Pas d’école démocratique sans instruction polytechnique

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L’enseignement polytechnique tourne le dos aussi bien à l’enseignement général actuel, qui ignore et méprise l’acte productif, qu’à l’enseignement professionnel précoce, qui enferme le jeune dans une spécialisation étroite. L’enseignement polytechnique vise à réconcilier l’homme consommateur et producteur avec l’homme créateur d’outils.

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En 2006 nous écrivions, sous le titre « Une formation générale et polytechnique pour tous»

«Nous voulons que tous atteignent les compétences et savoirs de base (math, lecture, langues étrangères), que tous acquièrent une culture commune de haut niveau (histoire, géographie, sciences, littérature, arts, philosophie, etc.), que tous soient initiés aux technologies de la production et de la vie quotidienne (TIC, santé, électricité domestique, agriculture, industrie…), que tous reçoivent une éducation physique et une formation sportive. Nous sommes attachés enfin à une découverte et à une valorisation de l’acte productif, pas seulement les divers métiers, mais aussi l’activité associative, le jardinage, etc. Bref, autre chose que regarder la télé. Cette formation générale et polytechnique pour tous entre 6 et 15 ans implique bien l’abandon de toute spécialisation professionnelle avant l’âge de 16 ans. »

Il était temps de préciser ce concept de formation polytechnique…

Société, technologie et éducation

1. L’homme, créateur et transmetteur de culture technique

Le propre de l’homme n’est pas d’utiliser des outils. De très nombreuses espèces animales se servent de pierres, de bâtons ou de feuilles pour transformer la nature selon leurs besoins, pour ouvrir une noix avec un caillou, pour construire un nid avec des brindilles. Le propre de l’homme, l’ «Homo faber» de Benjamin Franklin, est de fabriquer, et mieux encore : de concevoir, ses outils. Si les australopithèques récents cassaient déjà des pierres avec l’intention d’y trouver des éclats utilisables, seul Homo habilis semble être parvenu à fabriquer des outils en pierre façonnés volontairement en vue de tâches spécifiques[[Coppens & Picq, 2002. Aux origines de l’humanité, Fayard. p 306.]]. Jusqu’il y a peu —à l’échelle des millions d’années de son existence — l’homme a vécu en harmonie avec sa culture technologique, la développant sans cesse, la transmettant de génération en génération par l’éducation, cette autre caractéristique essentielle de notre espèce.

L’instruction technique se trouve ainsi au cœur de notre «humanitude», de notre «conscience d’appartenir à l’espèce humaine» (A. Jacquard).
Au sein des collectivités primitives, une spécialisation s’est développée petit à petit, au fur et à mesure que les techniques devenaient plus nombreuses ou plus complexes. Mais, pour l’essentiel, chaque producteur continuait de maîtriser le processus de production qu’il mettait en œuvre.

A partir d’environ 9000 av. J.C., le développement de l’agriculture et la sédentarisation donnèrent naissance à de nouveaux rapports techniques et sociaux de production. Dans les villages céréaliers de la civilisation de l’Obeid, en Mésopotamie (VIe-Ve millénaires), l’accumulation locale de richesses produisit l’émergence des premières classes sociales et des premières chefferies. Les fouilles récentes révèlent l’évolution des inégalités dans l’architecture: «des notables émergent et une élite commence à se distinguer de la masse des villageois. L’organisation sociale repose désormais sur la prédominance d’un clan sur les autres» [[Huot, J., 2004. Une archéologie des peuples du Proche-Orient (Tome I), Paris: Editions Errance.  p 64.]].

Quand la découverte de la métallurgie vint décupler les forces productives, cette division en classes sociales était déjà bien installée. Avec elle, des masses d’hommes, de femmes, d’enfants furent abaissés au rang de simples forces de travail, exploitées par des propriétaires de mines ou de terres. D’autres, les artisans, les agriculteurs, les éleveurs, vivaient toujours du produit de leur propre travail, bien que celui-ci fut de plus en plus spécialisé. Mais malgré la division en classes sociales, malgré la spécialisation, la majorité des producteurs continuèrent généralement à rester les «maîtres» de leur outils, à défaut d’en être toujours les propriétaires : ils maniaient l’outil, lui imprimaient leur rythme, en comprenaient souvent le fonctionnement et la fabrication… Ce constat reste vrai pour le serf ou le paysan pauvre du Moyen-Age, pour l’ouvrier et pour l’artisan des villes de la Renaissance et même pour l’ouvrier des premières manufactures.

