La construction institutionnelle d’un « espace européen de l’éducation, de la recherche et de l’innovation » s’est réalisée en s’appuyant sur un discours très particulier donnant à la connaissance une finalité strictement économique[1]. Ce discours a sa cohérence, il détermine un ensemble de réformes institutionnelles, il coagule des intérêts multiples, il impressionne et paralyse d’éventuels opposants. En un mot, le discours européen sur la connaissance s’est progressivement établi comme une rationalité dominante[2]. Quels en sont les traits majeurs, les origines diverses, les articulations principales ?
La connaissance, la compétitivité et l’emploi sont étroitement associés dans l’argumentaire européen. Il s’agit pour l’Union de construire la « société cognitive » ou l’« économie de la connaissance ». Le Livre blanc de la Commission de 1995 consacré à la «société cognitive» cité plus haut définissait ainsi l’objectif à atteindre: « la société du futur sera une société qui saura investir dans l’intelligence, une société où l’on enseigne et où l’on apprend, où chaque individu pourra construire sa propre qualification, en d’autres termes, une société cognitive ». Ce document rédigé en commun par les services communautaires de l’éducation et de l’emploi va servir de base théorique à la stratégie de Lisbonne. On sait que cette dernière donnera la formule clé de cette rationalité générale: il s’agit de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », ce qui passe par la constitution d’un « espace européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie »[3].
Trois dimensions majeures et complémentaires définissent le nouveau paradigme européen de la connaissance. Sur le plan conceptuel, nous avons affaire à une instrumentalisation radicale du savoir, selon une version ultra-utilitariste assez inédite dans l’histoire des idées. Sur le plan institutionnel, nous aurions affaire si ce modèle de référence devait venir à se réaliser complètement à une subordination totale des établissements scolaires, universitaires et des centres de recherche, qui devraient tous être régis par le principe économique général de la concurrence et ordonnés aux impératifs de compétitivité. Sur le plan de l’organisation interne et de la régulation des systèmes scolaires, sont mis en place des outils spécifiques qui relèvent de ce que Michel Foucault a caractérisé comme la gouvernementalité proprement néolibérale, et qui visent à organiser un « environnement » et des systèmes d’incitation susceptibles d’engendrer des comportements et des subjectivités orientés vers la concurrence, la performance, le gain personnel. La stratégie mise en œuvre par les réformes successives consiste désormais à favoriser l’accumulation d’un « capital humain » individuel « tout au long de la vie » afin que la hausse des compétences qui en découlera engendre une augmentation de la croissance potentielle européenne et une plus grande compétitivité mondiale. Conformément à l’individualisme concurrentiel qui sous-tend cette stratégie, l’investissement de chacun dans sa propre éducation, considérée comme une accumulation de biens personnels, privatifs et rentables, conduit, comme par une « main invisible » à l’augmentation de la compétitivité économique nationale et européenne.
Une théorie économique de la connaissance
L’éducation est ainsi devenue synonyme de formation du « capital humain » indispensable à l’économie compétitive. Cette conception de l’éducation est solidaire d’une théorie de la connaissance. « L’économie de la connaissance » implique une redéfinition strictement économique de la connaissance. Celle-ci est projetée dans le discours européen sous la forme d’un triangle, dont les sommets sont la recherche, l’enseignement et l’innovation. Loin d’être décomposable en parties indépendantes, le « triangle de la connaissance » compose un tout qui est commandé par l’un des sommets du triangle : l’innovation, condition première de la compétitivité. C’est que la connaissance ne vaut pas par elle-même. Elle vaut par sa fonction et sa finalité, en tant que facteur décisif dans la compétition économique mondiale. Elle est une donnée à exploiter, dès le départ informée par les usages économiques que l’économie peut en faire. D’où la réinterprétation de la recherche qui la crée et de l’éducation qui la transmet comme des activités proprement économiques. Il suffit pour s’en rendre compte de citer l’un des très nombreux textes de la Commission ou du Conseil traitant de l’éducation. Dans un rapport conjoint du Conseil des ministres et de la Commission, une liste de « dix messages clés » est dressée, qui commence ainsi: « Les ressources humaines constituent la principale richesse de l’UE. Elles sont au cœur de la création et de la transmission des connaissances et sont un élément décisif du potentiel d’innovation de chaque société. L’investissement dans l’éducation et la formation est un facteur déterminant en matière de compétitivité, de croissance durable et d’emploi dans l’Union et constitue de ce fait un préalable pour atteindre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux que l’UE s’est fixés à Lisbonne. De même, il est essentiel de renforcer les synergies et la complémentarité entre l’éducation et d’autres domaines d’action tels que l’emploi, la recherche et l’innovation et la politique macroéconomique »[4]. Mais mieux encore, ou de façon plus crue, l’association de grands patrons européens a formulé ainsi la manière dont il fallait regarder désormais l’éducation: «L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique »[5].
