Le 18 juin dernier disparaissait l’écrivain portugais José Saramago. Il était un de ces « ambassadeurs de nos brûlures et de nos rêves » (1) que nous regretterons. C’est le prix Nobel de littérature qui avait concentré sur lui la lumière des projecteurs. En 1998, c’est-à-dire sur le tard, pour un homme né en 1922 dans l’Alentejo. D’origine modeste, élevé par des grands-parents paysans analphabètes, toute sa vie aura été placée sous le signe de l’engagement. Communiste et athée, il ne s’est d’ailleurs pas fait que des amis dans son pays natal. Ces dernières années l’avaient encore vu s’engager ardemment dans le mouvement altermondialiste.
Pour ma part, je l’ai découvert avec Le Dieu manchot (2).
Une entrée en matière de rêve car ce roman est une pure merveille. Aussitôt apprivoisée l’originalité de son écriture – il abandonne la ponctuation traditionnelle au profit d’un flux continu où les dialogues se marquent par une simple virgule suivie d’une majuscule, sans que jamais cela nuise à la lisibilité – la lecture de ce roman procure de multiples plaisirs. L’histoire d’abord, ou plutôt deux histoires parallèles : début XVIIIème siècle, le roi Jean V fait construire à Mafra, Portugal, un palais-couvent démesuré, au prix de la souffrance et de la mort de nombreux ouvriers, pendant que les héros du récit, Balthasar Sept Soleils et Blimunda Sept Lunes, enfants du peuple, rêvent de construire, avec un jésuite inventeur hérétique, une machine « capable de monter au ciel et de voler sans autre combustible que la volonté humaine ». Folie des grandeurs chez les monarques, dure réalité pour le peuple, mais aussi rêve et utopie, Samarago tisse histoire et allégorie.
Les amateurs de belle écriture seront séduits par son style baroque, très oral, alternant avec fluidité réalisme et fantastique. D’autres découvriront un fragment d’histoire dominé, en ces temps de superstitions et d’Inquisition, par la Monarchie et l’Eglise, auxquelles l’auteur réserve quelques salves d’ironie, tantôt subtiles, tantôt violemment sarcastiques. Les révélations croustillantes sur la cupidité, la vanité et l’hypocrisie qui y règnent valent le détour.
Ce qu’il y a d’admirable, enfin, c’est cette proximité, ce point de vue qu’adopte l’écrivain : celui des laissés-pour-compte de l’Histoire, dont il dit si bien la souffrance comme la chaleur et l’amour. « Et s’approche aussi toute la foule, des milliers et des milliers d’hommes aux mains sales et calleuses, au corps épuisé à force d’avoir élevé, des années durant, pierre après pierre, les murs implacables du couvent, les salles immenses du palais, les colonnes et les piliers, les clochers aériens, la coupole de la basilique suspendue au-dessus du vide ». Saramago donne à l’Histoire une épaisseur humaine, faite de chair et de sang. Il fissure ainsi l’Histoire officielle, souvent désincarnée et somme toute fictive. C’est en cela qu’il est éminemment subversif.
La remise en cause des « vérités historiques » est également au coeur de son Histoire du siège de Lisbonne (3). Un correcteur – la cinquantaine ordinaire – ne peut résister à l’irrépressible envie de substituer un NON à un OUI dans un ouvrage d’histoire dont il fait la rédaction finale. Cette rupture aura des conséquences inattendues : il connaîtra enfin l’amour et franchira le pas de l’écriture. Oui, on peut modifier le cours de l’histoire, on peut dire non, puis construire autre chose. L’Histoire du siège de Lisbonne est aussi une relecture de la guerre qui opposa chrétiens et maures au XIIème siècle. L’écriture de Saramago y est moins lyrique, plus dense, plus classique peut-être, moins palpitante à mes yeux. Mais c’est affaire de goût. A vous d’en juger.
Plus récemment, j’ai lu La lucidité (4), une suite de L’aveuglement (5), où tous les habitants d’une ville étaient saisis de cécité. Une parabole. Une de plus. « Au lendemain des élections municipales organisées dans la capitale sans nom d’un pays sans nom, la stupeur s’empare du gouvernement: 83 % des électeurs ont voté blanc. Incapables de penser qu’il puisse s’agir d’un rejet démocratique et citoyen de leur politique, les dirigeants soupçonnent une conspiration organisée par un petit groupe de subversifs, voire un complot anarchiste international. Craignant que cette » peste blanche » ne contamine l’ensemble du pays, le gouvernement évacue la capitale. L’état de siège est décrété et un commissaire de police chargé d’éliminer les coupables – ou de les inventer. Aussi, lorsqu’une lettre anonyme suggère un lien entre la vague de votes blancs et la femme qui, quelques années auparavant, a été la seule à ne pas succomber à une épidémie de cécité, le bouc émissaire est tout trouvé. La presse se déchaîne. La machine répressive se met en marche. Et, contre toute attente, éveille la conscience du commissaire. » (6)
Il est deux chemins qu’il faut aimer parcourir pour éprouver du plaisir à lire ce Saramago-là. Si vous appréciez sa prose inimitable, fluide, baroque et sardonique, allez-y en toute confiance : du haut de ses 82 ans à l’époque, l’écrivain s’en est donné à cœur joie.
Si, par ailleurs, comme lui, vous vous passionnez pour la démocratie, vous trouverez matière à réflexion. Le titre en dit assez long : Saramago en appelle à la lucidité. De quelle lucidité s’agit-il en l’occurrence ? De celle des citoyens qui ont compris qu’il y a loin de la démocratie purement formelle que leur vendent les dirigeants… à la démocratie réelle à laquelle ils aspirent. Il est tout autant question du défaut de lucidité des partis dits démocratiques, de droite, du centre comme de gauche, qui se refusent à reconnaître le signal lancé par les citoyens. Petit échantillon, à la fois, du style de Saramago et de son propos (7) : « Qu’un homme politique du parti de droite entre quarante et cinquante ans, après avoir passé toute sa vie sous le parasol d’une tradition rafraîchie par l’air conditionné de la bourse des valeurs et bercée par le doux zéphyr des marchés, ait eu la révélation ou la simple preuve du sens profond de l’insurrection pacifique de la ville qu’il est chargé d’administrer est quelque chose qu’il convient de signaler et qui mérite toute notre reconnaissance, nous qui avons si peu l’habitude de phénomènes aussi singuliers. »
De la démocratie de marché, l’auteur se plaît à brocarder le cynisme des ministres (parfaitement conscients qu’elle n’est qu’un vernis, puis capables des pires manœuvres pour rétablir leur ordre), leurs querelles intestines, leur paternalisme qui cache mal un profond mépris envers les citoyens, leur autoritarisme, leurs « renvois d’ascenseur », le rôle des médias, ou encore la position ambiguë des religions.
Notes
- 1. L’expression est d’Eduardo Galeano
- 2. Disponible en poche, collection Points 174
- 3. Points 619
- 4. Seuil 2006, titre original en Portugais 2004
- 5. Collection Points
- 6. Présentation de l’éditeur
- 7. A propos du maire de la capitale, un des rares à se poser des questions, p. 123