Gratien Mokonzi est un bon compagnon de route de l’Aped. Au cours des dernières années il nous a communiqué de nombreux articles sur l’enseignement au Congo-Kinshasa. Il vient de publier, aux éditions L’Harmattan, un livre sur l’éducation dans l’ancienne colonie belge et m’a fait l’honneur de me proposer de le préfacer. C’est (à peu de choses près) le texte de cette préface que je vous propose ci-dessous en guise de recension.
Gratien MOKONZI Bambanota, De l’école de la médiocrité à l’école de l’excellence au Congo-Kinshasa, éditions L’Harmattan, collection Etudes Africaines, 195 pages, 20 €, ISBN 978-2-296-07904-5
Avant de rencontrer Gratien Mokonzi – fut-ce de façon seulement virtuelle, par le miracle de l’Internet -, je ne savais de l’école congolaise que ce que les hasards de mon éducation et de mon parcours professionnel et militant avaient bien voulu m’en conter. Que les colons et les missionnaires belges avaient généreusement apporté l’instruction et la civilisation aux pauvres nègres, comme on s’efforça de m’en convaincre dès mon passage à l’école primaire. Et qu’en dépit d’un siècle de cette « générosité », l’Etat belge n’avait pas, au jour de l’indépendance du Congo, formé un seul universitaire noir, comme je l’appris bien plus tard, quand ma conscience d’étudiant s’ouvrit enfin à la réalité sociale.
Grâce à l’ouvrage de Gratien Mokonzi, les clichés et les simplifications s’effacent au profit d’une analyse toute en finesse et en nuances. L’auteur nous conduit à la découverte des chemins complexes qui conduisirent l’école congolaise, depuis les balbutiements de l’ère coloniale, en passant par les espoirs et les réalisations des premières années de l’indépendance, jusqu’à la « descente aux enfers » de la dictature mobutiste et aux défis actuels.
L’époque coloniale
Sans se départir d’un regard dialectique, qui ne saurait nier absolument tout apport objectif de la colonisation en termes de développement, Gratien Mokonzi ne laisse planer aucun doute quant à la nature essentielle de ce que fut l’école congolaise sous la domination belge. Entre les colonies scolaires du début du XXe siècle, où « les élèves sont réveillés au clairon et se rendent au réfectoire en défilant au pas » et les colonies agricoles et professionnelles, il n’y a place dans l’enseignement du Congo belge que pour l’instruction militaire des recrues de la Force publique et un enseignement exclusivement professionnel, « l’unique à être estimé acceptable pour les indigènes ». Et même si, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’exploitation économique de la colonie « requiert de plus en plus la collaboration des nègres qualifiés », le bilan de la politique éducative imposée par la puissance coloniale est sans appel : « une politique, nous dit Mokonzi, caractérisée par une forte orientation paternaliste et utilitaire. (…) L’enseignement est (…) volontairement très réduit; la formation d’une élite capable d’accéder, ultérieurement, à de grands postes de responsabilité n’étant pas envisagée par la politique scolaire coloniale ».
Cette orientation est perceptible jusque dans les méthodes d’apprentissage : « didactique du maître et de l’esclave, fondée sur une relation verticale entre les deux acteurs du processus enseignement-apprentissage, relation d’imposition et non de collaboration. Didactique du savant et de l’ignorant, en fonction de laquelle l’éducation ne peut développer une conscience nationale susceptible d’impulser le développement du pays au lendemain de son indépendance ». Ces pratiques laisseront des traces profondes dans la tradition pédagogique et constituent, aujourd’hui encore, l’un des grands obstacles à la réforme de l’enseignement congolais.
L’ère du mobutisme
Après l’indépendance, un vent d’espoir souffle sur l’école congolaise. La réforme du système éducatif de 1961 permet une importante expansion de la scolarisation. De 1959 à 1965, les effectifs d’élèves et d’étudiants augmentent de 23 %. Mais le coup d’Etat de 1967 et l’instauration de la dictature mobutiste mettent rapidement fin à ce souffle d’air nouveau. Gratien Mokonzi nous décrit comment le régime de Mobutu instaure peu à peu un contrôle étroit du système éducatif, « secteur hautement stratégique, à la fois à cause du nombre important des personnes qu’il emploie et du pouvoir que recèle l’éducation d’armer le peuple des instruments d’analyse et de remise en question d’un régime politique dictatorial ».
