GARNIER Jean-Pierre, Une violence éminemment contemporaine. Essai sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Agone, 2010, 243 p.
Voilà de la sociologie critique et analytique dans la pure veine marxiste et bourdieusienne. Avec une écriture remarquablement efficace, Jean-Pierre Garnier se penche sur le phénomène de la « gentrification » (ou « boboïsation »), qui touche le centre des grandes villes occidentales depuis deux décennies, ce qu’il faut bien appeler une « contre-révolution urbaine ». Les classes populaires sont priées de laisser la place à la petite bourgeoisie intellectuelle (PBI) qui, elle, a les moyens financiers de s’installer dans des quartiers rénovés, ripolinés et « nettoyés » à grands coups de subventions publiques. Ne faisant pas partie de la nomenklatura capitaliste, les membres de la PBI en véhiculent néanmoins les options idéologiques en choisissant leur camp. « Alors que, dans la division sociale du travail, les tâches de direction et celles d’exécution reviennent respectivement à la bourgeoisie et au prolétariat, ouvriers ou employés, il revient à la PBI d’assurer celles, toujours plus nombreuses et plus complexes, des rapports de production, à savoir les tâches de médiations : conception, organisation, contrôle et inculcation » (pp. 118 & 119). Paris est prise en exemple. Les quartiers de Belleville, Ménilmontant et du canal Saint-Martin sont désormais envahis par la nouvelle classe moyenne des architectes, enseignants, artistes et autres salariés de la culture. Pour expliquer le processus, il faut remonter à l’avènement d’une nouvelle « beaubourgeoisie » sous Pompidou, bénéficiant de l’appui du Centre national d’art et de culture (CNAC) et du Centre de création industrielle (CCI). L’auteur met en évidence le rôle des intellectuels et des sociologues, même « de gauche », qui ont cautionné cet infléchissement de la politique urbaine. En même temps que certains quartiers, c’est le vocabulaire lui-même qui a été rénové à partir du règne de François Mitterrand. Les concepts de lutte sociale ont fait place aux mots d’ordre consensuels (solidarité, multiculturalisme, tolérance, antiracisme, etc.) ; les analyses structuralistes ont cédé le pas aux études micro-sociologiques (les styles de vie, par exemple) ; la question du logement a escamoté la question sociale ; le conflit des générations a remplacé la lutte des classes ; l’enjeu de la mobilité a servi de prétexte à revoir à la baisse le « droit à la ville ».
Dans la dernière partie du livre, l’auteur décortique les émeutes de novembre 2005 en constatant que le pouvoir, à cette occasion, a cherché à territorialiser et à ethniciser la question sociale, en la confinant à la banlieue. Pour lui, la révolte avait bel et bien un caractère politique, même s’il n’a pas été clairement revendiqué par ses protagonistes. Elle est survenue après deux décennies de pourrissement de la politique de la ville qui a laissé les jeunes de la banlieue croupir dans le chômage, le désœuvrement et l’exclusion. La conclusion de Garnier est pessimiste : « À la violence orientée de la lutte des classes succède ainsi la violence erratique des déclassés, le prix à payer […] de la fin des idéaux d’émancipation et des programmes de transformation sociale, autrement dit des espérances collectives, célébrée depuis un quart de siècle au moins sous le label de la “fin des utopies”. Aussi est-il légitime, dût-on le déplorer, que la scène urbaine, désertée comme les autres par la politique devienne, pour ceux qui n’en peuvent plus, le théâtre d’(ex)actions qui ne relèveront plus que de la police. » (p. 243).
Bernard Legros