L’approche par compétences ne cesse de gagner du terrain aux différents niveaux du système éducatif français. C’est ainsi que l’évaluation tend de plus en plus à s’effectuer à l’aide de grilles et autres référentiels. Cette méthode est utilisée dans les écoles élémentaires depuis quelques années. Elle est en train de se mettre en place en collège où un livret de compétences est censé accompagner les collégiens, notamment en vue de l’obtention du diplôme national du brevet. L’opération est souvent présentée comme un moyen de rationaliser les pratiques pédagogiques et d’améliorer les performances du système éducatif. Mais la réalité est bien différente : ses incidences ne sont absolument pas neutres.
La première critique s’exprimant à l’encontre des compétences a trait à leur caractère binaire. Le cerveau humain est-il réductible à une série d’opérations élémentaires ? Peut-on subdiviser ses activités dans des cases pour évaluer les performances d’une façon scientifique et objective ? La segmentation des savoirs ne constitue pas un gage d’efficacité et de pertinence pédagogiques. La voie est ouverte à une évaluation au final très standardisée singulièrement dépourvue de nuances.
Les compétences sanctionnent en outre une vision minimaliste et utilitariste des savoirs transmis. Elles sont intimement liées avec la définition d’un socle commun à la fin du collège qui fait débat en raison de la déconnexion accrue avec les savoirs disciplinaires. Une compétence est un savoir, si minime soit-il et quelle qu’en soit la nature, susceptible de répondre aux besoins du marché : dans cette logique les connaissances désintéressées ne possédant aucune valeur immédiatement marchande ne sont plus reconnues à leur juste valeur. Pourtant celles-ci sont souvent les plus formatrices. Sans compter le temps qui sera consacré à ces modalités d’évaluation au détriment de la transmission de connaissances… Au lycée, cette méthode d’évaluation ouvrira la porte à une nouvelle tentative d’introduction du contrôle continu au baccalauréat.
La mise en place des livrets de compétence représente par ailleurs une référence à peine voilée aux livrets ouvriers que le mouvement syndical avait réussi à faire abolir. Par ce prisme les implications sociales de la pédagogie par compétences apparaissent de manière extrêmement éclairante pour mieux renseigner sur les finalités poursuivies. Elles s’inscrivent résolument dans un projet d’assujettissement : elles sont la transposition dans le champ de l’éducation du discours de l’entreprise.
Le système éducatif tend de la sorte à se caler en fonction du seul critère de l’employabilité. L’objectif recherché est bien de préparer une main d’œuvre flexible et obéissante pour les besoins en travailleurs peu qualifiés des entreprises. Nous assistons désormais, non plus à une élévation générale du niveau de qualification, mais à sa dualisation avec corrélativement une augmentation du nombre des emplois hautement qualifiés et une croissance significative des postes de travail faiblement qualifiés. Le socle à la fin du collège, avec son livret de compétences et son évaluation par compétences, symbolise cette école à deux vitesses en retranscrivant cette dualisation nommée par les instances européennes « polarisation dans la demande de compétences » : pour la masse un malheureux passeport pour la survie, pour une élite définie sur critères sociaux autant la possibilité que la nécessité d’aller largement au-delà pour satisfaire ses instincts de reproduction des dominations sociales.
L’honneur de l’Ecole de la République consiste au contraire à contrecarrer le sens des destinées sociales. L’analyse marxiste a bien montré comment le processus de division du travail dépossède les travailleurs de leurs savoirs de métiers, les réduisant à des tâches aliénantes. La parcellisation et la segmentation des savoirs par l’approche par compétences trouvent leur corollaire sur le marché du travail avec la division des tâches de production. Il s’agit alors de construire artificiellement des comportements fondés sur la recherche de l’efficacité professionnelle et de la rentabilité économique.
Pour les militants d’un projet de transformation et d’émancipation sociales, il devient essentiel de récuser vigoureusement toutes ces pratiques pédagogiques tendant à instaurer un projet de conformation sociale. L’approche par compétences en constitue un élément parmi d’autres. Un système scolaire basé sur une évaluation de ce type deviendrait totalement aliénant pour les élèves. Cela conduirait à transformer en gageure l’objectif de les éduquer à la citoyenneté. Ceux-ci ne seraient plus considérés comme des citoyens à former, mais comme des forces productives indifférenciées avec pour seul impératif de gérer au plus efficace et de canaliser au mieux le stock.