Si l’on veut faire la généalogie intellectuelle de cette conception économique de la connaissance et de l’éducation, on pourrait repérer plusieurs voies qui y ont conduit. La Commission a d’abord largement emprunté aux élaborations d’autres organisations internationales, et en particulier à celles de l’OCDE qui a fait du « capital humain » une problématique centrale depuis les années 1960. Cette organisation des pays les plus riches a par ailleurs renouvelé ses références par le «néo-schumpétérisme» qui s’est répandu partout dans les années 1980. Les théories dites de la croissance endogène se retrouvent également en bonne place dans l’argumentaire dans la mesure où elles font de l’auto-apprentissage des salariés et des processus cumulatifs d’innovation des éléments clés de la croissance. Enfin, le discours européen a puisé dans les théories néoclassiques du chômage pour forger son discours sur l’« employabilité » des salariés. Le chômage est essentiellement lié au mauvais fonctionnement des mécanismes du marché du travail du fait de sa trop grande rigidité. La solution de ce « dysfonctionnement » doit venir d’une «flexibilisation» des règles d’embauche et de licenciement et d’une plus grande rapidité dans l’adaptation des salariés aux changements économiques[6].
L’apprentissage à vie
Le concept d’«apprentissage tout au long de la vie» (Lifelong learning, LLL), développé par l’OCDE, est au centre du paradigme économique de la connaissance. Il implique, selon certains de ses promoteurs, la nécessité d’une refonte du système d’enseignement : ce dernier ne doit plus être regardé comme une institution formelle dont l’action ne concernerait qu’une classe d’âge. Les « travailleurs cognitifs » doivent apprendre tout au long de leur existence pour répondre aux constants changements technologiques et entretenir leur «employabilité», ce qui suppose d’organiser des parcours d’apprentissage continu et des dispositifs d’« activation de l’emploi » afin qu’ils soient incités à recycler en permanence leurs compétences[7]. Plus encore, l’apprentissage doit se confondre le plus possible avec le travail, lequel devient «apprenant». Si, avec le thème de la formation tout au long de la vie, on pouvait croire à un retour des grands idéaux de l’otium antique, on a en réalité affaire à l’exact opposé. L’apprentissage est une dimension du travail, comme le travail est une dimension de la formation, ce qu’atteste la prédominance de catégories hybrides comme celles de compétences qui appartiennent autant au champ éducatif qu’au champ de la production.
La notion d’« apprentissage tout au long de la vie » permet de penser la liaison entre la révision périodique des compétences des travailleurs et la flexibilité des modes d’acquisition des savoirs correspondant aux mutations technologiques et économiques[8]. La formation ne sera jamais plus enfermée et limitée dans des institutions closes, elle sera un apprentissage à vie, jamais terminé, toujours en évolution, du « berceau à la tombe ». Cette conception conduit à la mise en place d’un système de formation flexible, individualisé, adapté aux situations complexes et changeantes imposées par le nouveau capitalisme. Dans la «société cognitive» et l’«économie de la connaissance», le «processus» de formation sera donc nécessairement évalué en permanence pour connaître en chaque instant le volume et la nature des compétences achetées par l’employeur.
