Dans le numéro de décembre 2011, le magazine Prof consacre un de ses dossiers à l’alimentation carnée dans les cantines scolaires. À l’occasion de la campagne « jeudi veggie », qui propose un repas sans viande par semaine, Patrick Delmée soulève la question pertinente « Des militants à l’école, jusqu’où ? ». Il reconnaît que « cette notion de militantisme n’est pas facile à cerner ». À partir de quand des actes ou des paroles sont-il identifiés comme militants et entrent-ils en contradiction avec certaines recommandations du décret « neutralité », qui précise notamment que « aucune vérité n’est imposée aux élèves, ceux-ci étant encouragés à rechercher et à construire librement la leur » ? Dans ce cas-ci, la « vérité » qu’une alimentation trop carnée n’est pas généralisable à l’échelle de l’humanité, pour des raisons écologiques, ne devrait donc pas être imposée aux élèves, même si elle est sérieusement corroborée par des recherches scientifiques ? Le lobby de la boucherie n’a-t-il pas en son temps, lui aussi, influencé, voire conditionné les esprits à la surconsommation de viande, à tel point qu’il apparaît aujourd’hui normal de manger quotidiennement de la bidoche, jadis réservée au repas dominical ?(1) Y aurait-il des vérités acceptables (et transmissibles) à l’École et d’autres qui ne le seraient pas ? Le cas échéant, qui décide, et selon quelles procédures démocratiques ? L’École n’hésite pourtant pas à imposer des vérités-dogmes comme celle des droits de l’homme, et personne, à ma connaissance, ne s’en est plaint… N’oublions pas qu’elle n’a jamais été et ne sera jamais neutre, malgré les contorsions sémantiques ou les professions de foi de certains acteurs majeurs de l’enseignement. Comme l’avait déjà remarqué Louis Althusser, l’École est idéologique(2), pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, on prendra en exemple l’intrusion publicitaire dans les établissements, qui semble moins poser de problèmes de conscience chez certains que les interventions militantes (ou vues comme telles).
C’est la question du constructivisme qui est plus largement posée ici. Qu’est-ce qui fonde la « mythologie programmée » ou les « institutions imaginaires » de la société, pour reprendre une expression de Cornélius Castoriadis ? Quelle est la part venant d’un individu supposé libre et rationnel, et celle venant du milieu ? Comment s’articulent déterminisme et liberté ? Le décret postule, avec générosité mais légèreté, la « liberté de conscience des élèves ». Est-ce bien le cas chez un adolescent, ou a fortiori un enfant, par définition un être incomplet, en construction, inévitablement façonné par la culture dans laquelle il vit, inscrit dans une continuité historique, générationnelle et symbolique (cf. Lacan) ? Autant de questions soulevées, directement ou indirectement, par cet article intéressant, et qui devraient faire l’objet d’un large débat dans l’enseignement.
Bernard Legros
NOTES:
(1) A lire, l’excellente étude de Fabrice Nicolino, Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde, éd. Les liens qui libèrent, 2009.
(2) Au sens premier du terme : ensemble de connaissances, d’opinions, de convictions, de croyances et de règles spontanément partagées par les membres d’une société.