Le savoir pour qui ? se demande Hugho de Jonghe dans sa contribution sur le savoir et les compétences dans l’enseignement (De Standaard 5/12). Il plaide pour une sélection des savoirs en fonction des besoins de chaque élève dans son processus d’apprentissage, et pour axer le plus possible ces savoirs sur la pratique. Un savoir au service de l’entraînement aux compétences, donc. L’élève doit apprendre à bien lire, écrire, parler et écouter. Pas de matériaux inutiles, pas de connaissances superflues. Le néerlandais comme branche-service. Apprentissage de compétences.
Le savoir sur-mesure pour chaque élève: un bien beau principe, mais qu’entend-on exactement par là ? De quel savoir un élève a-t-il besoin ? Assez pour pouvoir exercer son métier ? Pour répondre aux exigences du marché du travail ? Pour pouvoir aller à l’université ?
Hugho de Jonghe analyse la question du savoir uniquement en fonction du métier et des études futures. Mais il existe naturellement d’autres types de savoirs. Le bagage culturel par exemple. Ou l’information politique. Ou le savoir historique. La question est : ce savoir peut-il être sélectionné en fonction de l’avenir professionnel ou de la formation future de l’élève ? Le savoir détermine le niveau auquel les individus participent à la vie en société, les goûts qu’ils développent, leur comportement dans l’isoloir, ou à quel point ils sont sensibles aux préjugés ou à la manipulation. Il convient peut-être d’abord de se demander quel est le lien entre le niveau (consciemment) faible de savoir en la matière dans l’enseignement professionnel et technique et le niveau de participation culturelle et politique dans certains milieux. Ou bien le goût et l’autonomisation sont-ils par définition uniquement le fait des personnes les plus cultivées ?
Une charrette la plus pleine possible, voilà l’objectif
Dans ce contexte, les plaintes quant aux lacunes en termes de savoir dans l’enseignement secondaire général ne semblent pas alarmantes, mais cette tendance n’en est pas moins à l’œuvre ici aussi. Plus lente, plus discrète, et plus difficile à détecter. Ceci a tout à voir avec le lien entre savoir et compétences. Je suis professeur de néerlandais (troisième degré de l’enseignement secondaire général) et considère l’entraînement aux compétences en fonction du savoir à acquérir, et non l’inverse. Dans mon optique, les compétences sont le cheval et le savoir, la charrette. Le cheval sert à tirer la charrette. Une charrette la plus pleine possible, voilà l’objectif. Je crains que l’apprentissage par compétences n’ait abandonné cet objectif. Le cheval ne sert plus à tirer la charrette, mais celle-ci sert à permettre au cheval de s’exercer. Pour le dire autrement: les exercices des compétences ne sont pas sélectionnés en fonction de leur utilité dans l’acquisition de tel ou tel contenu spécifique, mais les savoirs sont considérés comme du matériel pour l’acquisition de compétences. D’où un appauvrissement des contenus et le passage d’un cadre de référence et d’une adéquation (sociétale) à ce que j’appelle « le savoir exercice ». Et vu qu’il ne s’agit « que » de s’exercer, le niveau de difficulté intrinsèque perd logiquement de plus en plus de terrain face à « ce qui touche à leur vie », « ce qu’ils aiment faire », « ce qui capte leur attention dans les médias », etc.
Il suffit de comparer un manuel de néerlandais actuel avec un manuel d’il y a 30 ans pour s’en convaincre. On part de l’idée que, vu que le savoir sera de toute façon oublié, rapidement daté et est trop étendu, il est plus utile de développer des compétences avec lesquelles l’élève pourra (« plus tard ») acquérir lui-même le savoir dont il a besoin dans des situations spécifiques. Qu’il s’agisse de piercings à l’école ou de la guerre en Irak, de Lucebert ou de Bram Vermeulen, de Kafka ou de Dan Brown, là n’est pas la question. Tant que les élèves apprennent à discuter et à se forger une opinion. S’ils peuvent frotter leurs propres sentiments ou imaginaires à un poème. S’ils peuvent apprendre à lire avec plaisir et ensuite transmettre ce plaisir dans un petit rapport. Et donc, mieux vaut peut-être les piercings et Bram Vermeulen. Et plutôt « la poésie » que LA poésie. L’intérêt, la participation, et la motivation des élèves en sont améliorés. Le processus d’apprentissage aussi.