Ce processus continu de formation-évaluation ne se confond pas avec la définition institutionnelle de l’enseignement et de la formation professionnelle. La formation doit se faire au travers de multiples apprentissages, dans les situations les plus variées. Les institutions « formelles » qui dispensent traditionnellement cette éducation ne sont que des « partenaires » possibles et parmi d’autres de la formation du « capital humain ». Les « formes d’apprentissage à vie » doivent se succéder ou s’enchevêtrer de façon à la fois souple et complexe dans une « structure de l’offre de formation » diversifiée[9]. Cette combinaison passe par «l’ouverture de l’école» aux entreprises. Le Mémorandum européen sur l’éducation et la formation tout au long de la vie (octobre 2000) a développé la notion de « lifewide learning », c’est-à-dire d’« apprentissage embrassant tous les aspects de la vie ». Il définissait plusieurs modes d’acquisition des savoirs possibles : l’éducation formelle (l’école), l’éducation non formelle (l’expérience professionnelle) et l’éducation informelle (l’expérience sociale). On voit par-là que cette déspécialisation peut aller de pair avec une mise en marché d’une grande partie de l’appareil de formation pour mieux répondre à une demande diversifiée et variable. Le secteur formel de la formation initiale doit doter le jeune d’un «paquet de compétences de base» ou d’un « socle de compétences clés », selon les expressions employées par la Commission européenne, qui ne prend sens que par rapport au processus continu d’apprentissage à vie. Il ne s’agit pas seulement de définir un niveau minimal d’employabilité, il s’agit également de donner aux jeunes la capacité d’« apprendre à apprendre » dans les contextes productifs et les situations sociales variables dans lesquels il se trouvera. L’apprentissage à vie suppose la mise en place de dispositifs nouveaux comme le « livret individuel des compétences », en complément voire à la place des diplômes, jugés trop rigides et trop dépendants des institutions formelles. Le livret ou portefeuille de compétences, ouvert à la naissance de l’enfant, pourra suivre «l’apprenant» tout au long de sa vie et enregistrer de façon à les objectiver les compétences de base négociables sur le marché (marketable skills), mesurant ainsi son adaptabilité à ses besoins et définissant avec précision sa valeur productive aux yeux de l’employeur. Les technologies de l’information et de la communication dont on fait grand cas en Europe doivent permettre le suivi de chaque individu le long de sa formation et la constitution de bases de données très riches et très utiles pour les employeurs sur le « capital humain » de chacun. L’édification des grands fichiers de la population scolaire en France de type « Bases élèves » pourrait à terme, selon cette même logique, devenir l’un des outils du « contrôle continu » de l’apprenant perpétuel.
L’employabilité comme entreprise de soi-même
Le nouveau paradigme éducatif participe d’une conception de la formation de la main-d’œuvre qui répond à trois exigences : la remise dans le circuit de l’emploi des travailleurs inadaptés, la flexibilité de l’emploi, la mobilité intra-européenne des travailleurs. Il est inséparable d’une théorie du chômage d’inspiration néo-classique qui sous-tend la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) inaugurée en 1997 à Luxembourg.
L’employabilité renvoie bien sûr à la capacité pour le salarié de vendre sa force de travail. Mais elle comporte une signification spécifique. C’est à chacun d’assumer individuellement la mise à jour de cette capacité, c’est à chacun d’en supporter les coûts, d’en porter la responsabilité. Elle est inséparable de la notion de marché. Comme le montre Alain Supiot en décomposant le mot, « l’employabilité consiste, au sens étymologique, à plier les hommes dans les besoins des marchés »[10]. Et c’est bien d’ailleurs ce qu’indique la définition qu’en donne la Commission: « Une personne est employable quand elle possède les caractéristiques, qualifications, ou compétences négociables sur le marché (marketable skills), qui sont considérées sur le marché du travail comme des conditions nécessaires à l’embauche »[11].
