1939. La guerre d’Espagne est quasiment pliée. Franco au pouvoir, la répression est terrifiante. Subsistent à peine quelques poches de résistance, réduites au maquis. Qui entretiennent l’espoir de voir renaître la République, un espoir plus vif encore – mais on sait ce qu’il en advint – quand la guerre mondiale prendra un tour favorable aux alliés.
Quatre femmes sont détenues dans le couvent-prison de Las Ventas, à Madrid. Elles sont tombées pour « délit politique », entendez qu’elles paient le prix de leur engagement.
Hortensia, volontaire de la milice et de la guérilla, est enceinte de huit mois quand tombe le verdict de sa condamnation à mort. Elle sera exécutée après la naissance de son enfant. Elvira, seize ans, est la petite sœur d’une des figures de proue de la guérilla. Tomasa a perdu les siens dans des circonstances abominables. Reme complète le groupe.
En dehors de la prison, nous suivons les pas de celles et ceux – sœur, mari, grand-père – qui aiment ces femmes et leur rendent visite. Entre eux aussi se nouent des liens très forts. Dans la plus pure tradition romanesque, une histoire d’amour, contrariée par les circonstances, va même se nouer.
Bien sûr, le propos est dramatique. Mais c’est surtout d’engagement, de dignité et de solidarité qu’il est question dans ce superbe roman, dont on sort dès lors ragaillardi.
Un des mérites de Dulce Chacon est d’avoir tissé en une fresque historique parfaitement cohérente le fruit d’un vaste travail de documentation et les récits épars qu’elle a recueillis. Elle l’a fait dans une langue économe, dépouillée, comme pour mieux s’effacer et laisser la parole aux personnages qu’elle a sortis du néant, à leurs gestes, à leurs sentiments …
Une amie de Sepulveda
C’est Luis Sepulveda qui m’a mené sur la trace de cette auteure majeure. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Au détour de ses « notes d’un carnet de moleskine », Une sale Histoire (Métailié 2005), j’étais tombé sur un texte émouvant, intitulé « Adieu, ma douce amie … »
« Parfois, le simple rituel du matin, tout chargé de vie, se teinte de mort. Ainsi aujourd’hui, lorsque j’ai allumé la radio, cette fidèle compagne, et reçu comme un coup de griffe la nouvelle de l’adieu définitif de mon amie Dulce Chacon, écrivain de race, fragile et forte, toujours décidée à défendre bec et ongles la tendresse et à donner de la tendresse aux combats pour la vie. […] Dulce Chacon était de ces écrivains qui, pour reprendre le poème de Brecht, sont indispensables. Le succès littéraire ne l’intéressait pas, ni le prestige d’être regardée ; son métier, sa vocation d’écrivain, sa persévérance à prêter sa voix à celles et ceux qui l’ont perdue conduisirent des vedettes de prix et d’agapes littéraires à la considérer comme un oiseau rare, ou une « ringarde » qui n’aimait pas les paillettes d’une post-modernité aussi prétentieuse que vide. […] J’ai participé avec elle à des rencontres et des colloques où elle préférait toujours intervenir la dernière, mais sa douceur se transformait alors en arguments puissants et tranchants lorsqu’il s’agissait d’appeler un chat un chat et une crapule une crapule. »
Venant d’un des auteurs contemporains que je vénère, un tel hommage m’a conduit à plonger, toute affaire cessante, dans le dernier roman de cette Espagnole effectivement fauchée prématurément – à 49 ans – par un cancer. Et j’y ai bel et bien trouvé les qualités que lui prête son ami chilien : « Dans son dernier roman, Voix endormies, si justement récompensé, célébré et loué par ses lecteurs, l’écrivain d’Estrémadure donnait la voix à ces femmes qui avaient souffert du pire de la dictature franquiste : la répression d’un système bigot et pervers, et un odieux machisme, ancré même chez ceux qui se disaient libertaires. Dulce avait parcouru l’Espagne, déterré des témoignages, dépoussiéré des souvenirs, afin que nous puissions écouter les paroles de ces miliciennes de la République qui ont entretenu l’espoir jusqu’au dernier moment. »
Dulce CHACON, Voix endormies,
Poche 10/18, 394 pages