L’atelier rassemblait successivement les intervenants suivants : Jean-Luc Demeulemeester (professeur d’économie à l’ULB), Sébastien Antoine (doctorant à l’UCL et travaillant sur les réformes néolibérales de l’enseignement depuis 1990), Nic Görtz (secrétaire général de la FEF et doctorant à l’ULB, étudiant le fonctionnement et le but des syndicats) ainsi que Jérémy Grosman (étudiant administrateur à l’ULB (BEA), étudiant en informatique et en philo).
Contextualisation des propos des quatre intervenants
Chez les quatre intervenants, on retrouve le même fil conducteur, celui de la logique néolibérale qui détermine les politiques actuelles en matière d’éducation dans l’enseignement supérieur. Cette politique trouve son origine dans la crise structurelle du capitalisme, qui frappe l’Europe depuis le début des années ’80.
Les conséquences de cette crise sont :
– la mise en œuvre de politiques conservatrices en vue d’équilibrer les finances publiques ;
– la privatisation du service public afin de dégager de nouveaux profits pour sauver le capitalisme européen en détresse.
Le but de ces options politiques est de donner de nouveaux moyens au capitalisme européen pour gagner la guerre économique qui l’oppose au capitalisme des Etats-Unis et des pays du Sud-Est asiatique (notamment le Japon).
C’est dans ce contexte qu’on assiste à la double instrumentalisation de l’enseignement secondaire et supérieur. Celui-ci doit être au service de la compétitivité économique et, en même temps, offrir de nouvelles perspectives de profit très juteux par la privatisation et l’allégement très sensible du budget consacré à l’enseignement public.
C’est dans ce cadre que naît et se développe le concept européen de la société de la connaissance. Au départ, il s’agit d’amener l’ensemble des étudiants du supérieur à un niveau élevé de compétences afin de créer en Europe la société de la connaissance la plus compétitive du marché mondial. Remarque : nous verrons par la suite comment ce concept se modifiera selon l’évolution des besoins du marché.
« Bologne », c’est quoi ?
Il s’agit d’harmoniser les structures des différents systèmes d’enseignement supérieur en adoptant la norme anglo-saxonne, dans le but avoué d’accroître la compétitivité de l’enseignement supérieur européen.
Structuration de l’enseignement supérieur suite au processus de Bologne
Favoriser et encourager la mobilité, l’adaptabilité, la flexibilité des étudiants, des professeurs et des chercheurs. Mais aussi la concurrence entre institutions, laboratoires et professeurs.
Nous entrons ici de plein pied dans la logique de la compétitivité et dans celle de la concurrence, véritable fondement de l’économie de marché.
Il n’est plus question d’assurer un niveau élevé de connaissances à l’ensemble des étudiants, mais de privilégier la création de pôles d’excellence. Ces derniers sont destinés à produire des étudiants disposant de qualifications très pointues pour accéder aux emplois hautement sélectifs qu’exige le capitalisme actuel.
D’un autre côté, il faut assurer une très large offre d’enseignement supérieur dont le but est de préparer une majorité d’étudiants à des emplois qui demandent des qualifications mineures. C’est cela que dissimule le concept de massification d’offres diversifiées de l’enseignement supérieur. C’est dans cet esprit qu’il faut lire la création d’un BAC après trois ans d’enseignement universitaire ; cette mesure doit permettre la formation d’une main-d’œuvre moins qualifiée, plus rapidement employable, fonctionnelle et rentable.
Une méthode : l’introduction des mécanismes d’accréditation et d’évaluation
Favoriser la concurrence aboutit à un classement des établissements (ranking) qui confère un label, une reconnaissance, aux universités les mieux classées, qui bénéficient de la sorte de financements très importants émanant de l’État, du privé ou encore des étudiants eux-mêmes. Pour les universités moins bien évaluées, le financement se réduit à peau de chagrin.
Ainsi se réalise la valorisation d’un déterminisme discriminatoire, selon le principe avoué par la Commission européenne que l’égalitarisme (et nous ajoutons : la démocratisation) nuit « à l’excellence ».