L’employabilité et l’apprentissage à vie sont des notions complémentaires, qui concordent très bien avec les caractéristiques du nouveau capitalisme. Celui-ci suppose que les individus se prennent en main pour se former en permanence sous l’incitation du marché de l’emploi flexibilisé. Là encore, c’est même par une sorte de « main invisible » d’un genre nouveau que s’harmoniseront les intérêts privés et l’intérêt général: « Pour l’individu, apprendre tout au long de sa vie, c’est développer sa créativité, son esprit d’initiative, et sa capacité d’adaptation – qualités qui contribuent à l’épanouissement personnel, à l’accroissement des gains et à l’emploi, ainsi qu’à l’innovation et à la productivité. Les qualifications et les compétences de la main-d’œuvre sont un facteur déterminant pour tous les résultats économiques »[12]. Protection individuelle contre le risque du chômage et capacité d’innovation des entreprises convergent naturellement. Ce nouveau paradigme est aussi lié à une conception du gouvernement du sujet productif qui doit être « responsabilisé » en matière d’apprentissage, condition pour lui d’un bon parcours professionnel et d’une plus grande sécurité face à l’emploi[13].
Ce nouveau paradigme s’articule avec les conceptions néolibérales du Workfare, visant à rendre « actif » le chômeur et, plus généralement, le salarié constamment exposé au risque du chômage par inadaptation de ses compétences. L’apprentissage à vie apparaît à cet égard comme une obligation de survie sur le marché du travail flexibilisé. On peut s’étonner à cet égard que cette conception et les conséquences qu’elle implique soient l’objet d’une approbation globale de la Confédération européenne des syndicats (CES). Dans une déclaration du 19 mai 2006, cette dernière reprenait à son compte l’ensemble du cadre d’analyse de la politique européenne en matière de lutte contre le chômage: « Afin de répondre à ces défis, de lever les obstacles à la compétitivité des entreprises et d’augmenter l’employabilité des travailleurs, les partenaires sociaux européens ont décidé en 2002 de coordonner leur action dans le domaine de l’apprentissage tout au long de la vie. Qu’est-ce qui est en jeu? Si l’Europe veut avoir l’économie et la société – basées sur les connaissances – la plus compétitive au monde, le développement des compétences est essentiel.» Le rapport d’évaluation rédigé conjointement par les organisations patronales et syndicales européennes exprime le niveau de consensus qui règne parmi les « partenaires sociaux » pour transformer les systèmes de formation dans le sens d’une adaptation toujours plus étroite des cursus aux besoins des entreprises afin de réduire le chômage[14].
Selon le Mémorandum sur l’éducation et la formation, « l’optimisation de l’employabilité » des salariés suppose que tout actif soit le sujet de son propre apprentissage, qu’il soit «entrepreneur de lui-même» selon la formule typiquement néolibérale. L’école ou l’Université n’ont plus à lui dicter son cursus, c’est à lui de définir son parcours selon le principe du libre choix dans un contexte concurrentiel: « La volonté individuelle d’apprendre et la diversité de l’offre, telles sont les ultimes conditions indispensables à une mise en œuvre réussie de l’éducation et la formation tout au long de la vie. » Et le Mémorandum ajoute: « Au sein des sociétés de la connaissance, le rôle principal revient aux individus eux-mêmes. Le facteur déterminant est cette capacité qu’a l’être humain de créer et d’exploiter des connaissances de manière efficace et intelligente, dans un environnement en perpétuelle évolution ». Derrière des propos triviaux, on retrouve la manière proprement néolibérale du gouvernement des sujets immergés dans un espace de concurrence. Le sujet est conduit à se responsabiliser et à calculer les avantages et les coûts de son apprentissage regardé comme un investissement plus ou moins rentable.
