Personne n’aura échappé au battage médiatique qui accompagnait la diffusion du documentaire “Apocalypse”, consacré à la seconde guerre mondiale. Un battage payant, puisque les six épisodes ont valu à la RTBF d’excellents scores à l’audimat. En France, pas moins de six à sept millions de téléspectateurs ont été scotchés devant leur écran. La série a immédiatement été disponible en DVD, ce qui lui promet une diffusion plus large encore. Notamment dans les cours d’histoire. Dommage car, comme le souligne Lionel Richard dans le Monde diplomatique de novembre 2009, cette série documentaire donne “à voir, mais pas à réfléchir”(1). A l’exact opposé de la citoyenneté critique que l’école est censée promouvoir …
“Chapelet de poncifs”, “simplification caricaturale”, truffé d’erreurs historiques grossières, d’insinuations non justifiées et d’omissions. Au total, une “absence de respect intellectuel envers les téléspectateurs”. Le jugement de L. Richard, spécialiste du nazisme et de l’histoire culturelle, Professeur honoraire des universités et collaborateur régulier au Magazine littéraire, au Monde diplomatique et à l’Encyclopaedia Universalis, est très sévère.
Notez que les réalisateurs ne s’en cachaient pas : leur intention n’était pas de faire une lecture nouvelle de l’histoire de la Seconde guerre. Ils voulaient séduire le public le plus large possible, en mettant l’accent sur des images d’archives colorisées et sonorisées de manière inédite. Pourquoi pas, somme toute ? Ne sommes-nous pas dans la société de l’image …
Malheureusement, et c’est en cela qu’ils heurtent notre conception de la citoyenneté critique, leur travail alimente une vision de l’histoire pour le moins simpliste et idéologiquement orientée. Et c’est grave dans la mesure où, justement, ils ont touché des millions de citoyens, les confortant par la même occasion dans une série de contre-vérités, vu l’absence criante d’une prise de distance par rapport à ce qui est annoncé comme un “événement”.
Richard note qu’aucun historien n’apparaît au générique ! La combinaison de séquences reconstruites à partir de films d’archives majoritairement issus des organes de propagande des différents camps conduit à un “manque intrinsèque de vérité”. Un seul exemple ici (mais il y en a bien d’autres dans son article) : sur le front de l’Est, il y a une masse d’images tournées par les nazis, et presque rien pour illustrer le point de vue russe; à peine vingt secondes pour la population de Leningrad, pourtant assiégée de 1941 à 1944.
Mais le plus désastreux n’est pas là. Il réside dans le noyau même du discours qui est tenu aux téléspectateurs tout au long du documentaire. Le film alimente la fable – car c’en est une – selon laquelle 40-45 n’aurait été qu’un choc entre deux totalistarismes, le nazisme et le communisme, incarnés par Hitler et Staline. Les démocraties étant comme paralysées et victimes de cette confrontation. Voilà une réécriture de l’histoire bien commode au moins à deux niveaux. Un : en renvoyant dos à dos nazisme et communisme, le film s’inscrit dans un courant très consensuel, qui ne choque (quasi) personne et lui garantit une diffusion maximale (et cette stratégie est effectivement payante). Deux : en occultant l’arrière-plan économique et social (de l’Allemagne), l’appui des industriels aux nazis, les tergiversations des gouvernements français et britanniques (leurs suputations et leur anticommunisme), l’opportunisme des Etats-Unis qui auront attendu le bon moment pour tirer les marrons du feu, etc., les auteurs cachent les contradictions relatives au rôle et aux responsabilités des “démocraties”. Ainsi la thèse de ce film sert-elle parfaitement le maintien – aujourd’hui – des régimes de démocratie de marché. Autrement dit, tant que le slogan “lutter contre tous les totalitarismes” restera l’alpha et l’oméga de la “pensée” d’une majorité de citoyens, les chances resteront nulles de les voir se lever pour critiquer le système actuel et lutter pour un monde plus juste.
Il nous semble évident, enfin, qu’il y a une véritable filiation entre ce genre de document et certains films récents portant notamment sur le défi écologique. Nous pensons à des films comme “Home”, de Yann-Arthus Bertrand. Même battage médiatique, même façon de dédouaner le capitalisme de ses responsabilités, même tendance à culpabiliser l’individu au détriment d’une réelle critique du système. Alors, faut-il y voir une stratégie concertée ? Ou ces auteurs s’inscrivent-ils tout simplement dans la pensée consensuelle qui façonne l’idéologie dominante depuis la fin des Golden Sixties ? Quoiqu’il en soit, qu’ils agissent sciemment ou avec un manque total d’esprit critique, leur travail est néfaste puisqu’il brouille les pistes (non, les citoyens lambdas ne portent pas la même responsabilité que les propriétaires et autres capitaines d’entreprises multinationales). Ce faisant, ils retardent le moment où les mouvements sociaux se mettront en marche pour édifier un monde régi par le souci du bien commun.
Note 1. L. Richard, “Apocalypse” ou l’histoire malmenée, dans le Monde diplomatique, novembre 2009