« Quel mauvais souvenir j’ai de mes cours de musique ! Le prof nous apprenait à jouer de la flûte, ça sonnait faux, c’était vraiment cacophonique ! » Que de fois aurai-je entendu de tels propos… Il semblerait que l’enseignement de la musique à l’école ait laissé ce genre de souvenirs pas nostalgiques à une majorité d’entre nous. C’est pour cela que j’avais banni la flûte à bec de mes cours après quelques mois d’essais infructueux, dès 1989, pour essayer autre chose de plus captivant : partir à la découverte de sa voix (et de sa voie, par la même occasion). Vingt ans plus tard, le constat est désabusé.
« Comme il y a des usines désaffectées, il y a des adolescents désaffectés, souffrant d’une saturation affective qui a été engendrée par une guerre : la guerre esthétique induite par le contrôle des affects et la soumission des technologies aux impératifs du contrôle comportemental, lui-même soumis aux prescriptions du marketing, c’est-à-dire à la diffusion de ces modes d’emploi qui détruisent les savoir-vivre. »
Bernard Stiegler (1)
« On veut un paysage culturel us-américain, c’est-à-dire industriel et lunaire. »
Michel Weber (2)
« [Or], ce qui plaît au plus grand nombre, ce qui est acceptable par l’opinion publique n’est pas forcément bon du point de vue moral. […] Les nouvelles technologies nous séduisent et nous droguent : elles suscitent l’addiction plus que la réflexion. »
Bernadette Bensaude-Vincent (3)
« Quel mauvais souvenir j’ai de mes cours de musique ! Le prof nous apprenait à jouer de la flûte, ça sonnait faux, c’était vraiment cacophonique ! » Que de fois aurai-je entendu de tels propos… Il semblerait que l’enseignement de la musique à l’école ait laissé ce genre de souvenirs pas nostalgiques à une majorité d’entre nous. C’est pour cela que j’avais banni la flûte à bec de mes cours après quelques mois d’essais infructueux, dès 1989, pour essayer autre chose de plus captivant : partir à la découverte de sa voix (et de sa voie, par la même occasion). Vingt ans plus tard, le constat est désabusé. Non que les professeurs de musique seraient moins compétents ou moins motivés qu’avant, mais la façon qu’ont les jeunes d’appréhender le phénomène musical a fondamentalement changé. On peut supposer que cela fait partie des signes d’une mutation anthropologique globale vers un type d’être (post ?)humain entièrement livré au macro-système technique et à la pression évolutive qui en font une créature hors-sol vivant dans un présent à la fois éternel et obsolescent (4). Par là même, l’écoute et la pratique musicales s’en trouvent aussi affectées. Flash-back. Au début des années ‘70, lorsque je passais mes journées à l’école primaire, écouter un bon vieux disque vinyle en classe représentait encore une expérience spéciale et même un événement pour ceux d’entre nous dont les parents ne possédaient pas de tourne-disque à la maison. Adolescents, nous commencions à acheter des 33 tours avec notre argent de poche et les écoutions religieusement dans notre chambre. Puis vint le temps des premiers concerts. Quand arriva la numérisation de la musique avec le compact disc, en 1984/85, je quittais les bancs de l’université. Quelques années plus tard, je me retrouvais professeur de musique à l’école secondaire.
Parallèlement à la démarche pédagogique, il faut nécessairement prendre en compte les conditions de l’éducation, nous rappellent Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi dans un essai au titre éponyme (5). Car est révolu le temps de la recette pédagogique appropriée qui vous ouvrait toutes grandes les portes de la motivation des élèves. Que vous soyez un enseignant enthousiaste et compétent n’y changera pas grand-chose. La thèse de cet article, quelque peu provocatrice, est la suivante : enseigner la musique au premier degré dans les établissements secondaires de la Communauté française de Belgique (et d’ailleurs, probablement) est devenu une mission quasi impossible. Pour étayer cette thèse, je me concentrerai cette fois sur les raisons extra-scolaires – les susdites conditions de l’éducation –, tout en étant conscient que le sous-équipement des établissements et la sous-représentation de l’éducation musicale dans les grilles horaires jouent aussi leur rôle.
