ne sont pas négligeables. Les molécules qui constituent les cellules, habituellement appelées biomolécules, sont énormes. C’est ce qui permet l’incroyable complexité du vivant car les possibilités de réactions sont gigantesques. L’existence de ces immenses molécules n’est possible que parce que certains atomes sont capables de se lier à beaucoup d’autres et à eux-mêmes en formant ainsi de très longues chaînes. L’atome le plus simple qui a cette particularité est le carbone. C’est pourquoi il est extrêmement présent dans la matière vivante. L’étude de ses propriétés porte le nom de chimie organique car, au départ, on pensait que ça ne concernait justement que le monde vivant (organique pour « organes »). Mais actuellement, la compréhension de la chimie organique permet la mise au point de très grosses molécules appelées polymères. Leurs propriétés particulières sont à la base de l’industrie plastique.
Base matérielle du monde industriel
Et ceci nous amène au dernier objectif que doit atteindre en complément avec d’autres un cours de chimie. A savoir la compréhension des processus de production. Les matières plastiques, les colorants de tous types, l’industrie pétrochimique, la métallurgie, l’industrie pharmaceutique et bien d’autres sont extrêmement développés et représentent des enjeux majeurs en termes environnementaux, d’emplois, de qualité de vie, etc. Il est donc fondamental de pouvoir y jeter un regard critique d’un point de vue de la citoyenneté. Et donc d’avoir une compréhension correcte des processus en jeu.
Cet article fait partie du dossier «Pourquoi étudier les sciences»