DEL REY Angélique, À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, La Découverte, 2010, 278 p.
La philosophe Angélique del Rey s’est penchée sur la « révolution des compétences » qui sévit dans l’enseignement depuis plusieurs d’années. Certes, elle n’est pas la première à soulever la question, mais elle le fait consciencieusement par une enquête poussée, qui doit autant à des recherches bibliographiques qu’à son expérience personnelle d’enseignante. Nous avons affaire à un livre engagé. Dans ses nombreuses tentatives de définition, l’auteure indique notamment que « Le sens d’une “compétence” n’est autre que celui d’une aptitude à réussir dans la vie standardisée par l’économie. » (p. 54). L’approche par compétences (APC) est tout à la fois un nouveau pouvoir normatif, « un formatage de la façon qu’on a d’acquérir le savoir et de le restituer dans des situations types censées représenter la vie moderne, la vie “réelle” » (p. 124), « un processus de modélisation de l’éducation comme marchandise » (p. 51), « la base des nouvelles stratégies compétitives » (p. 11), une « expertise de la réussite de la vie » (p. 141), et finalement « une fabrique de ressources humaines » (p. 18). Autrement dit, les compétences, en visant l’amélioration de la qualité de l’éducation, jouent un rôle dans la valorisation du capital ; il n’est dès lors pas étonnant que le patronat en fasse ardemment la promotion. L’APC est particulièrement développée au Québec (où elle est pompeusement baptisée « renouveau pédagogique »), en Argentine, et de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est l’Union européenne qui met le paquet sur elle. En France, les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) sont un des principaux foyers de propagation de l’APC. La « société cognitive » promue par celle-ci ne jure que par l’« efficacité », présentée désormais comme la valeur pédagogique centrale. Les savoirs doivent se montrer avant tout efficaces en toutes circonstances (économiques), permettre de communiquer et de (s’)informer. Del Rey fait aussi remarquer que de la mesure de l’acte, on est passé à la mesure de l’être, introduisant la psychométrie dans le monde scolaire. Les pédagogies nouvelles (Freinet, Decroly, Steiner, etc.) ont été peu ou prou récupérées, dans un sens utilitariste, par l’APC qui a détourné l’idéal de départ d’une pédagogie humaniste dans laquelle les compétences jouaient, bien entendu, un rôle positif.
L’auteure en vient à un concept fondamental, inspiré de Deleuze, à partir duquel elle lance sa contre-offensive : la reterritorialisation de l’éducation. Symétriquement, elle commence par déplorer sa déterritorialisation, dans laquelle elle voit un nouveau biopouvoir qui fabrique des individus abstraits, passifs, normés, sérialisés, déconnectés de leur monde commun sensible, dressés à servir l’économie triomphante, en un mot, « employables ». L’APC veut poursuivre coûte que coûte l’idéal du progrès en le réduisant à sa seule dimension technique. La question de l’évaluation est double. D’une part, il est demandé aux élèves de s’auto-évaluer – une vraie perversion pédagogique ; d’autre part, « la situation d’évaluation mise en place par le professeur, loin d’évaluer une compétence acquise, n’évalue jamais que la capacité de l’élève à s’adapter à la situation d’évaluation » (p. 126), ce que le monde de l’entreprise demande, en fait ! La notion d’« autonomie » est également omniprésente dans l’APC. Mais le sens du mot est subverti, car l’autonomie est dans ce cas « utilisée comme un levier pour la normalisation globale des comportements » (p. 131).
La reterritorialisation de l’enseignement dans l’ici et le maintenant permettrait de revaloriser la transmission à partir du réel de chaque situation, de ses déterminations biologique, culturelle, sociale, économique, etc. Cependant, « La territorialisation n’implique pas la fermeture sur soi de la situation d’éducation, c’est le contraire : chercher comment le monde s’exprime dans nos situations permet de les ouvrir au monde et à la multiplicité de ses dimensions. » (p. 264) Del Rey plaide pour que l’École prenne en compte les qualités émergentes des élèves lorsqu’ils sont confrontés aux situations vitales, plutôt que de susciter vainement l’intelligence à travers l’addition de compétences : « L’intelligence n’est pas une somme de compétences, mais un ensemble complexe, dans lequel certaines potentialités se développent au prix d’en atrophier d’autres. » (p. 148). Par contre, je suis moins convaincu par la généralisation de ces expériences pédagogiques novatrices dans des écoles à public défavorisé, relatées par l’auteure, qui ont abouti à des résultats aussi positifs qu’inattendus. Ayant moi-même enseigné dans une école à discrimination positive, je peux témoigner que ces « miracles pédagogiques » ne sont jamais arrivé dans mes classes… Ensuite, les spéculations vitalistes de la philosophe ne me semblent pas toujours d’une grande utilité pour les enseignants qui se débattent dans ces problèmes, ainsi lorsqu’elle parle « d’accueillir le négatif et la fragilité ». Enfin, on s’étonnera qu’elle ne fasse pas référence aux travaux de l’Aped, le nom de Nico Hirtt n’étant d’ailleurs cité qu’une seule fois (!) au long des 278 pages, sous la forme d’un renvoi en bas de page pour l’essai Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, co-écrit avec Gérard de Sélys. A nouveau une note enthousiaste pour conclure : je suis entièrement d’accord avec Angélique del Rey lorsqu’elle exhorte les enseignants à prendre des initiatives, sans attendre que le pouvoir règle le problème. Voilà un essai qu’on accueillera comme un clou de plus dans le cercueil de l’approche par compétences.
Bernard Legros