2. La division capitaliste du travail asservit le travailleur à des processus techniques imposés de l’extérieur et inaccessibles

Ce n’est qu’avec le passage à l’industrie capitaliste, à partir de la fin du XVIIIe siècle, que la division du travail fut réellement poussée à l’extrême. L’industrialisation et le machinisme établirent une barrière, à la fois sociale et intellectuelle, entre la conception des techniques de production et leur utilisation. Désormais, le prolétaire n’agit plus que sous les impératifs de lois (économiques, techniques, scientifiques…) qui échappent à sa compréhension. Il n’impose plus son rythme à la machine, c’est la machine qui lui impose le sien. La non qualification de l’ouvrier, son ignorance, son abrutissement, deviennent bientôt la condition de son «employabilité» dans le processus de production.

Marx : « La machine, qui possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif, suscite l’étiolement de la force de travail en même temps qu’elle la suce jusqu’à la moelle. (…) Il apparaît même que la sereine lumière de la science ne puisse briller que sur l’arrière-fond de l’ignorance. Toutes nos inventions et tous nos progrès ne paraissent avoir d’autre résultat que de doter de vie et d’intelligence les forces matérielles, et d’abêtir l’homme en le ravalant au niveau d’une force purement physique». [[Marx, K., Discours prononcé lors de la commémoration de l’anniversaire de l’organe chartiste People’s Paper, 19 avril 1856, in Werke, 12, p. 3-4.]]

L’innovation technique n’est plus un moyen d’alléger le travail de l’homme, elle ne sert plus qu’à augmenter le taux de profit du capitaliste et, parallèlement, le degré d’exploitation du travailleur. L’homme en arrive finalement à se retourner contre la science, contre la technique, qu’il perçoit — souvent erronément — comme la cause de ses malheurs et de son chômage. Mais en s’opposant à la technique, l’homme se tourne contre lui-même, contre ce qui, durant des millénaires, a fait son humanité. «L’homme est rendu étranger à l’homme» (Marx).?

3. Le capitalisme a détruit les formes traditionnelles de transmission de la culture technique

Jusqu’au début du XIXe siècle, la forme principale de transmission de la culture technique était l’apprentissage, formel ou informel. Dans les régions rurales, l’enfant apprenait auprès des aînés toutes les techniques, les savoirs et les savoir-faire requis par l’activité de la ferme ou par l’artisanat des parents; en hiver, il aidait à l’entretien et à la réparation des outils. En ville, chez les ouvriers, cet apprentissage prenait parfois un caractère plus formel. L’enfant était alors placé chez un maître qui lui transmettait ses connaissances techniques, lui apprenait un métier, mais qui assurait aussi bien souvent sa «socialisation» : il lui enseignait comment s’exprimer correctement, lui inculquait des règles de morale et de conduite, il lui apprenait même parfois à lire et à écrire.

Mais l’avènement du capitalisme industriel et, plus spécifiquement, du machinisme, a entraîné l’urbanisation et la prolétarisation massive des classes pauvres. Et elle a transformé l’ouvrier en un appendice de la machine, dont on requiert moins de qualification. Dès lors, la famille rurale traditionnelle commence à disparaître et, dans les villes, l’apprentissage subit un recul important.

Ce n’est qu’après le déclin de ces lieux traditionnels d’instruction et de formation, mais aussi de socialisation, face à la montée subséquente de la délinquance et de la dépravation des mœurs, que la classe bourgeoise décidera enfin, à partir du milieu du XIXe siècle, d’envoyer les enfants du peuple se faire éduquer et socialiser à l’école.

4. Depuis qu’il s’est emparé de la consommation de masse, le capitalisme moderne a mythifié la technologie afin de créer des besoins artificiels et soutenir la croissance

Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, avec l’entrée dans la «société de consommation», le capitalisme a franchi un pas supplémentaire dans l’aliénation de l’homme envers la technologie. Désormais, ce n’est plus seulement comme travailleur, mais aussi dans sa vie quotidienne, qu’il a perdu la maîtrise de son environnement technique. L’objet technologique a été enrobé d’une mystique qui le rend tout à la fois étranger, incompréhensible, et infiniment désirable en tant qu’objet de convoitise et de possession. La technologie sert désormais à créer ce que Herbert Marcuse appelait de «faux besoins» et dont il décrivait en ces termes la dimension idéologique :
« Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l’industrie des loisirs et de l’information, impliquent des attitudes et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs (…) Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience, insensible à ce qu’elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d’individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. (…) Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels» [[Marcuse, H., 1964. L’homme unidimensionnel: essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de minuit. p 36.]]

