Etre dépendant, « accro », addicted. . A une drogue prétendument douce ou dure, à une relation, une personne, voire un rituel ou une habitude ; les expressions en français ou en franglais ne manquent pas pour désigner cet état particulier d’asservissement, qu’il soit réel ou figuré. Les dépendances sont donc multiformes (alcool, médicaments, substances illicites, jeux, cyberdépendance, dépendances affectives, etc.), et pour de nombreux dépendants elles sont cumulatives (cas des poly-toxicomanies).
La recherche biomédicale appréhende les dépendances comme une maladie de la neurophysiologie du cerveau, ce dernier se transformant au fil chaotique de l’addiction [[Lowenstein W, Ces dépendances qui nous gouvernent, Paris, Calmann-Lévy, 2005]]. Sur un plan phénoménologique, la dépendance se caractérise par un mécanisme de compulsion, une perte de maîtrise, qui se traduit par une impossibilité de dire « non » à l’objet auquel on est aliéné, et sur lequel la volonté n’a plus aucune prise.
Dans tous les cas, la dépendance est une maladie de l’excès, du « trop », de l’ « hyper » (consommation) et des émotions. Elle génère une souffrance physique et psychique chez tous ceux qui en sont atteints (sans compter l’entourage, pour lequel les retombées sont souvent retentissantes également). Un arrêt brutal de la consommation entrainera chez le dépendant un état de « manque », qui s’accompagnera la plupart du temps d’un syndrome de sevrage. S’affranchir d’une dépendance, relève généralement d’un « parcours du combattant », souvent émaillé de nombreuses rechutes, avant que n’apparaisse « le bout du tunnel ».
Du point de vue de la collectivité, les dépendances ont un impact socioéconomique majeur
(assurance-maladie et soins de santé, absentéisme au travail, chômage, aide sociale..). Il ne faudrait toutefois pas, en l’espèce, opposer de manière antinomique le niveau individuel et collectif, car les deux convergent dans un même phénomène que nous pouvons désigner par le terme de dé-liaison. Par ce terme, nous voulons signifier que les dépendances, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, manifestent une tendance à la rupture du lien social.
Mais, en quoi la pédagogie est-elle concernée par ce phénomène, et que peut-elle ?
Disons d’emblée qu’elle ne se substitue évidemment pas à la prophylaxie médicale, ni aux prises en charge et accompagnements thérapeutiques dès lors que ceux-ci sont requis. En revanche, nous formulons l’hypothèse que la pédagogie apporte des repères éducatifs qui peuvent s’avérer structurants, et donc préventifs, à partir du moment où ceux-ci fonctionnent comme des ressources créatives.
Expliquons-nous.
Tout d’abord, il n’est pas inutile de se rappeler que la pédagogie concerne avant tout les jeunes en tant que citoyens et adultes en devenir. Dès lors, il est intéressant aussi de nous interroger sur la représentation que nous nous sommes formée de la jeunesse. Il nous semble que cette représentation peut être interrogée à partir de la dichotomie suivante : la jeunesse est-elle un facteur de risques ou un potentiel (de créativité) ?
Si notre représentation penche vers le premier terme de l’alternative, notre conception de la pédagogie aura tendance à se ramener à un ensemble de prescriptions de comportements (prescriptions faites en vue de juguler (souvent illusoirement) des risques, imaginaires ou réels). Si nous optons pour le second terme, il y a alors lieu de concevoir la pédagogie comme une pratique d’émancipation (sans recette, ni baguette magique), mettant en jeu et conférant un espace à une parole subjective.
Mais, attention : la parole subjective ne se rapporte ici à aucune entité individuelle préexistante. Elle relève de ce que nous nommerons avec Félix Guattari des « agencements collectifs de subjectivation ».
Dans ce contexte, « la subjectivité est en circulation dans des ensembles sociaux de différente taille : elle est essentiellement sociale, et assumée et vécue par des individus dans leurs existences particulières. La manière dont les individus vivent cette subjectivité oscille entre deux extrêmes : une relation d’aliénation et d’oppression, dans laquelle l’individu se soumet à la subjectivité telle qu’il la reçoit, ou une relation d’expression et de création, dans laquelle l’individu se réapproprie les composantes de la subjectivité, produisant un processus que je qualifierais de singularisation. » [[Guattari F, Rolnik S, Micropolitiques, Paris, Seuil, Les empêcheurs de penser en rond, 2007]]
Situées à l’articulation du biologique, de la subjectivité et du social, les dépendances croissent sur la ligne de la première extrême : celle de la relation d’aliénation et d’oppression, conduisant à la dé-liaison. Face à cela, la pédagogie n’accomplit aucune mission salvatrice et n’opère aucun miracle, mais elle peut proposer une alternative à cette ligne mortifère pour autant qu’elle favorise l’autre pôle de la subjectivité.
En effet, c’est en favorisant une relation d’expression et de création ré-appropriative, que la pédagogie peut exercer une fonction à la fois formatrice des individus, mais aussi contribuer à une prévention des phénomènes de dé-liaison et de ruptures du lien.