Orateurs: Jan Blommaert (professeur de sociolinguistique dans diverses universités, entre autres Gand et Tilburg) et Anton Schuurmans (directeur et responsable des dossiers internationaux auprès du VVS, l’association flamande des étudiants).
Modérateur : Koen Hostyn
Partie 1 : Entretien avec les orateurs
Il existe beaucoup d’opinions concernant le processus de Bologne. Quelle est selon vous l’essence de ce processus ?
Jan Blommaerts: L’objectif de ce processus est de créer un « marché ». Le processus de Bologne est hiérarchique. Il n’est donc pas question d’interconnexion. Vous pouvez faire la comparaison avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Les différentes langues ont formellement été déclarées égales, mais l’anglais est resté dominant.
L’objectif est de créer un cadre de comparaison stable, au travers duquel il est possible d’établir une hiérarchie entre les établissements. L’enseignement supérieur est donc uniformisé, mais un classement est introduit avec pour conséquence de sérieuses différences de prix. Nous pouvons donc parler d’un processus de stratification.
Anton Schuurmans: Le VVS a une image plus nuancée. Nous voyons aussi des aspects positifs dans le processus de Bologne. Il y a dix ans, les ministres européens de l’enseignement ressentaient une certaine faiblesse. La dynamique des années ’70, au cours desquelles les universités avaient connu une forte expansion en nombre d’étudiants était terminée. Le concept d’université avait aussi évolué de l’ « universitas » vers une vision plus académique (qui évoluera ensuite vers une université en réseau).
A la base du processus de Bologne se trouve aussi une énorme diversité du marché européen du travail, entrainant un besoin urgent d’uniformisation. De plus, des opérateurs privés de plus en plus nombreux vinrent sur le marché, les établissements devaient fournir toujours plus de justifications aux autorités pour le financement, et l’esprit de compétition faisait son entrée.
Jan Blommaert: Il s’agit d’acteurs très concrets qui voulaient obtenir des modifications fondamentales. Parallèlement il y avait déjà beaucoup de développement dès avant Bologne. Le système ECTS1 pour transférer des matières acquises à l’étranger existait déjà avant. La mobilité des étudiants ne s’est pas améliorée pour autant. Après dix ans, il n’y a pas nettement plus d’étudiants qui présentent une expérience internationale. La mobilité académique ne s’est pas non plus améliorée. La mobilité du travail est facilitée mais les droits politiques ne sont pas suivis. C’est ainsi que j’ai signé un contrat au Royaume Uni qui précise explicitement « ne pas dépendre d’une convention collective de travail » et qu’aux Pays-Bas je n’ai pas le droit de m’exprimer sur l’élection de Geert Wilders, bien que j’y dirige un « Centre d’études multiculturelles » et suis donc directement concerné.
Antoon Schuurmans : La part des étudiants ayant une expérience à l’étranger a constamment augmenté. Ce mouvement dure déjà depuis tout un temps. Depuis 2009, il existe un objectif concret: 20% d’étudiants mobiles d’ici 2020. Ceci montre comment, en tant qu’étudiants, nous pouvons utiliser le processus de Bologne pour défendre des bourses supplémentaires au niveau national.
Jan Blommaert: Parfois ça peut pourtant aller très vite dans l’enseignement supérieur. En Angleterre, les restructurations ont été annoncées il y a deux semaines et depuis, elles sont déjà opérationnelles. A présent, l’ « Institute of Education », où j’ai travaillé, a perdu son financement.
Revenons un peu en arrière. Nous sommes d’après vous les acteurs principaux du processus de Bologne. Comment évaluez-vous le rôle de l’Union Européenne en cette matière ?
Anton Schuurmans: Il y a une grande différence entre ce que veut l’UE et ce qui est décidé par « Bologne ». L’UE cadre tout dans sa stratégie EU 2020: l’enseignement supérieur y est totalement guidé par le marché du travail. « Bologne » s’écarte partiellement de cette logique et essaie, avec l’UE, de garder une partie en dehors de cette logique. C’est ainsi qu’ils font usage de la « Convention de Lisbonne » pour l’équivalence des diplômes qui introduit la structure « Bachelier – Master » dans toute l’Europe et profondément dans le bloc de l’Est.