Concrètement, cela signifie : évaluer des professeurs en fonction de leurs publications en un temps donné (productivité) et de leur mobilité. Ajoutons que, pour bénéficier d’une bonne note, les travaux de recherche doivent répondre aux critères d’« utilité » selon les normes et besoins du marché. Or, de cette notation dépendent non seulement l’avenir du professeur, mais aussi la labellisation de son université. Par ailleurs, des techniques de management pénètrent l’université par des gestionnaires qui proviennent du monde de la finance.
On constate également, par exemple dans la formation économique et sociale, la suppression de certains cours qui ouvraient l’esprit critique au profit de cours « utiles », donnés, par exemple, par Ethias sur les banques et la spéculation financière.
Soulignons encore que le degré de mobilité des étudiants intervient également dans les critères d’évaluation et de labellisation des universités.
Pourtant, si la mobilité peut s’avérer une expérience personnelle enrichissante, elle n’apporte pas grand-chose sur le plan de la formation intellectuelle, si ce n’est qu’elle prépare l’étudiant à intégrer les notions de flexibilité et d’adaptabilité du travailleur.
Ces quelques situations concrètes éclairent bien l’idée d’une université qui se professionnalise toujours plus au service de l’économie capitaliste mondialisée.
Perspectives
Sébastien Antoine analyse la situation de l’université en Argentine et au Brésil d’un point de vue historique. Son travail poursuit un double objectif :
– l’éducation est une question mondiale qui nécessite, pour sa bonne compréhension, une articulation entre passé, présent et évolution du capitalisme. Selon lui, la société de la connaissance relève de l’impérialisme d’un capitalisme qui cherche, à tout moment, à « sauver sa peau ».
– par son étude de la question de l’éducation, dans la première partie du XXe siècle et en dehors du continent européen, il cherche à rejoindre nos interrogations actuelles quant aux moyens de résister à la déferlante néolibérale qui s’abat actuellement sur l’enseignement supérieur européen. En effet, il souligne qu’en fédérant étudiants, professeurs et travailleurs, l’université argentine a mieux résisté à la vague libéralo-capitaliste que l’université brésilienne, dont les luttes furent sporadiques et désunies. Aujourd’hui, l’enseignement universitaire argentin est globalement plus démocratique et de meilleure qualité que l’enseignement brésilien, ce dernier étant particulièrement sélectif et élitiste.
Cependant, l’honnêteté intellectuelle nous oblige à signaler que la situation plus conflictuelle de l’université argentine produit un risque de pourrissement, de même qu’elle n’a pas résolu la précarité des conditions de travail pour les étudiants et surtout pour les professeurs et les chercheurs.
« Unissons nos luttes » apparaît dès lors comme une stratégie efficace pour s’opposer au tsunami néolibéral qui frappe actuellement l’enseignement supérieur européen (nous pourrions élargir le propos à l’éducation et à l’enseignement d’une manière générale).
Bologne ou l’enseignement démocratique ?
Bologne est donc un projet clairement orienté, dont les conséquences sont déjà observables aujourd’hui. Bologne, c’est un vassal qui obéit aux diktats de Sa Seigneurie néolibérale.
Nos observations contemporaines nous permettent de prédire aisément la véritable catastrophe humaine, politique et sociale que ce processus transalpin nous concocte à court terme.
L’enseignement au service d’un capitalisme à la fois dominant et en déroute ne vise nullement à donner aux étudiants les outils pour comprendre le monde, y participer de manière critique et le transformer pour plus de justice sociale et de démocratie réelle. Bien au contraire, l’enseignement ambiant cherche à soumettre toujours davantage les jeunes à une société où la connaissance s’achète, où l’homme est à vendre et où les injustices règnent.
Conclusion des rédacteurs de l’APED
Ce colloque européen prouve toutefois qu’il existe des hommes et des femmes engagés sur le front de la démocratisation de l’éducation. Ce combat s’inscrit dans la construction d’une société fondée sur l’humain et non sur le profit. Nous rejoignons ici les fondements mêmes de l’action de l’Aped ; un autre avenir est donc possible si nos réflexions engagées produisent et guident nos résistances et nos luttes solidaires.
VDq et PW
Note
Jean-Luc Demeulemeester nous renseigne l’existence d’un document très révélateur, et récent, de Jo Ritzen, « Empower European Universities », publié sur le site de l’université de Maastricht, qui indique clairement comment mener à bien le processus de Bologne. Avis aux sceptiques.