Dany-Robert Dufour, L’individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, 2011, 385 p.
D’essais en essais*, le philosophe Dany-Robert Dufour met à jour les ressorts (historiques, philosophiques, psychanalytiques, anthropologiques) de notre société occidentale postmoderne. Mais pour la première fois, avec cet Individu qui vient…, il ne s’en tient pas qu’aux constats, il propose aussi, en annexe, des solutions sous forme de « trente mesures d’urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu » (pp. 359-385). Pour beaucoup de militants, l’individualisme est un des pires maux de la société actuelle. Pour Dufour, l’individualisme n’est pas le problème, ce serait même la solution, à condition de redonner à ce terme sa vraie définition : programme des Lumières qui visait à former des êtres capables de penser et agir par eux-mêmes, et d’éprouver de la sympathie pour les autres. Le problème vient de l’égoïsme, encouragé par la propagande médiatico-publicitaire qui stimule les passions et les pulsions d’individus prolétarisés par la consommation. Cela, il l’avait déjà développé dans Le divin marché.
Revenons au passé pour comprendre le présent. L’Ancien Régime maîtrisait les pulsions égoïstes des individus au moyen des deux grands récits constitutifs de la métaphysique occidentale : celui du monothéisme, venu de Jérusalem, et celui du logos (la raison), venu d’Athènes, soit la collaboration de Jésus et de Socrate. Avec saint Augustin, puis Pascal, Nicole, Boisguilbert et Calvin, la notion d’individu émerge progressivement, jusqu’à Mandeville, puis Adam Smith, qui remplaceront la Providence divine par « une autre Providence, celle du Marché qui, exigeant le laisser-faire des acteurs, proclamait la désuétude des formes de régulation politique entreprises au nom du gouvernement des hommes. » (p. 137) Nous étions arrivés là au siècle des Lumières. Cependant, ce nouvel ethos de l’amour de soi fut toujours contrebalancé par la persistance de la « morale du Père » (cf. Lacan) jusqu’à l’aube de la postmodernité, vers 1980, où le récit anglo-saxon – celui de l’ego et de la maximisation des intérêts personnels – triompha sur le récit allemand, celui du sujet altruiste, moral, critique et autonome. Autrement dit, depuis trente ans, Adam Smith le dérégulateur l’a emporté sur Emmanuel Kant le régulateur, et le pouvoir s’est transformé en pourvoir : « Le pourvoir, c’est donc l’inversion du fonctionnement des grands récits précédents qui réprimaient au profit d’un nouveau grand récit qui incite sans cesse à la satisfaction pulsionnelle . » (p. 276) C’est le marché capitaliste qui se chargera de pourvoir à la jouissance sans limite des individus, grâce à l’infinité de ses marchandises. La porte est grande ouverte à la pléonexie, ce « désir d’avoir toujours plus » qui a abouti de nos jours à des situations d’accumulation financière totalement aberrantes.
L’auteur introduit une nuance importante entre la répression primaire des pulsions, indispensable à une société décente, et la surrépression (ou répression seconde) liberticide et aliénante. Il s’agit de conserver la première et d’abolir la seconde. C’est pourquoi Dufour refuse l’étiquette de néoréactionnaire, qu’on lui a déjà collé, pour celle de résistant, qui se montre révolutionnaire en certains domaines et conservateur en d’autres, et ne cherche pas à revenir purement et simplement au passé. « Il ne faut donc pas tout révolutionner comme veut aujourd’hui le faire croire le Marché, il faut seulement révolutionner les lieux où existent les répressions secondes, additionnelles (celles qui prolétarisent les hommes et contrôlent les femmes) qui correspondent à une confiscation indue de jouissance. Mais il faut aussi conserver la répression primaire nécessaire qui oblige chacun à subir un prélèvement de jouissance sur ses éventuelles tendances pléonexiques et ses possibles penchants égoïstes. » (p. 306) Refusant tous les dogmatismes, il demande un « droit de retrait face au tout-puissant discours de la marchandise et d’autre part, un droit d’inventaire à l’encontre des grands récits théologico-politiques. » (p. 30).
Après avoir étrillé la gauche convertie à l’économie de marché, Dufour propose de reconstruire l’école (pp. 312-324) pour qu’elle forme, en s’inspirant de la paedeia, des sujets libres qui ont appris à maîtriser leurs passions, à intégrer l’intelligible dans leur expérience sensible, à développer leur fonction réflexive et critique. La télévision est certainement son plus redoutable adversaire, ayant « d’une part neutralisé l’éducation donnée par les parents […] et d’autre part [étant] venue concurrencer l’école sur son terrain en interférant largement dans l’anthropofacture des individus, c’est-à-dire leur formation, leur socialisation et leur subjectivation. » (pp. 316 & 317) La nouvelle scholè permettrait « d’accéder à toutes les disciplines et techniques de transposition de la démesure en mesure […] » (p. 320). La maîtrise des passions permet au sujet de se rendre maître de lui-même, c’est-à-dire de s’avoir, condition pour avoir ensuite accès aux savoirs.
Les dernières pages sont un plaidoyer 1) pour un individualisme enfin sympathique 2) pour l’avènement d’un individu qui n’a encore jamais existé car écrasé, au XXème siècle, par le fascisme, le communisme et l’ultralibéralisme et 3) pour une « Règle d’or » qui agirait comme un rempart contre la pléonexie, « contre ceux qui pensent devoir réaliser leur liberté en empiétant sur celle des autres. » (p. 335). Elle s’inspirerait de diverses traditions philosophiques : l’impératif catégorique de Kant, l’esprit du don de Mauss, le taoïsme, le bouddhisme, le jaïnisme, le confucianisme, etc. Enfin, l’auteur en appelle au retour de l’État, ce « corps moral et collectif » qui, seul, peut réguler la mêlée des intérêts privés.
Bernard Legros
*- L’Art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, 2003
– On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Denoël, 2005.
– Le Divin marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007
– La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009.