Citoyen du marché ou école démocratique citoyenne ?

Facebooktwittermail

Dans la préface du référentiel « Etre et devenir citoyen », le ministre de l’enseignement obligatoire soulignait la finalité de l’enseignement secondaire. Citons-le : « l’objectif est que les enseignants, ayant en charge les élèves de la fin du secondaire, puissent disposer d’un outil qui leur présente, de manière succincte et attractive, une série de notions, de valeurs, d’institutions sur lesquelles se fonde notre société, une société dont ils seront bientôt des acteurs à part entière ».

Du point de vue du ministre[[Contributions à un devenir citoyen, Administration générale de l’enseignement et de la recherche scientifique – service du médiateur de la Communauté française.]], cette contribution à devenir citoyen constitue l’ultime étage de l’édifice de l’enseignement obligatoire, de la maternelle à la fin du secondaire.

Sur la même page, nous pouvons lire que l’esprit critique, la compréhension et la transformation de la cité dans un sens plus démocratique sont associés à l’objectif de l’évolution progressive de l’élève citoyen. En apparence, l’Aped ne peut qu’adhérer à une semblable approche du rôle de l’éducation scolaire dans la société. Toutefois, nous tenons pour une faiblesse non relative l’approche foncièrement idéaliste du rapport école-société-démocratie relaté dans cette brochure.

Au-delà des mots

En effet, nous déplorons l’absence d’un fondement matériel et dialectique dans la présentation faite des visées et enjeux de l’enseignement obligatoire.
Exerçant depuis plus de vingt ans, essentiellement dans le monde scolaire du professionnel, l’analyse de ma pratique m’enseigne qu’une école citoyenne, au sens progressiste, présuppose la mise en chantier d’une école structurellement démocratique.

Une éducation citoyenne sans les clés pour comprendre le monde ?

L’APED (avec d’autres mouvements progressistes) a suffisamment démontré que l’organisation de notre système scolaire accroît sensiblement les inégalités grandissantes, générées par l’essence même et les attentes de notre société capitaliste. Comme l’a démontré l’enquête réalisée par l’APED en 2008 [[« Seront-ils des citoyens critiques ? »]], la misère des savoirs de nos étudiants est criante.

Comment alors développer une véritable citoyenneté critique, susceptible de construire un monde plus juste et démocratique, si les outils pour comprendre le monde glissent irrémédiablement des mains de nos élèves ? Toutefois, l’horizon des inégalités est tristement bigarré. En effet, la pénurie des savoirs qui donnent force pour comprendre le monde affecte encore plus douloureusement les filières qualifiantes (enseignement technique et professionnel).

Une enquête « maison » sans prétention… mais ô combien révélatrice

Au sein de notre établissement scolaire, à la rentrée 2009, nous nous sommes livrés à un petit exercice. Certes, aucune dimension représentative ne peut être attribuée à ce genre d’activité.

Néanmoins, nous avons pu, de la sorte, objectiver nos impressions et surtout nos craintes.

Nous avons soumis nos élèves de 6ème et 7ème professionnelles (toutes options confondues) à un petit questionnaire relatif à la crise économique et sociale qui alimentait l’essentiel des conversations et tourments à l’époque.

Sur 45 réponses possibles, 42 estimaient que la crise aura des conséquences importantes ou très importantes sur leur proche avenir.

Par contre, quand on les interrogeait sur les causes et les enjeux majeurs de la crise, 9 élèves étaient incapables de rédiger la moindre ligne ; les autres se limitaient à des propos du genre « c’est la faute des banques », « c’est la faute des politiciens » ou encore « c’est la faute des deux », mais sans pouvoir, de leurs propres aveux, développer ne fût-ce qu’un semblant d’argumentation sérieuse et logique sur cette question ; 6 tentaient de combler l’espace disponible avec des répétitions et des slogans entendus ci et là. Personne ne fut capable de développer et d’articuler rationnellement ne serait-ce qu’une cause et un enjeu, alors que ce thème représentait, à leurs yeux, rappelons-le, une préoccupation majeure. De surcroît, sur les 36 réponses, 20 confondaient allègrement la cause et l’enjeu.

Enfin, il y avait une question sur leurs sources d’information. Ils ne citaient pas l’école mais, à l’unanimité, RTL et les radios privées (Contact, NRJ). Seuls 10 élèves déclaraient suivre en complément le JT de la UNE. Parmi ceux-ci, 2 affirmaient poursuivre, parfois, le chemin de l’information sur Antenne 2. 12 élèves soutenaient suivre, épisodiquement, le journal de TF1 mais pas un étudiant ne disait suivre, exclusivement, les journaux télévisés du service public belge et/ou français. Donc, même le type d’information préconisée par les télévisions et radios commerciales leur semble (heureusement peut-être…) trop hermétique. Que dire alors des informations émanant du service public ? Ce que les élèves déploraient, outre les problèmes liés au vocabulaire général et technique, c’est le rythme trop soutenu des présentateurs tv et radio et l’absence d’une pédagogie de l’information, adaptée à leur maîtrise de la langue française.

Par conséquent, l’enseignement obligatoire belge exacerbe les inégalités produites par le système économique en vigueur, tant sur le fond que dans sa forme. C’est pourquoi les élèves finalistes de 6ème et 7ème professionnelles finissent par accepter, malgré eux, d’être des « citoyens de division inférieure ». A quelques mois de leur entrée dans la vie active, beaucoup d’entre eux vivent cette situation comme une gifle psychologique permanente et une injustice sociale illogique et dommageable (c’était le cas pour près de 80 pour cent des élèves ayant « répondu » au questionnaire).

