Le scepticisme version Russell

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Bertrand Russell, Essais sceptiques, Les Belles Lettres, 2011, 260 p.

Les Belles Lettres viennent de rééditer les Essais sceptiques de Bertrand Russell (1872-1970), le plus grand nom de la philosophie britannique de son temps, avec Alfred North Whitehead. Sa pensée constamment sur la crête est un puissant stimulant pour la réflexion et reste une boussole éthique pour notre temps, malgré des points de vue datés sur certains sujets (ainsi lorsqu’il compare les « Blancs » et les « Nègres » !).

Hormis ce qui choque notre opinion commune du 21ème siècle, prenons dans ces écrits, publiés en 1928, tout ce qui peut encore faire sens actuellement, et nous ne serons pas déçus. Il n’est point question ici de mathématique ou de logique – deux spécialités de Russell –, mais de morale, et l’auteur met d’abord les choses au clair : son scepticisme ne va jamais jusqu’au nihilisme ou au refus de l’action ; au contraire, il s’est engagé à de nombreuses reprises (contre l’arme nucléaire, entre autres), ce qui lui a valu mises à l’index, tracasseries administratives et même emprisonnement. Simplement son scepticisme ne lui fait tenir pour acquis que ce qui peut être prouvé par la raison (et au-delà, par la science) ; en parfait rationaliste, il dénigre dès lors toutes les croyances : « La grande masse des croyances qui nous guident dans notre vie quotidienne sont tout bonnement une expression du désir, corrigées de-ci de-là, en des points isolés, par le rude choc de la réalité » (p. 33), et encore : « La partie théorique de l’attitude rationnelle consistera donc à baser nos croyances en des réalités sur des faits établis plutôt que sur des désirs, des préjugés ou des traditions » (p. 56). Son regard critique, entre progressisme et conservatisme, le porte à s’en prendre tantôt au libéralisme, au communisme ou encore à l’État et à la discipline industrielle, bien qu’il se donne l’étiquette de socialiste. Le système socio-économique de son époque est passé au crible. En affirmant que « […] le désir moderne pour les richesses n’est pas inhérent à la nature humaine et pourrait être détruit par d’autres institutions sociales » (p. 93), Russell enfonce un coin dans la future idéologie néolibérale, qui allait être impulsée cinquante ans plus tard dans son pays. Proche d’Aristote et de Hannah Arendt, défendant que « l’art et la contemplation sont aussi admirables que le déplacement des grandes quantités de matières dans l’espace » (p. 101), il s’attaque, sans le nommer, au productivisme contemporain. Les inégalités aussi sont dans son collimateur : « On récompense ceux qui inventent des justifications ingénieuses de l’inégalité, on punit ceux qui essaient d’y remédier » (p. 128). Il avait également pressenti la nature de la politique-spectacle qui allait gangrener les démocraties par la suite, quand il écrit que « le pouvoir du politicien, dans une démocratie, n’est possible que parce qu’il adopte les opinions qui semblent justes au citoyen moyen » (p. 140). Si on peut déplorer l’inaction du citoyen face aux dégâts de toutes sortes, peut-être est-ce parce que « nous aimons nos habitudes bien plus que nos revenus, souvent plus que notre vie. Cela semble incroyable à une personne qui a réfléchi sur le caractère nuisible de certaines de nos habitudes » (p. 144). Cette phrase prend toute son importance à l’ère de l’hyperconsommation, des changements climatiques et de la déplétion des énergies fossiles. Mais le plus grand mérite de Russell est d’avoir pensé la liberté à partir de ses propres expériences de vie. Il atteint encore ici une sorte d’« universalité ethnocentrique » : « Nous pouvons dire que la pensée est libre quand elle peut librement concurrencer les croyances, c’est-à-dire quand toutes les croyances peuvent s’exprimer et que nul avantage ou désavantage légal ou pécuniaire n’est attaché à aucune d’elles » (p. 160) ; et encore : « La société diminue les obstacles physiques à la liberté, mais elle crée des obstacles sociaux » (p. 182). On le découvre même précurseur de la simplicité volontaire : « On peut augmenter sa liberté […] soit par l’accroissement de sa puissance, soit par la diminution de ses besoins » (p. 180). La simplicité volontaire de Russell s’articule aussi avec la visée de l’égalité, complémentaire à celle de la liberté : « [Or] je dois estimer comme justifiable a priori de priver une personne du confort afin de fournir à une autre le nécessaire […] car priver un homme du nécessaire constitue une plus grande atteinte à la liberté que l’empêcher d’accumuler le superflu » (p. 185). Et enfin, une dernière pour la route, tellement à propos à l’ère de la tyrannie publicitaire : « Je définirais donc la justice comme l’arrangement qui produit le moins d’envie » (p. 191).