Comme l’écrivait, plus récemment, André Lebeau : « L’offre technique suscite une extension de la demande, qu’elle soit individuelle ou collective, bien au-delà de ce qu’exige la satisfaction des besoins élémentaires. »[[André Lebeau, L’enfermement planétaire, Le Débat/Gallimard, 2008, p. 78]]

L’homme était un concepteur de techniques. Le capitalisme veut en faire un consommateur-adorateur de technologies. Ce faisant, il crée de la technologie, non pas pour répondre aux besoins les plus pressants de l’humanité, mais uniquement en fonction de la capacité d’en induire le besoin chez les personnes solvables.

5. L’école actuelle reproduit et entretient cette double aliénation

L’aliénation, la déshumanisation de nos rapports à la technologie, nous la retrouvons forcément aussi dans l’école, qui est à l’image de la société dont elle est issue et qu’elle sert. La technologie n’y est présente que dans la mesure où elle répond aux stricts besoins d’une formation spécialisée (dans l’enseignement qualifiant) ou à l’adaptation du producteur et du consommateur aux évolutions du marché.

Malgré quelques timides tentatives d’introduction de cours de technologie pour tous, le rapport scolaire à la technique a été souvent réduit à la maîtrise passive des outils et confiné dans des filières de relégation. Ainsi, l’acte productif se trouve stigmatisé comme «vulgaire», réservé à ceux qui n’auront pas réussi dans les filières réputées «nobles». Seules quelques élites universitaires ont droit à une formation de type «polytechnique», essentiellement théorique, mais qui permet aux futurs dirigeants de jeter un regard d’ensemble sur les processus de production. Ils s’en servent pour assurer leur domination de classe.

L’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les écoles nous offre un exemple frappant des rapports de l’école à la technique. Vers la fin des années 1980, quelques pédagogues éclairés avaient tenté d’introduire l’ordinateur à l’école comme outil pédagogique. Ils utilisaient par exemple des langages de programmation simples (Logo) pour développer la capacité d’analyse et d’abstraction des élèves. Ainsi, l’élève pénétrait au cœur de cette technologie nouvelle : il en appréhendait l’essence en comprenant ce que signifie le traitement automatisé et programmé de l’information. Mais très rapidement, surtout à partir du milieu des années 90, ce louable objectif fut dépassé par un double enjeu économique des TIC scolaires. Premièrement, si le marché du travail regrettait bien sûr le manque d’informaticiens, il réclamait surtout des employés flexibles. Peu importe qu’ils sachent programmer, du moment qu’ils sachent utiliser un traitement de texte, un logiciel comptable et internet : chaque employé devenait ainsi un peu sténo, dactylo, opérateur télex et comptable. Deuxièmement, le marché des TIC lui-même représentait un enjeu crucial : c’est là que les investisseurs des années 1990 crurent trouver leur nouvel Eldorado. L’école suivit le mouvement et la salle d’informatique cessa bien vite d’être ce lieu de bouillonnement créatif où l’on apprenait à forger des outils logiciels, pour devenir un espace d’initiation à la culture Windows.?

6. Le capitalisme n’a ni le besoin ni l’envie d’une formation polytechnique

Depuis le début du XIXe siècle, les technologies de la production ont connu un développement extraordinaire. Parfois ces progrès entraînent de nouveaux besoins en matière de qualifications de masse — dans l’électricité et la mécanique aux années 1900 à 1940 ou dans l’électronique à l’époque des Trente Glorieuses. Parfois, au contraire, ils tendent davantage à induire une déqualification du travail — avec le machinisme au début du XIXe siècle ou avec les technologies de l’information et de la communication aujourd’hui. Il peut donc arriver, selon les époques, les lieux, les secteurs, que le capitalisme lui-même exprime le souhait d’une formation technique plus développée.