Jan Blommaert : Je ne crois pas au conte idéaliste de « unification européenne » spontanée dans l’enseignement supérieur. Mon épouse a travaillé dix ans comme lobbyiste pour une industrie japonaise. En 1992, elle avait par exemple pour tâche d’organiser une conférence avec les principales industries du marché européen pour discuter du cout excessif des diplômes européens. Qui est en réalité intéressé par « Bologne » ? Uniquement les universités qui ont beaucoup à y gagner ou à y perdre. Elles y dépensent beaucoup d’énergie, en pensant qu’elles peuvent effectivement progresser grâce à ce processus. Cela concerne donc les universités de deuxième rang. Les recteurs des grandes universités anglaises n’y accordent aucune importance et ils ne sont bien souvent même pas au courant du processus de Bologne. Ils se positionnent avant tout pour conquérir de nouveaux « marchés » en Chine, à Hong Kong etc…
Que signifie concrètement le processus de Bologne pour un étudiant ou un doctorant de Flandre ?
Aton Schuurmans: Le processus de Bologne est implémenté en Flandre en plusieurs phases. Le premier pas est le décret structure qui revient essentiellement à introduire la structure bachelier-master. C’est la réforme du cursus qu’on peut considérer comme les grandes lignes des « murs » du Processus de Bologne. Un nouveau système de qualité plus objectif l’accompagne: l’accréditation des formations de bachelier et Master.
Le deuxième grand développement est repris dans le décret « flexibilisation ». Cela concerne le système de crédits par lequel chaque branche représente désormais un nombre de « crédits ». Pour cela les fiches ECTS ont été introduites, qui sont utilisées dans toute l’Europe et qui définissent clairement le contenu d’un cours particulier. On utilise donc la structure uniforme de l’enseignement, du modèle européen.
Enfin il y eut encore quelques décrets d’orientation tels que le décret participation dans l’esprit de la « citoyenneté active » et le décret « stuvo » qui règle l’organisation des dispositions sociales dans l’enseignement supérieur.
Jan Blommaert: Le décret financement de Frank Vandenbroucke est également important. Son introduction est avant tout destinée au développement d’une culture de l’évaluation dans les institutions flamandes. Par ce décret, la recherche devient plus importante que l’enseignement. Lors de son introduction, nous avons par exemple reçu instruction des autorités académiques de réduire les frais d’enseignement de 50%. Le résultat net fut qu’il y a eut 20% de branches en plus, ce qui a augmenté énormément la charge de travail des enseignants. C’est ainsi qu’à Gand il nous est arrivé d’engager un professeur avec 42 heures de cours par semaine. Le résultat, ce sont des formes d’enseignement de moins en moins compétitives.
Anton Schuurmans: Je suis d’accord avec les effets lourdement négatifs du financement pour le personnel. Pour l’enseignement la situation est cependant inverse: le souci de qualité a eu un effet très positif. Dans les écoles supérieures, il y a de nouveau une croissance du nombre d’étudiants, mais par contre fort peu de financement complémentaire. Les programmes de réorientation provoquent un nouveau flux d’étudiants de l’enseignement professionnel vers l’enseignement Master. Il y a donc toujours des aspects positifs et négatifs.
Jan Blommaert: Tout ce processus a deux grandes conséquences: d’un côté il y a un nivellement de la qualité de l’enseignement, de l’autre le personnel voit sa charge augmenter.
Nous avons à présent exprimé assez complètement la situation actuelle. Quel est d’après vous le principal défi du processus de Bologne pour les prochaines années ?