Un cheval parfaitement éduqué pour une charrette à moitié pleine
Cette tendance cache un grave malentendu. Même si le savoir est oublié par la suite, il en reste toujours un « résidu », qui ne disparaît pas. Qui plaide pour plus de savoir dans l’enseignement défend donc ce résidu et non la connaissance de la date de décès de Gezelle. Ce résidu c’est de l’intérêt, de la sensibilité, ou pour le dire en langage plus solennel : de l’initiation. Plus riche sera le savoir acquis, plus riche sera le résidu. Autrement dit : il y a de grandes chances pour que celui qui, à trente ans, lit Proust ou le Monde diplomatique, l’ait appris au cours de ses humanités. Le résultat de l’apprentissage par compétences va être (caricaturalement) : un élève bien entraîné pour toutes sortes de compétences communicatives, cognitives et sociales, flexible et s’adaptant facilement à des emplois très variés, mais ne disposant pas de plus qu’une compréhension « par hasard » du patrimoine culturel, des processus historiques et de mécanismes déterminants de l’économie et la politique actuelles. Bien entraîné pour le diplôme et la carrière (« ce dont ils auront besoin plus tard »), mal entraîné dans les domaines de la passion pour la culture, de l’intérêt pour l’histoire, de l’envie de comprendre le monde d’aujourd’hui. Un cheval parfaitement éduqué pour une charrette à moitié pleine.
Une voiture assez lourde reste le meilleur entraînement pour un cheval
La montée en puissance des compétences dans l’enseignement est en partie une réaction contre l’enseignement ex cathedra. Réaction tout à fait justifiée. L’acquisition du savoir (donc de la compréhension) se fait bien plus efficacement chez des élèves intéressés et actifs plutôt que chez des perroquets qui s’ennuient. La « récolte » est meilleure en fin d’année pour l’élève qui sait lire et expliquer un sonnet de Hooft que pour celui qui doit ingurgiter un extrait daté d’une analyse également datée de EP Noë SJ pour son examen. Personne ne regrette cette évolution. La discussion porte plutôt sur l’objectif visé : le cheval ou la charrette.
Chaque professeur de néerlandais veut bien entendu rendre ses élèves les plus compétents possible en lecture, expression écrite, expression orale et compréhension à l’audition.
Parce que ces capacités sont d’excellents outils. Pour pouvoir faire la différence entre l’élève formé par la mode et les médias et les classiques, pour créer une compréhension historique, pour développer l’intérêt pour une compréhension des dossiers actuels importants. Nous exerçons donc le cheval à tirer le mieux possible le chariot. Aujourd’hui les capacités d’écoute, demain celles d’écriture, après-demain les quatre compétences. C’est ainsi qu’il convient d’agir et non autrement. Savoir et compétences sont tous deux aussi importants. L’élève qui a le plus grand bagage culturel, les intérêts les plus variés et dispose d’une structure historique dans sa tête est aussi celui qui va le plus loin en terme d’approche créative, de langue riche et pure, de raisonnement fin dans les discussions et de compréhension fidèle de textes ou films. C’est du moins mon expérience et je trouve cela logique. Une voiture assez lourde reste le meilleur entraînement pour un cheval.
Assez lourde ne signifie pas pour autant ennuyeuse, ou éloignée des préoccupations des jeunes. Tout le changement depuis un enseignement “frontal” vers un enseignement axé sur la pratique rend justement possible l’approche de sujets a priori trop difficiles, inintéressants ou banals. Les enseignants constatent que les élèves peuvent lire sans difficulté Herman Koch, mais pas Borderwijk ou Multatuli. Ils constatent qu’ils transcrivent d’eux-mêmes des poèmes de Rick de Leeuw mais jamais d’Achterberg, Kopland ou Claus. Qu’ils discutent entre eux de la nourriture à l’école ou des grosses amendes pour un catadioptre manquant, mais pas du fossé entre riches et pauvres ou des racines du racisme. Que fera logiquement un tel enseignant? Consacrera-t-il une partie de ses leçons à ce qui intéresse spontanément les élèves, les laissera-t-il parler de ces sujets, écrire ou débattre tant qu’ils le désirent? Naturellement. Toute construction démarre par une première pierre. Mais une partie limitée de son enseignement seulement doit y être consacrée. Dans la majeure partie de ses cours, il doit relever le niveau, montrer aux élèves que ce qui semble inaccessible peut être accessible au prix d’efforts, de patience et d’ouverture d’esprit, et que le bénéfice qu’on en tire en termes de compréhension, d’enrichissement et de plaisir de lire est bien plus grand que lorsque l’on se complait dans ce que l’on connaît déjà. Qu’il n’y a pas de sens à discuter des riches et des pauvres si l’on ne s’informe pas d’abord sérieusement, si l’on n’étudie pas les chiffres nécessaires et que l’on a peur d’analyser un certain nombre de journaux.