La décision de Mobutu de nationaliser tout l’enseignement congolais aurait sans doute pu paraître une disposition progressiste, à tout le moins aux yeux du défenseur de l’école publique et laïque que je me trouve être. Mais à y regarder de plus près — et c’est bien dans ce regard proche, à la fois précis et nuancé, que réside tout l’intérêt de l’ouvrage de Mokonzi — cette nationalisation ne pouvait que sombrer dans la bureaucratie, tant le pouvoir se trouvait coupé du peuple et dès lors l’école coupée des aspirations populaires. De toute manière, le dictateur comprend vite que « s’occuper seul de tout le système éducatif, du primaire à l’université constitue, ni plus ni moins, un fardeau dont le gouvernement mesure de plus en plus le poids et dont il veut à tout prix se décharger ». Après trois ans, Mobutu rétrocède donc aux Églises catholique, protestante et kimbanguiste la gestion des écoles qui leur appartenaient dans le passé.
En 1993, après un quart de siècle de dictature, les dépenses d’enseignement s’étaient effondrées à 0,2 % du budget de l’Etat. Contre 27 % pour la Défense nationale… La détérioration des conditions d’apprentissage et la paupérisation des enseignants qui en ont résulté sont longuement décrites par l’auteur. En dépit des efforts réalisés par le nouveau gouvernement de la RDC, dont le président et le gouvernement ont retenu l’éducation parmi les priorités de leur programme d’action, les taux brut de scolarisation restent aujourd’hui très faibles : 64% au primaire, 19% au secondaire. Sur 100 enfants qui entrent en première année primaire, 25 seulement atteignent la 5e année après quatre années scolaires.
Pistes et propositions
Mais Gratien Mokonzi ne se contente pas de stigmatiser l’état dramatique de l’école congolaise et d’incriminer le passé. Il s’attaque également aux causes profondes, tantôt pédagogiques, tantôt culturelles du marasme où se débat l’éducation dans son pays (et sans doute pas seulement dans son pays). Et surtout, il se penche, dans un long et important chapitre final, sur des pistes en vue de sortir de l’ornière. Outre un meilleur financement et une meilleur gouvernance, parmi d’autres pistes trop nombreuses pour être évoquées ici, il nous propose un vibrant plaidoyer en faveur de la pédagogie active et coopérative, où il voit, sans doute à juste titre, l’une des issues au drame éducatif actuel.
Cette réflexion est d’autant plus importante à l’aune des menaces que la mondialisation fait peser sur les systèmes éducatifs. Sous la pression de divers organismes internationaux, tels l’OCDE et la Banque mondiale, l’enseignement est de plus en plus poussé dans la direction d’une « instrumentalisation » au service de la compétition économique. Les discours de ces institutions ne manquent pas d’incriminer parfois les « méthodes pédagogiques traditionnelles » en lesquelles elles voient un frein à leur quête de flexibilité et d’adaptabilité de l’enseignement et à son recentrage sur les « compétences » que réclament désormais les marchés du travail. Sous le couvert d’innovation pédagogique, ces organismes sont parvenus à imposer dans de nombreux pays une approche didactique dite « par compétences », qui a résulté en une profonde déstructuration des savoirs scolaires. Le plaidoyer de l’auteur du présent ouvrage en faveur d’une pédagogie active et coopérative vient donc à point nommé nous rappeler que l’innovation des pratiques enseignantes peut poursuivre d’autres voies que celles où veulent nous enfermer ces représentants du monde de l’industrie et de la finance. L’institution de citoyens critiques et conscients ne se fera pas par les mêmes méthodes pédagogiques que celles que requiert la seule formation de travailleurs flexibles et de citoyens obéissants.
Et que l’on ne voie pas là un mépris du travail ou de la formation professionnelle. Parmi les nombreux thèmes et pistes qu’il aborde, Gratien Mokonzi m’a particulièrement charmé lorsqu’il s’arrête soudain au « déclin du travail comme moteur du développement individuel et collectif », déclin qu’il perçoit non seulement dans le travail scolaire mais également dans une certaine « négligence généralisée » du travail manuel. Le refus du travail, le refus de l’effort, voilà qui ne manquera pas, en effet, de heurter et d’inquiéter tout pédagogue. L’auteur nous cite, à ce propos, cette admirable réflexion du grand pédagogue soviétique que fut Anton Makarenko : « au même titre que n’importe quel langage, le travail construit les rapports humains et les consolide en établissant une véritable communication entre les membres de la communauté pour lequel l’action crée l’homme nouveau […] l’homme qui travaille ne fait pas seulement et ne fabrique pas seulement les choses, il se fait et se fabrique lui-même ».
« Sans être marxiste, écrit Gratien Mokonzo, on peut néanmoins admettre le projet philosophique de Makarenko ». Certes. Et en étant marxiste, je ne puis qu’applaudir celui de Gratien Mokonzo.