La pauvreté critique des couches sociales populaires est certes inhérente à la société capitaliste mais elle s’inscrit également dans un cadre scolaire inique où la citoyenneté devient une mystification d’un point de vue progressiste et un subtil et efficace adjuvant pour l’ensemble des forces conservatrices. Celles-ci, comme thuriféraires subjectifs de l’idéologie dominante, utilisent et utiliseront le prisme de la citoyenneté à l’école pour préparer davantage les élèves de classes populaires à se soumettre aux valeurs et institutions économiques, politiques et culturelles dont ils seront, par ailleurs, les premières victimes.

Quant à l’esprit critique des enfants de la bourgeoisie, au-delà d’un culturalisme de bon aloi (au mieux), il leur assurera la pérennité et, si possible, le renforcement de la justification des réalités dominantes dont ils seront, très majoritairement et très généreusement, les bénéficiaires. Exemple: en Belgique, 100 familles parmi les plus riches possèdent autant que les deux millions de Belges les moins bien nantis[[Solidaire du 3/12/2009]].

Le citoyen idéal : celui qui ignore l’idéologie du « pragmatisme » du marché

Telles sont les contradictions « citoyennes » qui se vantent d’incarner l’école démocratique en agitant l’étendard du libre choix scolaire, fils naturel de l’école considérée comme un marché et l’élève comme un quasi client.

Ajoutons à cela la modernisation d’une école mieux adaptée à la société actuelle et à ses exigences économiques pour enfin réduire le chômage des jeunes les plus fragilisés.

Quel astucieux sophisme que d’insinuer qu’un système scolaire puisse être créateur d’emploi et donc d’évolution favorable pour les classes sociales les plus défavorisées[[L’école sacrifiée, Nico Hirtt, éd. EPO 1996]].

Naturellement, dans le meilleur ou le moins mauvais des mondes, les arguments sont dépourvus de tout accent idéologique. Naturellement…Ils s’imposent par pur pragmatisme et révèlent, bien sûr, la seule réalité objectivement et efficacement réalisable. C’est évident, le capitalisme contemporain et le néo-libéralisme qui le soutient ne dispensent aucune vision de l’homme, de la société ni du sens de l’existence. Il va de soi que nos élèves et nous-mêmes pouvons quotidiennement vérifier que notre société est dépouillée d’une quelconque dimension idéologique. Allons, soyons sérieux ! Il y a bel et bien une idéologie capitaliste, fondée sur la concurrence, la compétition, la consommation, l’accumulation des richesses et l’individualisme triomphant. Et elle pénètre chaque jour au coeur de la vie de nos élèves[[L’école et la peste publicitaire, Nico Hirtt et Bernard Legros, éd. Aden 2007]].

Comment former des professeurs à l’éducation citoyenne en lisant des ouvrages critiques sans critique idéologique ?

Pour étayer l’aspect ironique de ce dernier intertitre, prenons comme référence la page « lectures » du trimestriel « PROF » de décembre 2009 (page 38). Neuf publications y sont commentées. Pour les 7 qui abordent des sujets consensuellement traités selon les critères de l’air du temps, point n’est fait mention d’un éventuel ancrage idéologique. Pourtant, un rapide coup d’oeil à la présentation de ces ouvrages indique clairement que l’idéologie dominante actuelle les sous-tend. Par exemple, pour ce qui concerne les droits de l’homme version Amnesty International, aucune réserve n’est émise sur le fait que cette association aborde souvent la question des droits humains en dehors de leur contexte politique, économique et social. Ce qui explique probablement pourquoi, sur les affiches distribuées aux écoles, A.I. renvoie dos à dos Palestiniens et Israéliens sur la question du respect des droits de l’homme.

En revanche, pour les ouvrages de B. Legros et de J.N. Delplanque (« L’enseignement face à l’urgence écologique ») et de N. Hirtt (« Je veux une bonne école pour mon enfant. Pourquoi il est urgent d’en finir avec le marché scolaire »), le jugement est bien différent. En effet, tout en reconnaissant la réflexion intéressante suscitée par le premier livre et la rigueur scientifique du second, le critique littéraire dénonce l’ancrage idéologique des co-auteurs ainsi que la dérive caricaturale et idéologique de N. Hirtt pour son attaque du libéralisme. Ainsi, plutôt que de critiquer les propos tenus pour éventuellement questionner l’idéologie dominante, on cherche à diluer la consistance pourtant reconnue des ouvrages en diabolisant leur connotation idéologique.

Conclusion

Pour conclure, on peut en déduire que le débat citoyen est plébiscité pour autant qu’il se déroule dans un contexte unidimensionnel[[L’homme unidimensionnel, H.Marcuse, éd. de Minuit Arguments, mais aussi La barbarie douce de J.P. Le Goff, éd. La Découverte 1999 et Le petit-bourgeois gentilhomme d’Alain Accardo, éd. Labor/Espace de libertés 2003 ]]. N’est-ce pas là une des explications de cette offensive si largement prônée par les classes dirigeantes (sur le plan économique et politique) en faveur de « l’éducation citoyenne » durant tout le périple de l’enseignement obligatoire ?