Outre leur nationalité, ces deux jeunes journalistes italiens présentent bien des points communs. Et cela nous donne deux ouvrages passionnants de bout en bout. Dont des extraits pourront être lus en classe.
Tous deux se sont risqués au coeur même des systèmes qu’ils entendaient dénoncer : la camorra pour l’un, le trafic d’êtres humains pour l’autre. Tous deux ont doublé leurs observations personnelles d’une étude minutieuse des sources d’information disponibles (presse, archives judiciaires, etc.) Tous deux nous livrent certes leur lot de récits révélateurs, mais se refusent au sensationnalisme. Ils nous donnent, par leur analyse systémique, les clés pour comprendre des pans entiers du monde contemporain. Enfin, ce qui ne gâche rien, nous avons affaire à d’authentiques écrivains, servis par des traductions impeccables !
ROBERTO SAVIANO, Gomorra. Dans l’empire de la camorra, Gallimard 2007, 359 p., 21 €
“Ce ne sont pas les camorristes qui choisissent les affaires, mais les affaires qui choisissent les camorristes”. Traduisez : le système mafieux ne se développe pas à la marge de l’économie “légale”; au contraire, s’il prospère, c’est qu’il en sert les intérêts. “En terre de camorra, comprendre les mécanismes de domination des clans, leurs moyens d’enrichissement, leurs circuits d’investissement, c’est comprendre comment fonctionne notre temps, partout et pas seulement sur un territoire circonscrit.”
Saviano ne voulait cependant pas nous servir un énième essai sur la mafia. On est plutôt ici en présence d’un reportage littéraire, avec toute l’humanité que cela suppose. Né à Naples en 1979, philosophe de formation, habité par une profonde colère envers ce que la camorra a pu faire de sa région, il désirait “comprendre s’il était encore possible de donner les noms, un par un, de montrer les visages, de déshabiller le corps du délit et de trouver sa place dans la construction du pouvoir. Si l’on pouvait encore suivre comme des cochons chasseurs de truffes les dynamiques du réel et de l’affirmation de l’autorité, sans métaphores, sans demi-mesures, uniquement avec la lame de l’écriture.”
Et il est allé fort loin dans ce désir. Secteur par secteur, il nous relate l’organisation des clans, leurs activités, leurs guerres internes, quelques-uns de leurs actes de barbarie. Il donne des noms, tous les noms qui comptent, parmi ces “entrepreneurs” qui poursuivent un seul but : le pouvoir le plus absolu possible (avant que la mort violente ou la prison à vie fassent place à d’autres), au mépris le plus total des conséquences humaines, sociales et environnementales. Pourtant, si sa charge lui vaut d’être menacé de mort par la camorra – et de vivre désormais un enfer -, c’est sans doute parce qu’elle est iconoclaste : bien sûr, la mafia continue de faire de l’argent avec ses traffics illégaux traditionnels (drogues, êtres humains, etc), mais elle s’est surtout parfaitement adaptée à l’économie capitaliste mondialisée, en sous-traitant des parts entières du commerce des armes, de la construction ou de la confection (e.a. pour les plus grandes maisons de mode italiennes). Avec des effets dévastateurs, parfois bien loin des terres abandonnées à sa loi.
FABRIZIO GATTI, Bilal sur la route des clandestins, éd. Liana Levi 2008, 478 p., 21 €
“Je cherchais à comprendre pourquoi des milliers d’hommes et de femmes s’embarquent sur des rafiots destinés à couler […] Pourquoi ne renoncent-ils pas ? Ne sauvent-ils pas leur peau ? Ne font-ils pas demi-tour ? Je voulais découvrir ce que la route pour l’Europe a de plus effrayant que la mort en mer. Et je l’ai découvert. Ici dans le désert, j’ai rencontré des morts-vivants.”
Le journaliste italien s’infiltre parmi les émigrants africains qui rêvent d’atteindre l’Europe via le terrible désert du Ténéré, la Lybie et la non moins mortelle Méditerranée. Il parvient même à pénétrer dans la cage sordide du centre de rétention de l’île de Lampedusa, Italie. Il en revient avec un livre impressionnant. Tant par son contenu que par sa qualité littéraire (bravo au traducteur JL Defromont). Certes, les grands médias nous ont déjà informés des flux migratoires, de la “forteresse” de l’espace Schengen, du trafic des êtres humains, de la mort de nombreux candidats à l’exil, de l’existence des centres fermés pour étrangers et des déportations. Mais Gatti a risqué sa peau pour nous rapporter un témoignage plus en profondeur, au plus près de la réalité concrète de ces “morts-vivants ” prêts à tenter le tout pour le tout. Et qui ne maîtrisent plus rien de leur destin, une fois dans les griffes de ce marché de dupes. Un témoignage admirable d’humanité, de fraternité, d’intelligence et d’engagement. Un document unique aussi pour ce que nous apprenons sur le système du nouvel esclavage international. Car jamais l’auteur ne se laisse distraire de son objectif premier : rendre compte de ce qu’il observe, nous donner à comprendre notre monde, en somme.