En tant que futur « travailleur cognitif », l’« apprenant-entrepreneur » doit développer ses propres capacités d’information sur le marché des formations et ses propres compétences de calcul de rentabilité de ses investissements éducatifs. Mais il doit pouvoir compter sur des «techniques de soi» qui remplacent les formes trop ouvertement prescriptives de l’institution autoritaire. Si c’est le sujet qui doit savoir ce qui est bon pour lui, pour désirer aller de lui-même dans une direction déterminée, il est en droit de recevoir l’aide d’informateurs, de guides, de coachs qui l’aideront à se conduire au mieux dans la compétition. Le Mémorandum compare ainsi le métier d’orientateur à celui d’un courtier en Bourse: « Le futur rôle des professionnels de l’orientation et du conseil pourrait être décrit comme un rôle de “courtage”. Gardant présents à l’esprit les intérêts du client, le “courtier en orientation” est capable d’exploiter et d’adapter un vaste éventail d’informations qui l’aident à décider de la meilleure voie à suivre à l’avenir »[15]. On remarquera que les dispositifs formels de l’éducation s’en trouvent profondément changés. La transmission des savoirs ne prime plus, c’est la formation de l’individu flexible, habitué à s’orienter par lui-même dans un univers de choix permanent et de compétition, à s’informer des opportunités qui se présentent à lui. Par un glissement significatif, la connaissance est assimilée à une « information utile ». Les réformes des systèmes scolaires et universitaires centrées sur l’«orientation active» sont des bons indices de cette mutation censée préparer les futurs salariés à leur « responsabilisation » individuelle sur le marché du travail.
Le capital humain
Le concept de «capital humain» est extrêmement important dans une conception que l’on peut dire proprement capitaliste de la connaissance. Ce concept a une origine précise. Si Staline avait parlé de l’homme comme du « capital le plus précieux », depuis le début des années 1960, c’est principalement à Gary Becker que le terme doit son succès dans la littérature économique comme dans toutes les sphères administratives et politiques. Pour cet économiste néoclassique américain, le « capital humain » est un bien privé procurant un revenu. Il est constitué d’un ensemble de ressources propres que l’individu cherche à accroître tout au long de son existence pour augmenter sa productivité, ses revenus et d’autres avantages personnels. Selon l’OCDE, le « capital humain » rassemblerait « les connaissances, les qualifications, les compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique »[16]. Mais le « capital humain » ne se définit pas tant par la nature précise de ses composantes, que par la manière dont le marché valorise certains atouts possédés par les individus. C’est la logique de la valeur qui sélectionne, hiérarchise, codifie et façonne les atouts en question : qualifications acquises dans le système de formation ou dans l’expérience professionnelle, mais aussi âge, sexe, beauté physique, couleur de peau, civilité, manière d’être et de penser, état de santé, etc.
Le « capital humain », comme le terme veut l’indiquer, est un stock cumulable, du fait des connaissances pratiques qui le constituent et qui peuvent augmenter par les apprentissages et l’expérience professionnelle. C’est ce que les économistes entendent signifier quand ils le définissent comme « le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporées aux individus »[17]. L’effort en vue d’accumuler du « capital humain » dépend entièrement du taux de rendement espéré. C’est ce gain qui est l’élément décisif du choix d’investissement. Selon cette conception radicale de l’homme économique, le financement de l’investissement doit dépendre des gains attendus. En fonction de l’importance relative de ces derniers, le financement doit être réparti entre l’État, l’entreprise et l’individu. Dans la doctrine néoclassique, l’État doit participer au financement eu égard aux « externalités positives » de la connaissance pour toute la collectivité, c’est-à-dire en proportion de toutes les conséquences bénéfiques qu’elle tire de l’élévation du niveau de compétences des individus. Mais il doit faire en sorte que, par la mise en place d’un marché de la formation et par l’édification d’une structure de financement adéquate, les individus supportent effectivement les coûts d’une formation qui augmente d’abord un capital individuel et des revenus futurs personnels.
On voit par-là que l’usage de cette notion participe d’une conception réductrice de la formation essentiellement considérée comme source de gains individuels pour le salarié et de gains de productivité pour l’entreprise. En ce sens, elle est strictement homologue à l’usage qui est fait de l’innovation dans le champ de la recherche.