Chaque jeune a droit à un enseignement qui le sort du lieu où il se trouve
Dans la majeure partie de son cours, l’enseignant n’est donc pas avec l’élève mais contre lui. A savoir: contre ses préférences spontanées, ses préjugés, ses lacunes, son indifférence. Selon moi cette manière de faire est valable pour toutes les branches. Malgré le fait que la situation de départ et donc le matériel didactique et l’approche diffèrent fortement, chaque jeune a le droit à un enseignement qui le sort du lieu où il se trouve.
Comme vous le savez, les enseignants travaillent selon des objectifs finaux. Si l’on se base sur ceux-ci (par branches et transdisciplinaires), il ressort de l’enseignement général un élève prodigieux. Non seulement intéressé par la littérature et doué pour le langage, mais aussi citoyen modèle. Conscient de l’environnement, politiquement adulte et critique, disposant d’une fibre sociale et solidaire envers les plus faibles. Mais que dit un élève de l’école dans laquelle j’enseigne dans une interview du Morgen (9/12)? “Je ne sais rien de la politique. Mais bon, ça on ne l’acquiert pas à l’école” Qu’est-ce que je constate quand je feuillette certains manuels récents? Moins de classiques, beaucoup de colonnes et de textes courts, peu d’essais ou d’analyse théorique, beaucoup de leçons actives (interviews, rapport, présentation, discussion), des regroupements thématiques de textes littéraires au lieu de textes historico-culturels, beaucoup de sujets “mode et médias”, prise de connaissance de thèmes de société “au niveau de la presse”, grande importance accordée à la littérature en tant qu’événement social (interviews, bourse aux livres, événements littéraires, top 10 des livres) etc.
Le renversement du rapport entre savoir et compétences a pour conséquence que le soin apporté au contenu est dans la pratique très modéré
Qui ou qu’est-ce qui m’encourage à arrimer une ligne du temps solide dans les cerveaux de mes élèves? A consacrer un grand nombre de cours à un grand poète comme Vondel? A confronter mes élèves avec des grands sujets politiques et sociétaux comme le racisme, les pauvres et les riches, l’occupation de la Palestine, le nouvel ordre mondial? Rien ou personne. Un vers de Vondel est bon, de préférence actualisé. La faim et le racisme sont une particularité d’un enseignant ‘socialement engagé’ et la solidarité s’inscrit dans le cours de religion. Le renversement du rapport entre savoir et compétences a pour conséquence que le soin apporté au contenu est dans la pratique très modéré. La pression que les enseignants subissent est d’un tout autre type. Mon plan d’année est-il en ordre, est-ce un véritable instrument de travail? Mes leçons et examens sont-ils assez proches de ceux de mes collègues des classes de même niveau? Ai-je une vision suffisante des lignes d’apprentissages développées les années précédentes? Les quatre compétences sont-elles abordées de manière équilibrée? Est-ce que je fais assez de travail de groupe, d’auto évaluation, d’évaluation par les pairs? Est-ce que j’utilise assez les TIC? Est-ce que je consulte assez mes collègues ou mieux, avons-nous assez de rapports qui en témoignent? Pouvons-nous prévoir ce que l’inspection va dire et peut-on anticiper ceci?Ai-je assez de rapports de soutien aux élèves en difficulté x, y ou z? Assez de soucis donc, mais quel type d’enseignant est formé de cette manière? Quel est l’impact social à terme, si les élèves du troisième cycle ont des professeurs de néerlandais qui ne se font pas une fierté d’être littérairement qualifiés et socialement informés? Qui considèrent le contenu de ce qu’ils ont à offrir, en d’autres termes leur savoir, comme moins important que leur capacité d’organisateur du processus d’apprentissage (dont le contenu est tiré de leur manuel)?
L’enseignement a plus tendance à suivre docilement les influences dominantes de la société. Le renversement du rapport entre savoir et compétences en est une expression
Le savoir pour qui? Oui, mais aussi le savoir pourquoi ? S’il est vrai qu’une société doit produire ses propres critiques, alors l’enseignement est le lieu adéquat pour cela. Aujourd’hui on observe que l’enseignement a plus tendance à suivre docilement les influences dominantes de la société. Le renversement du rapport entre savoir et compétences en est une expression. Des personnes compétentes peuvent beaucoup, mais pour disposer d’un pouvoir sur le monde dans lequel on vit, avoir une compréhension des divers processus sociaux, le savoir est indispensable. Pas un savoir à chercher via Google, mais présent dans sa propre tête.