ARNSPERGER Christian, Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, éditions du Cerf, 2009, 310 p.
Suite à Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie (Cerf, 2006), Christian Arnsperger poursuit sa réflexion sur les voies possibles de sortie du capitalisme, cette « erreur anthropologique » qu’il convient de subvertir, de dépasser, mais sans garantie de succès, prévient-il. Là où certains auteurs critiques renâclent à dégainer l’artillerie lourde contre le capitalisme, l’économiste de l’UCL le désigne clairement comme la source de nos maux, tout en évitant d’en faire un simple ennemi extérieur, car le capitalisme se loge aussi au cœur de notre subjectivité, et c’est sur lui que nous fondons notre être-au-monde.
L’écriture est dense, didactique et requiert de la concentration de la part du lecteur. Mais, à condition de persévérer, celui-ci ne sera pas déçu de ce voyage initiatique vers le « militantisme existentiel critique » proposé comme viatique. La méthode préconisée ici comporte des « exercices économiques et politiques » destinés à ceux qui désirent s’arracher du champ horizontal du capitalisme pour monter verticalement vers un autre modèle de société, en ayant bien conscience que leur démarche doit commencer par une « acceptation critique » du monde tel qu’il est et va, ce qu’illustre la formule évangélique « être dans le monde, mais pas du monde ». La stratégie considérée ici se démarque autant de l’option classique révolutionnaire que du réformisme social-démocrate. Tant que nous n’aurons pas compris que le capitalisme est autant une culture, un état de conscience, et même une orientation de l’âme qu’un système politique et économique, nous n’aurons aucune chance de nous désaliéner : « Le capitalisme est devenu non seulement un système de fonctions économiques, mais aussi un système de significations culturelles et d’orientation existentielles premières. » (p. 61) On pourra s’étonner qu’un auteur anticapitaliste plaide pour un « libéralisme existentiel » qui cherche à « combiner responsabilité individuelle et solidarité collective au sein d’une “métaphysique sociale” ». La notion de progressisme témoigne de l’ancrage de la pensée de l’auteur dans un projet de gauche, cependant expurgé des fourvoiements qui ont empêché jusqu’à présent une réelle libération des individus et des collectivités (voir l’excellente analyse pp. 153-158). Arnsperger revient donc aux Lumières, quand les Pères fondateurs du libéralisme prônaient l’émancipation à l’égard de toutes les idoles, religieuses et séculières. Il réclame pour le citoyen – et les communautés, ajoute-t-il – la possibilité de choisir librement, sans peur des représailles, les axiomes avec lesquels il entend mener sa vie, ceux-ci pouvant être soit intra-capitalistes (croissance, travail, efficacité-concurrence, innovation, propriété et consommation) ou extra-capitalistes (simplification, démocratisation et universalisation). Les axiomes, et le système économique en question qui en dérive, répondent à des angoisses existentielles légitimes, comme la peur de la finitude. Mais les réponses qu’y apporte le capitalisme sont destructrices du lien social et de la nature. Plutôt que d’annihiler illusoirement ces angoisses, le militant existentiel, au sein de sa « communauté existentielle critique », leur cherchera des réponses en dehors du champ intégral capitaliste par le biais d’une « spiritualité radicale », à ne pas confondre avec le spiritualisme New Age, contre lequel l’auteur met en garde. Celui-ci reconnaît lucidement que la classe sociale la plus apte à s’engager la première dans le militantisme existentiel critique est la classe moyenne cultivée (soit sa fraction supérieure), parce que, contrairement aux riches et aux pauvres, ses membres sont moins enclins à céder au fantasme de distinction sociale (comme chez les premiers) et aux sirènes pulsionnelles du marketing et de la pub (comme chez les seconds). Le salut viendra des classes moyennes ou ne viendra pas ! Une critique cependant. Dans le sous-chapitre « Elargir la signification de la croissance », l’auteur écrit : « Une société de l’approfondissement et de l’élargissement ne doit même pas abandonner toute croissance matérielle » (p. 125). D’accord, mais en précisant alors qu’en vertu du deuxième principe de la thermodynamique, la croissance matérielle rencontrera un jour des limites, et qu’il est dès lors vain de persister à l’appeler de ses vœux et à compter sur elle.
Le chemin intellectuel emprunté par Christian Arnsperger continue d’être très personnel, déjà par ce mariage inattendu entre économie et éthique. Ses profondes réflexions seront précieuses à ceux qui s’apprêtent à faire concrètement sécession avec la pensée économique dominante. Reste à savoir comment le faire. Avant tout en lisant ce livre lumineux qui offre des solutions qui n’attendent plus que l’adhésion individuelle et collective.
Bernard Legros