Cette notion de « capital humain » est omniprésente dans le discours européen et elle a une portée structurante pour l’organisation institutionnelle des systèmes éducatifs. La conception du « capital humain » développée par l’OCDE et la Commission européenne dans les années 1990 est une version dure de la notion, alors que – par un quiproquo soigneusement entretenu – le discours politique à l’adresse de l’extérieur continue de laisser penser qu’il n’est question que d’« investissement dans le savoir », en particulier d’origine publique, ce qui a permis par exemple l’adhésion des syndicats européens. Du berceau à la tombe, le nouveau travailleur européen doit augmenter son « capital » personnel en «compétences», afin de maintenir en état et surtout d’accroître son « employabilité ». Mais dire les choses ainsi, c’est encore concevoir le rapport salarié «à l’ancienne». Le travailleur doit précisément convertir sa subjectivité de salarié en une subjectivité de capitaliste dont les actifs sont ses propres compétences qu’il doit rentabiliser sur le marché de l’emploi. C’est la conception qui inspire « l’éducation tout au long de la vie » et la réforme de l’Université.
Les conséquences pratiques les plus visibles de cette conception sont l’augmentation assez générale en Europe comme ailleurs des droits d’inscription universitaire. Dans un contexte de contrainte budgétaire, l’OCDE, la Banque mondiale et la Commission ont pressé les gouvernements à solliciter beaucoup plus les sources privées de financement des ménages et des entreprises. La tendance générale est à la privatisation accrue d’un financement supporté de plus en plus par les familles et les étudiants. Comme le note l’OCDE, «entre 1995 et 2006, […] selon la moyenne calculée sur la base des 18 pays de l’OCDE dont les données tendancielles sont disponibles, la part du financement public des établissements d’enseignement tertiaire a légèrement régressé: elle est passée de 78 % en 1995 […] à 72 % en 2006. Cette diminution s’explique essentiellement par une tendance qui s’observe dans des pays non européens, à savoir des frais de scolarité plus élevés et une plus grande participation des entreprises au financement des établissements d’enseignement tertiaire »[18].
La compétence
Les notions que nous venons d’analyser gravitent toutes autour d’un noyau central : la « compétence ». Le discours de l’école et sur l’école a été envahi par cette notion proliférante et polysémique. Elle imprègne tous les discours, toutes les analyses. Même la connaissance et les savoirs ne peuvent plus être réfléchis en dehors d’elle. Si l’on peut la comprendre dans des sens différents et si elle peut s’inscrire dans des contextes de pensée et d’action distincts, la notion est aujourd’hui utilisée selon une conception strictement économique de l’éducation qui relève d’un utilitarisme étroit.
Associée aux notions d’« apprentissage tout au long de la vie », d’« employabilité » et de « capital humain », cette notion a une portée stratégique dans le dispositif européen. La « compétence » est définie comme une capacité à réaliser une tâche à l’aide d’outils matériels et/ou d’instruments intellectuels. Elle se définit donc par un aspect pratique, opérationnel, à la différence de la notion rivale de connaissance. En ce sens, elle permet la jonction entre les champs économique et scolaire, ainsi que la domination symbolique et politique du premier sur le second. Avec elle, la dimension scolaire perd sa spécificité, l’institution perd son autonomie. Les contenus et les méthodes d’enseignement, les évaluations, les parcours des « apprenants » depuis leurs premiers pas dans l’école sont redéfinis à partir de cette catégorie, comme le montre la mise en place du livret électronique des compétences dès l’école maternelle. Elle permet de réinterpréter le travail spécifique de l’institution scolaire dans les termes de l’action productive et de gommer ainsi toute dimension éducative autre que la destination utile, rentable, mesurable des acquisitions scolaires. Elle permet également de créer un système d’équivalences, indispensable dans la perspective de l’apprentissage à vie, entre ce qui est le fait de l’institution scolaire et ce qui est acquis en dehors, en particulier dans le travail. La « compétence » ne s’apprend pas nécessairement comme la connaissance. Elle ne suppose même pas une institution scolaire et universitaire spécifique. Elle est donc particulièrement adaptée au paradigme de l’apprentissage à vie et à la diversité de ses modalités. En ce sens, elle participe non seulement à la domination de la logique économique, mais elle contribue aussi à la désinstitutionnalisation des instances de formation, et ce d’autant qu’elle est étroitement connectée avec l’exigence de flexibilité demandée aux travailleurs dans la «société de l’information». C’est une notion qui, dans le
Le paradigme européen de la connaissance discours européen, permet d’assurer l’hétéronomie de l’école et de l’Université, sa dépendance aux normes imposées par le marché de l’emploi flexibilisé.
