Christian Arnsperger, L’homme économique et le sens de la vie. Petit traité d’alter-économie, Textuel, 2011, 134 p.
Après Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie (Editions du Cerf, 2006) et Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel (Cerf, 2009), Christian Arnsperger (UCL) continue à creuser un sillon original dans le domaine de l’éthique économique, alliant analyses proprement économiques et considération philosophiques. Il rappelle dans ce court opus les grands traits de sa pensée : l’économie possède un ancrage existentiel chez chacun d’entre nous, elle sert à colmater les brèches ouvertes dans notre subjectivité par notre angoisse de la finitude. Le capitalisme y a apporté une réponse spécifique : la logique de la croissance matérielle, qui fonctionne depuis deux siècles, mais s’avère aujourd’hui intenable, tant pour des raisons sociales qu’écologiques : « La démesure ne vient pas de ce que l’être humain serait attiré par un infini qui lui serait interdit, mais de ce qu’il se trompe d’infini : nous cherchons à réaliser notre désir spirituel d’expansion de nous-mêmes dans des domaines – notamment celui des biens matériels, mais aussi celui des relations érotiques “à consommer” – où cette aspiration ne peut être assouvie. » (p. 107). L’auteur relève les contradictions d’Adam Smith, qui aboutissent au non sens du système actuel, où l’enrichissement collectif est vu comme le facteur prépondérant du progrès de la civilisation, alors que « toute abondance matérielle une fois atteinte reste marquée par le sceau du manque fondamental. » (p. 47). En chacun de nous voisinent un capitaliste intérieur et un alternatif intérieur, en conflit permanent. Par un travail spirituel, politique et collectif (« La subjectivation est intersubjective, elle nécessite une insertion collective », p. 76), il s’agirait de faire ressortir le second au détriment du premier. Arnsperger voit dans la simplicité volontaire une des voies salvatrices capables de « dépasser » le capitalisme : « Notre grande tâche culturelle dans les décennies à venir sera de consentir librement aux contraintes, mais aussi aux nouvelles possibilités d’une certaine frugalité et de rechercher des modes d’existence économique où notre liberté pourra s’exprimer hors des cages de fer aliénantes de l’opulence capitaliste. » (p. 86). Car pour pouvoir assumer son humanité, il faut un niveau suffisant de bien-être matériel, qui est finalement vite atteint. La pathologie arrive quand l’homme économique vise l’accumulation sans fin, la « surconsommation mise au service de l’auto-accroissement du capital » (p. 65). Dans le sillage d’Ivan Illich, l’auteur considère la recherche d’autonomie comme une priorité : « Une société réellement libératrice serait une société qui organiserait son activité économique d’une façon telle que chaque citoyen puisse (sans “parasitage” marchand venu des sphères de l’hétéronomie issues du capitalisme) se doter des ressources intérieures et collectives d’autonomisation. » (p. 113). L’existence humaine devrait se concevoir « comme une expérimentation, comme quête de soi d’une liberté. » (p. 76). L’économiste en appelle aussi à remédier à l’indigence réflexive qui caractérise nos démocraties capitalistes, à comprendre les principes de vie régnants, à envisager des principes de vie alternatifs et à repenser l’égalité des chances. Enfin, il pose les bases d’une transition économique qui établirait des normes globales, revitaliserait la démocratie locale, réformerait radicalement la création de la monnaie et instaurerait un revenu de transition économique qui permettrait aux citoyens de se désengager progressivement des lois de l’économie capitaliste. Démarche personnelle et réformes politiques cheminent main dans la main.
Bernard Legros