Mais jamais il ne s’engage sur la voie d’un véritable enseignement polytechnique, qu’il juge inutile et dangereux. Inutile parce que les besoins à court terme en formation technique ont toujours été des besoins en main d’œuvre spécialisée (électriciens, mécaniciens, électroniciens…). A long terme, le capitalisme pourrait sans doute trouver son intérêt dans une formation plus polytechnique, mais l’essence même du capitalisme est de n’envisager des décisions qu’à l’horizon des perspectives de rendement à court terme. Une formation polytechnique est également fondamentalement dangereuse pour le système. C’est le point que nous allons développer longuement ci-dessous puisqu’il constitue, par effet miroir, la raison même de notre attachement à l’instruction polytechnique : elle ouvre à la compréhension du monde, parce qu’elle éclaire l’influence des évolutions techniques sur les évolutions de société; elle sensibilise les jeunes aux dangers potentiels de l’innovation technique et développe leur sens critique à cet égard; elle développe la capacité de comprendre et de créer des objets techniques; elle est enfin un élément essentiel de socialisation.

Buts et moyens de l’instruction polytechnique

1. L’instruction polytechnique se situe à l’opposé de la formation technique ou professionnelle précocement spécialisée

L’instruction polytechnique, élément essentiel de notre projet d’école commune, se trouve à l’opposé de la vision étriquée et marchande de la formation technique ou professionnelle dans l’école actuelle. Loin de tomber dans la spécialisation étroite, l’instruction polytechnique doit embrasser les principes généraux de tous les processus de production, leurs bases scientifiques et, en même temps, initier les enfants et les adolescents au maniement d’une grande variété d’instruments de travail. Il s’agit donc d’apporter une compréhension à la fois théorique et pratique de la production dans son ensemble, et ainsi contribuer à l’intelligence de la vie sociale.
Comme le disait Anatole Lounatcharski : « à la différence de l’enseignement technique, où il ne s’agit que de faire d’un homme un bon ouvrier, nous entendons (l’instruction polytechnique) comme faisant partie de l’instruction générale. Il ne s’agit pas de former un bon tourneur ou un bon ouvrier du textile, mais d’apprendre à l’homme à connaître le travail.» [[Lounatcharski, A.V., La philosophie de l’école et la révolution, in Lounatcharski, A.V., 1984. À propos de l’éducation:articles et discours, Ed. du Progrès. p 157.]]

Ainsi pensée, l’instruction polytechnique est profondément humaniste : il s’agit de réconcilier l’homme (producteur, consommateur) avec l’homme (créateur). Elle est aussi révolutionnaire, car elle mine les bases idéologiques de la division sociale du travail, largement fondée sur la division des connaissances.

2. L’instruction polytechnique éclaire les influences entre les évolutions techniques et les changements sociaux, économiques, culturels

Il est impossible de comprendre le monde économique et social sans comprendre l’acte productif qui est la source de toute richesse et donc sans comprendre les rapports techniques de production dont l’évolution gouverne les contradictions sociales et politiques. Celui qui n’a aucune idée de ce qu’est l’électricité, de ce qu’est l’agriculture, de ce qu’est l’informatique, de ce qu’est un moteur à explosion, de la façon dont ces techniques sont créées, produites, utilisées, des rapports qu’elles déterminent entre les machines, entre l’homme et la machine… ne peut avoir qu’une idée très partielle et déformée des rapports qui s’établissent entre ces hommes et comment ces rapports sont devenus ce qu’ils sont.

Comprendre comment fonctionne concrètement la production permet de détruire l’idée selon laquelle l’argent «fructifie» tout seul, sans travail, qu’il n’y aurait plus besoin de travail pour produire de la richesse. Comprendre la technologie, cela permet de comprendre la signification concrète des rapports de production, et donc en définitive du capitalisme, cela permet aussi de comprendre les contradictions de ce système, donc les forces et les conditions matérielles qui permettent de le dépasser.

L’homme est un producteur de techniques, mais la société humaine est un produit de la technique. Car l’évolution des forces productives — les techniques, les connaissances, les rapports techniques de production — détermine très largement l’évolution des rapports sociaux entre les hommes. La «révolution néolithique» ne peut s’expliquer sans évoquer l’agriculture et l’élevage. De même, on ne saurait comprendre le XIXe siècle sans comprendre les bouleversements qu’y ont apporté la vapeur et la machine. Quant à l’époque actuelle, qui oserait en décrire les mutations sans évoquer l’ordinateur, les télécommunications et la bio-ingénierie ? La formation polytechnique devra permettre au futur citoyen de saisir le rôle historique de la technologie dans les changements de société, c’est-à-dire de comprendre ce qui, en dernière instance, détermine l’orientation de l’évolution historique.