Ce point est évidemment essentiel et permet de mieux comprendre la portée des réformes en cours dans le système éducatif et la nature des illusions qu’elles véhiculent. Dans le discours européen, les «compétences de base» traduisent le mot anglais skills. À ce dernier est généralement ajouté l’adjectif marketable, que l’on a traduit plus haut par «négociables sur le marché». Ce qui signifie que, selon ce discours, c’est le marché de l’emploi qui doit désormais dicter aux institutions scolaires et universitaires les contenus et les formes d’apprentissage dans la mesure même où le marché est la finalité normalisante de toute action éducative. On peut penser que cette désinstitutionnalisation à laquelle le discours dominant des compétences conduit va encore aggraver la perte de légitimité de l’école et des savoirs formalisés qu’elle continue à vouloir transmettre. On peut penser que l’école va même être le vecteur de contenus qui n’ont plus rien à voir avec sa fonction historique tant la notion de «compétence» est polysémique. Mais on doit se rappeler que, pour les promoteurs des réformes européennes, la seule instance disciplinante qui puisse légitimement conduire désormais les individus est le marché lui-même. C’est par référence au marché de l’emploi, lui-même lié aux autres marchés, que les individus vont s’orienter dans les différentes voies d’études, qu’ils seront incités à investir dans leur formation, qu’ils développeront des « motivations » pour élever leur niveau de compétences. D’où la radicalité, encore trop peu perçue, de ce discours des «compétences» que beaucoup d’enseignants reprennent à leur compte, souvent avec de bonnes intentions pédagogiques, sans prendre conscience qu’il est en train de miner l’institution scolaire et universitaire en détruisant les fondements historiques de sa légitimité. Car le système éducatif est désormais conçu comme une annexe institutionnelle du marché de l’emploi, dont les agents ont pour mission d’« accompagner individuellement » les élèves dans leur « orientation active », d’exercer vis-à-vis d’eux un coaching et un monitoring qui les amèneront à « optimiser leur potentiel » en vue de leur intégration, la seule dès lors qui vaille, dans le monde de l’entreprise. Il s’agira essentiellement pour l’institution scolaire d’apprendre aux apprenants la compétence suprême, la méta-compétence: celle de « se vendre » aux employeurs.
La conséquence sur l’enseignement ne se fera pas attendre longtemps: dilatation prévisible des « missions » de l’enseignant pour assurer ce monitoring personnalisé ; extension du champ d’action de l’école à tout élément individuel qui peut prendre de la valeur sur le marché du travail (comportement, profil psychologique, apparence physique, etc.); déperdition des savoirs qui ne pourront prouver leur efficacité auprès des employeurs. Le système éducatif, comme instance annexe du marché de l’emploi, n’en perdra pas forcément sa place dans les institutions de socialisation. Mais son rôle ne sera plus le même. Il est sans doute appelé à jouer un rôle normalisateur essentiel puisqu’en préparant les jeunes à l’entreprise, il se chargera d’une part d’inculquer la nouvelle norme par de nouveaux dispositifs d’« orientation active » et d’« accompagnement individuel », et il aura d’autre part une fonction éminente de contrôle social en enregistrant minutieusement, trimestre après trimestre, les évolutions personnelles, les « potentialités», le profil psychologique, les écarts à la norme sociale, tous éléments régulièrement consignés dans le livret des compétences qui suivra l’apprenant tout au long de sa vie.