Anton Schuurmans: D’après le VVS, deux choses ont été fortement sous-évaluées jusqu’ici dans l’ensemble du processus. D’une part la dimension sociale du processus de Bologne, qui traite de l’accès à l’enseignement supérieur, la marginalisation et le cout des études. D’autre part des questions importantes se posent en matière de financement: comment pouvons-nous continuer à payer les couts en croissance continue de l’enseignement supérieur dans un contexte de restrictions ? A présent nous ne devons pas seulement demander plus d’argent, mais aussi apporter des propositions concrètes, comme un impôt plus progressif et/ou un minerval plus élevé pour les étudiants riches.
Jan Blommaert: Le problème principal est la stratification des différents établissements. Il est question d’un mouvement de concentration autour d’un certain nombre d’universités de pointe, avec autour une série d’universités ou d’écoles supérieures de second rang pour absorber « le travail sale ».
Couplé à cela, il y a la logique du financement, au travers duquel vous recevez des activités académiques « high-yield » ou « low-yield ». En Europe, un doctorat rapporte entre 90.000 et 300.000 €. Les universitaires sont de plus en plus poussés à faire des choix entre différentes activités dans lesquelles ils investissent leur énergie. Ensuite nous voyons dans le monde entier un resserrement vers des orientations directement utilisables dans l’économie. C’est ainsi par exemple qu’au Royaume Uni, 80% est épargné, hormis dans les sciences, les technologies et la formation d’ingénieurs. Une étude intéressante à ce propos est « The great brain race » (Wildavsky, B., The Great Brain Race: How Global Universities are Reshaping the World, Princeton University Press, 2010).
Enfin toute la discussion sur la « propriété » des institutions d’enseignement supérieur apparait ici, dans laquelle les entreprises multinationales prennent de plus en plus le pas sur les États-Nations.
Partie 2 : Questions du public
Nous ne pouvons quand même pas dire que Bologne a apporté grand-chose aux étudiants. La formation en mathématique a par exemple été portée de 4 à 5 ans, sans beaucoup plus de contenu.
Anton Schuurmans: En ce qui concerne la formation scientifique il existait un consensus assez général sur le fait qu’elle pouvait être portée à 5 ans. Du fait de la thèse, du travail de labo, etc… il n’est pas évident d’achever un master en un an. D’autre part il y a maintenant beaucoup de discussions sur l’allongement des études en sciences humaines. Tels que les plans se présentent actuellement, la tendance serait de dire que deux ans seraient préférables. C’est en fait un exemple de mauvais usage du processus de Bologne.
Jan Blommaert: Lors du premier briefing que nous avons reçu à propos de la possibilité de prolongation de la durée des études, l’accent a toujours été mis sur le fait qu’il s’agissait « d’une réduction de 3 vers 4 ans ». Ceci correspond à la césure de Bologne par laquelle les bacheliers obtiennent un diplôme qualifiant et les masters doivent devenir plus chers et plus élitistes. C’est aussi la réalité chez nous à Tilburg: au démarrage de nouveaux masters, seuls les critères suivants comptent: indépendance économique, rendement de l’enseignement et anglophonie.
Comment pouvez-vous concilier la « dimension sociale » du processus de Bologne avec une réforme aussi anti-sociale ?
Jan Blommaert: Aujourd’hui l’UE n’a plus aucune honte à parler du marché du travail lorsqu’il est question d’enseignement supérieur. La logique du processus de Bologne est celle des universités britanniques. À « l’Institute of Education » en Angleterre, nous devions déjà faire 3% de « bénéfice », ce qui venait le plus souvent de minervals plus élevés, ce qui limite le flux d’entrée démocratique dans l’enseignement supérieur. Le problème est de savoir si vous pourrez encore continuer à attirer les meilleures personnes. Moi-même je n’aurais jamais pu entamer des études supérieures dans un tel système. Un autre exemple est celui de l’université de Chicago, où il existe deux sortes de formations en économie: une variante chère en journée où les leçons ne sont données que par des lauréats du prix Nobel et une variante moins chère le soir, fréquentée essentiellement par des Latinos et des afro-américains. Ces prix Nobel travaillent d’ailleurs en sous-traitance de ces universités et sont loués à l’heure comme experts pour donner des cours partout dans le monde.