3. L’instruction polytechnique informe et sensibilise les jeunes par rapport aux dangers potentiels de certaines technologies. Elle aiguise leur sens critique par rapport à la surconsommation de technologies

L’instruction polytechnique permet de conscientiser les jeunes et de les doter des connaissances nécessaires par rapport aux enjeux environnementaux, sociaux et culturels des choix technologiques. Elle leur fait comprendre l’impossibilité d’une croissance illimitée de la production de biens matériels en montrant les limites physiques et environnementales de cette croissance. Elle permet d’ouvrir les yeux sur les contradictions fatales d’un système économique fondé sur l’accumulation, donc sur la croissance.

L’instruction polytechnique permet de démystifier le fétichisme technologique ambiant : une technologie comprise, maîtrisée, perdra de son attrait comme pur objet de consommation; l’instruction polytechnique tend à remplacer le fallacieux bonheur de l’acheteur de gadgets techniques par le vrai bonheur de l’homme créateur d’outils.

L’instruction polytechnique constitue aussi une forme de «socialisation technologique» : être prêt à affronter ou côtoyer des techniques avancées dans la vie quotidienne (électricité, soins de santé, cuisine…) et être éduqué à cet égard (économies d’énergie, impact environnemental, alimentation saine, dangers potentiels, etc.). Elle donne ainsi une assise cognitive solide à certaines des vagues et creuses «compétences» qui fleurissent aujourd’hui dans les programmes.

4. L’instruction polytechnique devra développer la capacité de comprendre et l’art de concevoir des techniques nouvelles

Il s’agit d’acquérir un regard d’ensemble et rigoureux sur les techniques fondamentales de la production industrielle moderne, sur celles de notre vie quotidienne et sur leurs bases scientifiques : technologies de la construction, production d’énergie, chimie et biochimie, électricité, travail du bois, processus industriels, agriculture, mécanique, électronique, robotique, soins de santé, automatismes, informatique, techniques de communication…

Il s’agit aussi d’apprendre et d’exercer des savoirs essentiels pour la conception technique ou la compréhension de la technologie : concevoir un projet technologique et le décrire, lire et dessiner un plan, planifier une réalisation, résoudre des difficultés, tenir compte de contraintes matérielles, environnementales, budgétaires, esthétiques ; développer le sens pratique et la dextérité manuelle.

5. L’instruction polytechnique devra faire participer les jeunes à des pratiques de production, à la mise en œuvre réelle de processus techniques et d’outils variés

L’instruction polytechnique ne peut pas être seulement théorique. L’enfant doit apprendre concrètement ce qu’est le travail productif. Il faut «toucher» les objets, il faut manipuler et fabriquer des outils, il faut planifier et organiser le travail, il faut dessiner des plans, il faut évaluer les dangers, les contraintes, estimer des marges d’erreur… Nous soulignons donc la nécessité d’une étroite liaison entre la formation théorique et un travail effectivement productif.

« Il est nécessaire que l’enseignement soit relié à la production matérielle» explique Théo Dietrich dans son ouvrage de synthèse sur la pédagogie socialiste. «L’association de l’enseignement au travail productif (…) ne peut être réalisée par la simple transmission de connaissances techniques, par exemple dans l’enseignement des sciences de la nature, mais uniquement par la participation au procès de production sociale. Ce n’est qu’ainsi que le travailleur peut (…) devenir universel du point de vue social (…) Puisque l’homme s’est arraché au règne animal par le travail, puisque la formation de l’homme se fait par le travail, il ne peut y avoir de formation sans travail, ni inversement de travail sans formation ». [[Dietrich, T., 1973. La Pédagogie socialiste: fondements et conception, F. Maspero., p 48.]]

Ce travail productif des élèves est un important vecteur de socialisation. L’enfant ou l’adolescent comprennent vite la nécessité d’une collaboration efficace, bien organisée, d’une planification du travail, pour venir à bout d’un projet socialement utile. [[Ceci constitue l’autre aspect du travail dans sa forme capitaliste : l’entreprise capitaliste opprime, aliène et exploite le travailleur, mais elle organise et forge aussi la discipline des travailleurs, les transformant ainsi en ce que Marx appelait les «fossoyeurs» du Capital.]]