Tout d’abord, le marketing et ses relais médiatiques imposent non seulement un style unique tournant autour du hip hop (pour faire court), mais un son unique, par le recours systématique à la compression (6). Ensuite, un « progrès » technologique a bouleversé, peut-être irréversiblement, les conditions d’écoute, depuis dix ans : le baladeur numérique, qui permet de stocker des milliers de morceaux que l’on peut ensuite écouter n’importe où et n’importe quand, au moyen des oreillettes, des heures durant, et ce jusqu’à nonante décibels ! Les ados, et même les adultes, en sont de grands consommateurs. En 2007, l’Ipod d’Apple a dépassé les cent millions d’unités vendues (7). Mais il y a pire, si je puis dire. Il n’est point besoin d’avoir des prothèses enfoncées dans le conduit auditif pour « profiter » pleinement du déversoir à musique que représente de nos jours l’espace public : il y a des sonos dans les cafés, les restaurants, les grandes surfaces, les gares, les stations de métro (8) et même les rues. Les possibilités d’échapper à cette « bande-son du néolibéralisme », selon la juste expression du philosophe Jean-Claude Michéa, sont de plus en plus minces. Demandez gentiment à un cafetier de baisser l’intensité de sa sono, il vous regardera avec étonnement, s’exécutera en traînant les pieds, puis remontera sournoisement le volume quelques minutes plus tard en profitant de votre inattention, pour rétablir la situation normale (sic) qu’il estime convenir à la majorité des clients. Les espaces public, semi-public et privé étant saturés de musique, comment pourrait-on imaginer qu’un jeune trouve encore un quelconque intérêt dans une écoute active imposée en classe par un professeur ? La diffusion des productions musicales – surtout celles des majors – s’est tellement banalisée que les ados en sont blasés et déjà revenus. Ne serait-ce qu’une simple question de style ? Le conformisme des élèves, qui les pousse à consommer tous de la même manière, ne fait de mystère pour personne. Deux choix se présentent au professeur. Soit il garde le cap de son goût et de sa culture en leur faisant découvrir des idiomes moins commerciaux inconnus d’eux, avec pour objectif l’élargissement de leurs horizons ; soit, versant dans le jeunisme, il leur sert la soupe qu’ils attendent, mais en se faisant alors violence. Dans quel cas a-t-il la meilleure chance de capter leur intérêt ? Certainement pas dans le premier, car les ados, en général, ne font pas preuve de curiosité intellectuelle ; pas vraiment dans le second non plus, car alors l’écoute ne peut être active, mais distraite et mâtinée de bavardages. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? D’abord, le buzz marketing rend obsolète à une vitesse record les nouveaux tubes, sitôt à la mode, déjà dépassés par les suivants, concurrence entre majors oblige. Ensuite, « leur » musique n’est pas faite pour nourrir l’esprit, mais pour stimuler les sens. Sauf que les sens aussi s’émoussent vite et qu’il ne reste alors plus rien qui puisse les toucher ! D’autre part, lorsque l’enseignant fait un pas en direction des élèves, ce n’est pas toujours favorablement perçu, car le cadre scolaire a pour effet de rendre ennuyeux ce qui les grise à l’extérieur. Sa marge de manœuvre serait étroite : trouver une hypothétique niche musicale ni ringarde, ni branchée, voilà bien un exercice ardu.
Stimuler les sens et vider l’esprit, et ne plus faire que cela, c’est ce qui semble être devenu le rôle psycho-social de la musique commerciale. Certes, en son temps, le rock & roll stimulait aussi les sens des jeunes, mais il véhiculait par ailleurs des valeurs alternatives à l’étouffant mode de vie bourgeois de l’époque et pouvait même susciter une réflexion politique. Alors, qu’est-ce qui a changé ? Depuis une vingtaine d’années, l’esthétique de la techno a imprégné une bonne partie de la production musicale prisée de la jeunesse, en particulier le rap, le R&B (le faussement dénommé rhythm & blues) et même la world music : rythmique obsédante, fréquences basses très (trop) présentes et compression à tous les étages. Les militants grenoblois de Pièces et Main d’œuvre (PMO) se sont penchés sur le phénomène dans un court essai, percutant comme à l’accoutumée. Description : « La techno déverse un flux sonore sans début ni fin, des jours et des nuits durant, sans jamais un instant de pause. Ses boucles sonores itératives tournent sur elles-mêmes en un présent indéfiniment reproduit, tandis que ses timbres synthétisés ne renvoient à aucune réalité. Elle supprime tout repère spatio-temporel au danseur, noyé dans une masse sans contours, un temps sans passé ni futur – sans Histoire. » (9) Cette façon de concevoir le monde sonore est en symbiose avec le culte de l’urgence propre à la vie urbaine dans les sociétés industrielles avancées. La rave en est la concrétisation festive. PMO ajoute encore : « En privilégiant une forme impersonnelle, toujours mouvante et recomposée, aux contours flous, qui se dérobe, en réfutant la notion d’œuvre, en dissimulant celui qui la compose au profit d’une pseudo-“horizontalité” entre émetteur et récepteur, bref, en s’arrachant à tout territoire symbolique, [la techno] refuse l’expression d’une singularité, d’une parole propre, d’un enracinement. » (10)
Ces réflexions en appellent une autre, plus fondamentale, celle de la possibilité d’encore transmettre un héritage culturel aux jeunes générations. Depuis près de trente ans, les réformes de la pédagogie ont diabolisé la transmission au profit de la construction des savoirs par les « apprenants » eux-mêmes, ont fait « primer sur le savoir et l’étude des œuvres une culture de l’authenticité, de l’expression de soi et de la communication », comme le précise le philosophe Olivier Rey (11). Pourtant, un cours de musique ne sert pas seulement à apprendre à chanter ou à utiliser des percussions Orff, mais à développer ses capacités d’écoute et de décodage critique de la culture sonore ambiante. Or l’offre apparemment infinie de styles musicaux masque l’appauvrissement de celle-ci dans nos sociétés. Voyage sans retour pour les « mélomanes » présents et à venir ? La question peut être élargie à l’involution générale vers une technologisation déshumanisante et aliénante. Elle appelle donc à résister au populisme industriel et à ce que le philosophe Slavoj Zizek appelle « la frénésie désespérée de technologie déchaînée ».
