Histoire populaire des sciences

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Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, L’Echappée, 2011, 559 p.

Les progrès de la science auraient toujours été le fait de génies solitaires, de grands hommes d’une intelligence exceptionnelle, de capitaines d’industrie entreprenants. C’est contre cette idée préconçue que s’élève l’historien américain Clifford D. Conner dans une copieuse étude où, cependant, se manifestent aussi ses convictions progressistes. À l’aide de nombreux exemples, il montre que les sciences ont surtout évolué, du paléolithique au 20ème siècle, grâce à des milliers de « petites mains » issues du peuple, la plupart du temps anonymes, chasseurs-cueilleurs, paysans, artisans, navigateurs, forgerons, etc. Le rôle des premiers scientifiques (Galilée, Bruno, Newton, Darwin, Jenner, etc.) n’est pas ignoré, mais remis à sa juste place, celui de ceux qui ont bien souvent « profité » des découvertes de leurs contemporains pour les exploiter dans le cénacle académique, grâce à leur position sociale. Conner relativise le prétendu « miracle grec » qui serait à l’origine de toute science, et réhabilite le rôle joué par les Egyptiens et les Caucasiens, qui furent minorisés par les historiens. Ce philhellénisme aboutit au 19ème siècle à une véritable « science raciale » qui voyait dans la race aryenne le parangon de la civilisation. Chez les Grecs, les philosophes pré-socratiques ioniens, Thalès, Anaximandre, Anaximène et Héraclite, œuvrèrent davantage à l’avancée des sciences que leurs successeurs idéalistes Platon et Aristote. Conner rappelle ce que l’Occident doit aux artisans chinois dans les domaines de la biologie, de la mécanique, de la géologie, de la métallurgie, de la chimie, de l’agriculture et de la navigation. Le chapitre sur les marins hauturiers et les sciences nautiques est l’un des plus passionnants du livre. Avant l’invention du compas magnétique, on sait que des hommes parvenaient à naviguer à travers les océans, entre autres en se repérant sur les étoiles ou en observant la houle, les vents et les courants marins. Henri le Navigateur ne fut pas l’« inventeur » des sciences nautiques, mais son « acquéreur » : « Ceux qui connaissaient les connaissances convoitées étaient enlevés sur ses ordres et soumis à un interrogatoire pour leur faire livrer leurs précieuses informations » (p. 191). Dans le même ordre d’idée, c’est à des marins expérimentés, et non à des géographes universitaires, que l’on doit le développement de la cartographie. Du 15ème au 17ème siècle, les héros de la « révolution scientifique » comme Galilée, Francis Bacon, Tycho Brahé, Robert Boyle et René Descartes avaient patiemment observé les savoir-faire artisanaux. Bacon mit ensuite au point sa fameuse méthode expérimentale. Ensuite, un processus intellectuel de mathématisation de la nature émergea dans les milieux universitaires, processus qui exclut les représentants du peuple de la science légitime. Mais le peuple ne désarmait pas pour autant. Par exemple, Walter Herman Ryff, un simple apothicaire, écrivit des livres en langue vulgaire qui jouèrent un rôle crucial dans la diffusion des savoirs scientifiques auprès de la population allemande ; plus connu, Paracelse, médecin populaire, partit en croisade contre les serviteurs de Mammon qui pratiquaient la médecine prétendument « scientifique », mais bien souvent inopérante ; le commerçant Antoine Van Leeuwenhoek inventa le premier modèle de microscope. Cependant, tous ces gens méritants virent leurs inventions confisquées à la fin du 17ème siècle par une élite scientifique, rassemblée dans la Royal Society en Angleterre et dans l’Académie des sciences en France. Plus étonnant, c’est cette élite qui organisa, dans la première moitié du 17ème siècle, la « chasse aux sorcières », en qui elle voyait des rivales détentrices de savoirs populaires, souvent plus efficaces que les leurs.

Au 19ème siècle apparut un phénomène nouveau et décisif : l’alliance de la science et du capital. Cette « science lourde » allait impulser la révolution industrielle. Mais ce sont encore à des ouvriers et à des mécaniciens que les capitalistes doivent la mise au point de la machine à vapeur, et à des brasseurs, la découverte des gaz. Le mérite de l’évolution des espèces n’est pas à attribuer à Darwin seul, mais à des prédécesseurs « artisans évolutionnistes » comme Alfred Russell Wallace, qui avaient défriché le terrain pour lui. Dans les premières décennies du 20ème siècle, le scientisme régnait en maître, en même temps que l’eugénisme. La Shoah et Hiroshima portèrent un coup fatal à ce dernier, mais il se métamorphosa en sociobiologie et en psychologie évolutionniste. Les sciences populaires se virent peu à peu minorisées par le darwinisme social, le taylorisme, le stakhanovisme et le lyssenkisme, pour ne pas parler de la « révolution verte ». C’est Rachel Carson, précurseur de l’écologie, qui sauva leur honneur en publiant Le printemps silencieux (1962), ainsi que le mouvement féministe qui se dressa contre l’institution médicale. Cependant, l’essor du complexe scientifico-industriel, de l’armement et des sciences médicales dominées par les groupes pharmaceutiques portèrent un autre coup rude aux sciences populaires, qui pourtant firent à nouveau parler d’elles dans les années ’70 avec le mouvement anti-nucléaire et les « scientifiques de garage » qui bricolèrent les premiers ordinateurs personnels. Conner rappelle que la programmation était à l’origine considérée comme un travail manuel peu prestigieux. Des ingénieurs altruistes comme Ted Nelson, Bob Albrecht et Richard Stallman pensaient que l’informatique devait être un savoir populaire. Quant à Internet, il fut inventé, non au MIT, chez Microsoft ou chez IBM, mais par des étudiants dans le laboratoire de physique du CERN, à la frontière franco-suisse. Dans sa courte conclusion, l’auteur plaide pour une économie planifiée mondiale, qui ferait des connaissances scientifiques durement acquises un usage collectif et bénéfique pour tous.

Bernard Legros