Développer l’école polytechnique autour de trois axes

Il ne saurait être question de saupoudrer un peu de technologie et de travail manuel dans les programmes et dans le système d’enseignement existants. On ne ferait alors guère plus que développer quelques compétences de flexibilité et d’adaptabilité aux mutations techniques. Ce faisant, nous ne réaliserions, ni même n’approcherions, aucun des objectifs formulés plus haut, nous jouerions probablement même le jeu de ceux qui souhaitent avant tout adapter plus étroitement l’enseignement aux attentes patronales.

Il ne saurait davantage être question de prêter le flanc au discours actuel sur la «revalorisation» des filières qualifiantes. Il a été indiqué à suffisance, plus haut, combien l’esprit de la formation polytechnique est étranger aux étroites et précoces spécialisations de notre enseignement professionnel et technique.
Nous plaidons pour une instruction polytechnique se développant autour de plusieurs axes :

  1. Les ateliers scolaires et le travail productif à l’école, dès les premières années d’enseignement.
  2. L’instruction polytechnique théorique, à partir de 11 ans et la découverte du monde de la production
  3. La découverte passive et active du monde de la production

1. Développer des ateliers scolaires

La création d’ateliers scolaires répondrait au double objectif de favoriser une pédagogie constructiviste, fondée sur le travail, et de développer des connaissances et des aptitudes techniques chez les enfants. Il faut, pour ces deux objectifs, que les élèves aient accès, à l’intérieur de l’école, à des ateliers de conception et de production technologique dans une grande variété de domaines, comme : menuiserie, mécanique, soudure, plomberie, construction, maçonnerie, plafonnage, peinture de bâtiments, électricité, électronique, petit bricolage, décoration, coupe et couture, informatique, imprimerie, production vidéo, serres, jardins, poulailler, porcherie, cuisine, peinture et sculpture, studio de musique…

Freinet : « Par l’outil, l’être humain accélère la construction de son propre échafaudage, il franchit à une allure accélérée les étapes de sa croissance, il crée lui-même, il construit, il s’élève tel un dieu qui ne voit aucune limite à son ascension (…) Nous avons dans l’outil, et dans le travail, l’élément essentiel de l’éducation ». [[Freinet, E., op cit, p 123]]

2. Ces ateliers scolaires répondent également à des objectifs pédagogiques plus généraux : construction et découverte de savoirs à travers un processus de travail, développement du sens pratique, motivation, école ouverte…

Le travail dans les ateliers scolaires aurait lieu aussi bien durant les heures de «cours ordinaires» (éducation et instruction par le travail, dans la meilleure tradition de la pédagogie constructiviste) qu’en dehors (formation polytechnique, par exemple l’après-midi). Ces ateliers seraient au cœur de notre vision d’école «ouverte». C’est là que prendraient corps les projets collectifs par lesquels l’école devient plus qu’une école : un lieu de vie. Imaginons la préparation d’une pièce de théâtre pour une fête scolaire : il faut lire des textes, en faire une sélection, apprendre et comprendre ces textes, discuter et exercer le jeu des personnages, établir une division du travail, imaginer, dessiner, découper, assembler les décors et les costumes, concevoir l’éclairage, fabriquer une estrade, des rideaux, des sièges, rédiger et imprimer une invitation ou une affiche, enregistrer la pièce en vidéo en veillant à la qualité du son, des prises de vue, etc. Les bénéfices pédagogiques et éducatifs sont innombrables : une multitude de technologies devront être mobilisées; le travail collectif des élèves est ainsi le support et le moteur de nombreuses découvertes théoriques et pratiques; les enfants comprennent l’importance et la difficulté de la coopération dans un processus de production (ici artistique, mais on pourrait développer la même chose sur n’importe quelle autre projet); enfin, un tel projet canalise l’énergie des enfants, les réconcilie avec l’école et les apprentissages, les ramène à l’école le mercredi après-midi, le week-end.

3. Cours théoriques de technologie

A côté de la pratique et, tant que faire se peut, en lien avec elle, il faut de véritables cours théoriques. Pas question de ces prétendus cours de technologie où l’enfant «étudie» pendant une année le fonctionnement de la sonnette électrique… Au terme de sa scolarité, l’élève devra vraiment savoir la différence entre un moteur électrique et un moteur à explosion, il devra comprendre comment on produit de l’énergie et avec quel rendement, il devra avoir une vue claire sur les méthodes de production agricole, etc.
Les contenus d’une formation polytechnique théorique peuvent être grossièrement systématisés ainsi :

  • techniques de construction (maçonnerie, constructions métalliques, travail du bois)
  • transport, mécanique, électromécanique, électricité et électronique
  • énergie (production, transformation)
  • chimie (étude des matériaux, étude de processus)
  • agriculture
  • élevage et bio-ingénierie
  • informatique (programmation, techniques de communication)
  • robotique (automatismes, processus industriels)
  • organisation du travail, conception (développement, planification, dessin industriel).