Bernard Legros
NOTES
(1) Bernard Stiegler & Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion, 2006, p. 94.
(2) Michel Weber, Eduquer (à) l’anarchie, Chromatika, 2008, p. 224.
(3) Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la technoscience. Façonner le monde atome par atome, La Découverte, 2009, p. 174.
(4) Cf. Stéphen Kerckhove, La dictature de l’immédiateté. Sortir du présentialisme, Yves Michel, 2010 ; Jacques Testart, « Vers l’homme augmenté ? » in Le Sarkophage n° 24, mai-juillet 2011, p. 12.
(5) Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Stock, 2008. Ils y écrivent : « Avant d’entreprendre de redonner aux savoirs un sens qui n’apparaît plus, il convient d’analyser les composantes du milieu culturel, scientifique et technique dans lequel évoluent les élèves aujourd’hui et qui ont sans doute quelques répercussions sur leur rapport au savoir. », pp. 114 & 115.
(6) La compression est un procédé technologique quasi-généralisé qui consiste à « écraser » les fréquences, à réduire la dynamique d’un enregistrement pour obtenir un effet de volume et de grain, comme « boostés ». Mais cela au détriment des nuances. Ainsi, les jeunes ont de grandes difficultés à saisir celles-ci dans une œuvre de musique classique ou de jazz, styles qui échappent encore peu ou prou à la compression.
(7) Cf. Vincent Rouzé, Mythologie de l’Ipod, Le Cavalier bleu, 2010.
(8) Ainsi la STIB a diffusé le 23 mai 2011 dans l’ensemble du réseau du métro bruxellois le nouvel album de Lady Gaga ; nouvel exemple de marchandisation des services publics sous couvert d’un partenariat sympa. Cf. http://www.stib.be/last-news.html?l=fr&news_rid=/STIB-MIVB/INTERNET/ACTUS/2011-05/WEB_Article_1305533454406.xml
(9) Pièces et Main d’œuvre, Techno. Le son de la technopole, L’Echappée, 2011, p. 24.
(10) Op. cit., p. 49.
(11) Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006, p. 266.
Malaise dans l’éducation (musicale)
Je ne pense pas que les jeunes d’aujourd’hui soient si différents de ceux d’hier. Moi non plus, il y a trente ans je n’appréciais pas vraiment les cours de musique. Dans ma classe, une seule élève fréquentait l’académie de musique. Tous les autres étaient peu intéressés. Mais, à l’époque, il est vrai, on n’exprimait pas ouvertement notre désintérêt. On était discipliné!
Je me souviens quand même qu’une jeune remplaçante a réussi à nous intéresser en nous faisant écouter de la musique classique pourtant. Mais elle savait en parler avec conviction et elle a su nous émouvoir.
Je ne suis pas prof de musique et je n’y connais toujours pas grand chose. Même si je m’y suis intéressée un peu plus depuis. Pourtant lors de certains cours de bureautique, j’ai passé un peu de musique classique et les élèves ont généralement apprécié. Bien sûr, j’ai aussi accepté d’écouter leurs musiques et nous avons comme cela pu rentrer chacun dans l’univers musical de l’autre et donner notre avis (positif ou négatif).
Il ne s’agit évidemment pas d’une expérience modèle mais d’un petit pas vers une ouverture à la musique qui a, je pense, été bénéfique pour tous.