Anton Schuurmans: Je n’aime pas ces hypothèses générales à propos de tout ce qui pourrait arriver. Personne dans le processus de Bologne ne voudrait de telles choses. Vous dites vous-même que les grandes universités du Royaume Uni n’ont aucune notion du processus de Bologne. Les principes inclus dans le processus de Bologne sont souvent positifs. Le processus de Bologne a bien eu un effet social et a jeté les bases d’une démocratisation. Pour beaucoup de gens des chances ont été créées avec pour conséquence une croissance exponentielle du nombre d’étudiants. C’est en relation avec une série de nouveaux effets d’attraction des étudiants, plus marqués dans les écoles supérieures. C’est la conséquence de la nouvelle possibilité pour les étudiants d’étudier à leur propre rythme. Il en est ainsi de la flexibilité, par laquelle on paie en points d’étude, mais aussi de l’apprentissage permanent tout au long de la vie. Des personnes ayant une expérience professionnelle peuvent à présent, par une procédure de « compétences » ou de « qualifications acquises précédemment » obtenir un diplôme et ainsi être pris en compte pour des fonctions supérieures2.
Réaction du public: Ce programme d’apprentissage permanent est un attrape-nigauds. Tout d’abord il ne vient pas de « Bologne » mais de la Table Ronde Européenne des industriels dans les années ’90. Parallèlement ça veille aussi à ce que des bacheliers trouvent plus difficilement du travail lorsque des masters se présentent aux mêmes postes.
Jan Blommaert: Il est bon que vous ne croyiez pas ce qui va se produire avec notre enseignement supérieur. En tant qu’étudiants aussi, vous ne pouvez pas croire cela et vous devez continuer à vous y opposer. Mais je peux vous certifier: il y a beaucoup de gens qui veulent réaliser de telles choses, comme par exemple Dirk Van Damme, ancien chef de cabinet de l’enseignement sous Frank Vandenbroucke, qui travaille maintenant à l’OCDE et occupe donc une position importante pour réaliser de tels objectifs.
« Bologne », c’est la même chose que le modèle britannique. Dans ce modèle, vos chances sont déterminées par votre origine et par les montants que vous pouvez investir dans l’enseignement supérieur. C’est ainsi que j’ai entendu André Oosterlink (président de l’association KU Leuven) dire lors d’une réception, qu’il voit le rôle de la KUL d’ici une dizaine d’années comme l’offre de 7.000 formations de niveau master avec le même nombre de professeurs et les mêmes moyens. Le reste de l’enseignement peut être dispensé par les écoles supérieures qui seront quand même contrôlées par les universités. Une sorte « d’Oxford sur Dyle » donc.
Souvent on parle de la Finlande pour son système d’enseignement progressiste. Depuis le milieu de cette année, eux aussi ont un nouveau décret de financement avec « outputfinanciering »3, un changement drastique du rapport entre recherche et enseignement en matière de financement et d’obligation d’obtenir une part importante du financement de sources externes. La conséquence est que mon ex-université qui doit épargner (17%), a dû arrêter tout recrutement et a dû mettre une série de professeurs en pension anticipée.
Merci aux deux orateurs pour leurs contributions intéressantes. Pour terminer, je voudrais encore citer les mots de Dirk Van Damme en 2000, qui offrent une perspective sur le développement futur de l’enseignement supérieur.
« Naturellement le marché de l’emploi se plaint de l’enseignement; nous devrions peut-être pour une fois l’écouter. Aux États-Unis les principaux décideurs du marché du travail et de la sphère économique considèrent leur enseignement supérieur comme plus pertinent, mieux adapté et plus utilisable, tandis que le modèle d’enseignement européen est plus traditionnel et académique. » (Dirk Van Damme, Bologna: Het Signaal, maart 2000, p. 17)
Modérateur et rapporteur: Koen Hostyn