Bien entendu, cette liste devra être précisée et coulée en programmes précis.

La formation polytechnique théorique passera aussi par l’intégration de la dimension technologique dans d’autres disciplines : géographie, économie, histoire, sciences et mathématiques.

4. Visites d’usines, de fermes, de services

Aujourd’hui les écoles organisent beaucoup de visites à caractère historique, culturel, artistique et scientifique. C’est une excellente chose. Nous proposons qu’il y ait aussi de la place pour quelques visites chaque année sur des lieux où l’on travaille, où l’on produit. Afin d’ouvrir les yeux des jeunes sur l’extraordinaire variété des technologies mises en œuvre, technologies qui pourront ensuite être approfondies dans le cadre des cours théoriques. Afin aussi de les confronter aux conditions de travail, au rythme du travail, aux dangers de la production et aux relations sociales en entreprise.

5. Participation au travail productif

Mais à partir d’un certain âge, il faut aller plus loin que les seules visites passives. Les jeunes adolescents devraient pouvoir être confrontés «pour de vrai» au travail productif. Nous sommes favorables à une loi contraignant les entreprises privées ainsi que les entreprises et services publics à offrir de tels postes de stage, en nombre proportionnel à leur taille et sous le contrôle des organes de concertation (CE, CPPT dans le privé) et/ou des délégations syndicales. Il leur appartiendra notamment de chercher des formes appropriées, tenant compte de contraintes de sécurité spécifiques et empêchant que ces stages ne se transforment en exploitation de main d’œuvre gratuite. Afin de fixer les idées, si l’on veut que les jeunes de 12 à 15 ans puissent tous bénéficier d’une demie journée de stage par semaine, il faut prévoir à peu près un poste de stagiaire(s) pour 40 travailleurs.

Jusqu’à l’âge de 15 ans, donc aussi longtemps que les élèves poursuivront le tronc commun que nous appelons de nos vœux, ces «immersions» en milieu professionnel devront être variées. Il ne s’agit pas d’acquérir une spécialisation, mais de développer un regard général, très vaste, sur le monde de la production.

Après l’âge de 15 ans ce type d’initiatives devra être poursuivi, mais alors avec une forme progressivement plus spécialisée, en fonction de l’orientation d’étude choisie par le jeune.

A l’intérieur de l’école, il faudra prévoir des postes nouveaux de maîtres de stage, qui pourront organiser et contrôler le bon fonctionnement de cette insertion dans le monde du travail.

Outre l’étude de la production et des techniques de production, outre l’acquisition de savoir-faire et la découverte des contraintes comportementales du travail, il s’agit aussi de former les jeunes sur l’importance des organisations représentatives des travailleurs et des diverses formes de collaboration et de solidarité entre travailleurs.

6. Cette mise en œuvre de l’enseignement polytechnique est inséparable du reste de notre vision de l’éducation

Comme on l’aura compris à la lecture des points précédents, la mise en œuvre de ce projet d’enseignement polytechnique est inséparable de notre programme général de réforme de l’enseignement. Il n’est pas question de laisser le monde patronal se servir de notre discours sur l’enseignement polytechnique pour favoriser la préparation des jeunes à une orientation précoce vers les filières techniques ou professionnelles. Nous voulons au contraire une prolongation de la formation commune, donc un renforcement de la formation générale, au détriment des spécialisations précoces. De même, ce projet de formation polytechnique est évidemment irréalisable sans une ouverture de l’école sur son environnement, un réaménagement des rythmes scolaires, une grande liberté pédagogique dans le chef des enseignants, une prolongation du temps d’école (activités du mercredi après-midi, activités du week-end). Il nécessite aussi, inévitablement, un important renforcement des effectifs de professeurs, éducateurs et autres personnels spécialisés, la mise à disposition de matériels et de locaux équipés et donc un refinancement considérable de l’enseignement.

Tous ces points figurent, de façon détaillée et argumentée, dans le programme en dix points de l’Aped, intitulé : «Vers l’école commune».

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.