- Cet article constitue le chapitre 2 de l’ouvrage «La grande mutation. Néolibéralisme et éducation en Europe », par Christian Laval, Isabelle Bruno et Pierre Clémant, Editions Syllepse, collection ‘Comprendre et agir’, Paris, 2010. Avec l’aimable autorisation des auteurs. ↑
- Nous en avons déjà analysé les grandes lignes dans plusieurs ouvrages précédents: Christian Laval et Louis Weber (coord.), op. cit., 2002 et Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, Le néolibéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, 2004. Plus récemment, cf. Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008. ↑
- Communication de la communauté européenne, Réaliser un espace européen d’éducation et de formation tout au long de la vie, 21 novembre 2001. ↑
- Conseil de l’Union européenne, Éducation et formation 2010, l’urgence des réformes pour réussir la stratégie de Lisbonne, mars 2004, p. 4. ↑
- Rapport de l’ERT, « Education for Europeans. Towards the Learning Society », February 1995, cité par Nico Hirtt et Gérard de Sélys, op. cit. ↑
- Cf. Gilles Raveaud, « Au cœur de la stratégie européenne pour l’emploi, le taux d’emploi », Éducation et Sociétés, n° 18, 2006/2, pp. 17-33. ↑
- On aurait tort de croire à une nouveauté radicale. Lê Thành Khôi, dans L’industrie de l’enseignement (Paris, Minuit, 1973), prenant acte de la phase d’accroissement des coûts de l’enseignement et des savoirs eux-mêmes, suggérait de centrer l’enseignement secondaire et supérieur sur les notions et savoirs essentiels (p. 211). ↑
- Le Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie (30 octobre 2000) place délibérément l’éducation et la formation tout au long de la vie dans une logique d’emploi : « La Commission et les États membres ont défini l’éducation et la formation tout au long de la vie, dans le cadre de la stratégie européenne pour l’emploi, comme toute activité d’apprentissage utile à caractère permanent visant à améliorer la connaissance, les qualifications et les compétences. Telle est la définition pratique adoptée dans le présent mémorandum comme point de départ de toute discussion ou action ultérieures». Le texte ajoute: «Tous les individus vivant en Europe, sans exception aucune, devraient bénéficier des mêmes possibilités leur permettant de s’adapter aux exigences des mutations économiques et sociales et de contribuer activement à construire l’avenir de l’Europe. » ↑
- Ibid., p. 9. « Il est admis que l’apprentissage se déroule dans de multiples contextes, formels et informels », in OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 1997. ↑
- Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Le Seuil, 2010, p. 142. ↑
- Cité par Alain Supiot, op. cit., p. 142, note 5. ↑
- OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 1997. ↑
- Comme l’indique l’OCDE, cette notion « est en adéquation avec les besoins engendrés par les mutations qui transforment profondément les pays de l’OCDE, lesquelles tiennent à des phénomènes tels que des périodes continues de croissance économique, l’innovation technologique, la mondialisation, la déréglementation des marchés, l’évolution démographique et l’essor d’économies nouvelles », in Analyse des politiques d’éducation, 1997. ↑
- www.etuc.org/a/2380?var_recherche=%Education (ETUC est l’acronyme anglais de la Confédération européenne des syndicats, CES). John Monks, secrétaire général de la CES, avançait ainsi en 2004 : « L’objectif de Lisbonne est très ambitieux: il s’agit de faire de l’économie européenne la plus compétitive du monde d’ici 2010 ! C’est un slogan. Mais la stratégie est bonne : il s’agit d’amener les Européens, patrons et travailleurs, à s’adapter aux changements du monde économique, à investir dans la recherche et l’innovation et à prendre l’habitude de la formation permanente », Eurinfo, n° 283, mars 2004. ↑
- Mémorandum, p. 33. ↑
- OCDE, Du bien-être des nations, le rôle du capital humain et social, 2001, p. 18. ↑
- Cf. Dominique Guellec et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Paris, La Découverte, 1995, p. 52. ↑
- OCDE, Regards sur l’éducation 2009, p. 236. ↑