Les hasards des parutions et des lectures permettent parfois d’établir des liens entre des ouvrages de factures pourtant très différentes. C’est le cas avec la somme de Geoffrey Geuens sur l’oligarchie capitaliste… et le reportage de Florence Aubenas.
Geoffrey GEUENS, La finance imaginaire. Anatomie du capitalisme : des « marchés financiers » à l’oligarchie.
Editions Aden, Bruxelles, 2011, 354 p., 25,00 €
L’analyse de Geoffrey Geuens n’est pas neuve. Elle est réactualisée et toujours aussi indispensable pour lire le monde et y prendre position. Voici 10 ans déjà, Geoffrey (il nous a fait plus d’une fois l’amitié de participer à nos 6 Heures) publiait le remarquable et remarqué Tous pouvoirs confondus [[Il ne s’était fait souffler le Prix des Amis du Monde diplomatique que par l’exceptionnelle Histoire populaire des Etats-Unis, de Howard Zinn. Excusez du peu ! Nous avions épinglé cet ouvrage sur notre site : Ph. Schmetz, Médias, finance et politique : des liaisons dangereuses (https://www.skolo.org/spip.php?article132)]] . Comme le laissait entendre un titre sans ambiguïté, il y démontrait, noms à l’appui, les rapports pour le moins étroits qu’entretiennent les mondes soi-disant distincts de la finance, de l’industrie, de la politique et des médias.
Avec ce nouveau Who’s Who, il remet le couvert. Un livre de référence, à n’en pas douter. Au point qu’il se voit offrir rien moins que la Une du Monde diplomatique de ce mois de mai 2012 [[Les marchés ont un visage. Spéculation, chantage et dette, article bientôt disponible sur le site du mensuel.]], pour éclairer l’actualité du fruit de ses investigations. « Les socialistes européens dénoncent souvent avec virulence la finance, qui règne sans partage sur le globe et qu’il conviendrait de mieux réguler. Encore faudrait-il savoir de quoi et de qui l’on parle ; car l’image désincarnée des « marchés » a pour effet de laisser dans l’ombre les bénéficiaires de la crise et des mesures d’austérité en cours », écrit-il dans le chapeau de son article. Non, les marchés ne sont ni insaisissables, ni impersonnels, ni volatiles, ni immatériels… Et si les « hommes d’Etat » sont contre les marchés, c’est plutôt tout contre ![[Pour paraphraser Sacha Guitry.]]
Et c’est avec le brio et la pointe sardonique qui le caractérisent que l’essayiste en fait la démonstration (aux 240 pages d’analyse pointue, s’ajoutent de nombreuses annexes où il nous livre les organigrammes des sociétés et les noms des personnes bien réelles qui font la « planète finances »). Il traque les discours – écrans assénés à longueur d’année par les principaux « analystes » médiatiques, pour mieux nommer les enjeux cachés et les faux semblants où s’abîment trop de progressistes et autres altermondialistes de bonne volonté, qui croient trop naïvement que la bataille se livre entre « méchants Marchés » et « Etats bien intentionnés, mais impuissants », et qu’il suffirait dès lors de « pousser », de « bousculer » les socialistes de gouvernement (comme s’ils étaient encore de gauche…) pour que les choses changent. A lire G. Geuens, il est grand temps, au contraire, d’entrer en lutte !
Florence AUBENAS, Le quai de Ouistreham.
Editions de l’Olivier, 2010. Disponible en poche, éditions Points, 238 p., 6,50 €
Mais qu’est-ce qu’elle écrit bien, Florence Aubenas ![[Oui, il s’agit bien de cette journaliste, “grand reporter”, retenue en otage plusieurs mois en Irak en 2005.]] J’ai littéralement dévoré son reportage, fruit d’une immersion dans le monde du travail précaire. Elle pose ses mots sans effet de manche, avec un art consommé de l’évocation. Et ce qu’elle raconte, en parfait équilibre entre la crudité des faits et une humanité qui ne se dément jamais, c’est fort, très fort ! Une réalité sociale dure. Voilà bien le genre de récit dont nous ne saurions trop recommander la lecture à nos étudiants du secondaire et du supérieur [[En intégralité ou non, chaque chapitre pouvant être appréhendé isolément, moyennant une petite contextualisation. ]].
La journaliste décide, en 2009, de “partir dans une ville française où (elle n’a) aucune attache pour chercher anonymement du travail.” C’est sur Caen, en Basse-Normandie, qu’elle jette son dévolu. Elle s’y inscrit au chômage, le bac’ comme seul bagage déclaré. A Pôle Emploi, on l’orientera vers le métier d’agent de propreté dans des entreprises.
“Qui veut, peut”, nous serine un air connu [[Sous-entendu : trouver du travail et s’en sortir.]]. Le reportage d’Aubenas devrait déciller les yeux de ceux qui véhiculent ce genre de contre-vérité. Car, dans bien des régions, pour les personnes non qualifiées –et parfois même qualifiées-, d’emploi, il n’y en a tout bonnement plus. Et depuis des lustres. En l’occurrence, dans la région de Caen, ce sont les fantômes de la sidérurgie et de Moulinex qui s’évanouissent lentement mais sûrement des mémoires. Seules restent à trouver “des heures”, à prester dans des conditions indignes. La plupart du temps “en coupé”, c’est-à-dire deux heures tôt matin (avant ouverture), et deux ou trois autres en soirée, auprès d’une foule d’employeurs aux exigences inconciliables et intenables. Et ce, pour un revenu qui n’offre aucune perspective réelle. On peut désormais bosser comme un-e malade, tout sacrifier au boulot – santé, famille, relations sociales – et quand même rester dans la misère. Les trente années qui viennent de s’écouler ont bel et bien accouché d’un nouveau sous-prolétariat. Tout le mérite de Florence Aubenas est de lui avoir donné chair. Avec talent.
Bien sûr, son livre, poussé par le redoutable plan marketing de son éditeur, a été trop unanimement encensé par la critique, emmenée par la famille parisienne des journalistes médiatiques. Un enthousiasme ambigu, célébrant la démarche de la journaliste – qualifiée un peu légèrement d’héroïque -, comme pour mieux occulter la réalité sociale qu’elle dénonce. Ça crée un malaise, qu’Aubenas a cependant l’honnêteté de ne pas esquiver. Pour vous faire une opinion, un article très circonstancié est lisible sur le site d’Acrimed (Action – critique – médias) [[http://www.acrimed.org/article3323.html]].