Selon l’OCDE, les dépenses annuelles en faveur de l’enseignement de ses Etats membres s’élèvent à mille milliards de dollars. Quatre millions d’enseignants, 80 millions d’élèves et étudiants, 320 000 établissements scolaires (dont 5 000 universités et écoles supérieures de l’Union européenne) sont à présent dans la ligne de mire des marchands. Pour libérer ce marché, il faut que les Etats européens se désengagent de leurs responsabilités dans l’éducation et la formation.
Depuis une trentaine d’années, textes et rapports de l’OCDE servent à encourager et à guider les différents gouvernants dans les réformes de l’enseignement public. Les tenants de cette stratégie sont conscients qu’il faut beaucoup d’efforts et de doigté aux responsables politiques pour réussir le démantèlement de l’essentiel du service public de l’enseignement.
L’éducation nationale française n’échappe pas à cette « libéralisation » définie par l’U.E, en 2001, dans la Stratégie de Lisbonne.
Une stratégie qui trouve ses racines dans les travaux de la Table ronde européenne des industriels ERT (Fondée en 1983), (groupe de pression patronal auprès de la Commission européenne).
En effet, dès 1989, ERT publie un rapport intitulé Education et compétence en Europe. Elle y affirme sans détour que « l’éducation et la formation… sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise ». Puis elle déplore que « l’enseignement et la formation soient toujours considérés par les gouvernements et les décideurs comme une affaire intérieure. Elle regrette que « L’industrie n’ait qu’une très faible influence sur les programmes enseignés ».
Elle explique cette faiblesse par le fait que les enseignants auraient « une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit ». La conclusion s’impose : industrie et établissements d’enseignement devraient travailler « ensemble au développement de programmes d’enseignement », notamment grâce à « l’apprentissage à distance ».
En 1991, ERT franchit un pas supplémentaire en affirmant qu’ : « Une université ouverte est une entreprise industrielle, et l’enseignement supérieur à distance est une industrie nouvelle. Cette entreprise doit vendre ses produits sur le marché de l’enseignement continu, que régissent les lois de l’offre et de la demande. » (1)
Pour l’ERT, les étudiants sont des « clients » et les cours des « produits ». Et elle souligne « la nécessité d’engager des actions pour étendre la portée, l’impact, ainsi que les applications, de l’apprentissage ouvert et à distance pour rester compétitif au niveau du marché global ». La « réalisation de ces objectifs exige des structures d’éducation » qui « devraient être conçues en fonction des besoins des clients.»
La même année La Commission publie, son Livre blanc sur l’éducation et la formation (2), qui répond aux exigences de l’ERT. Le 6 mai 1996, les ministres de l’éducation des Quinze décident d’ « encourager les actions de recherche sur les produits et les processus d’apprentissage, éducation et formation à distance inclus, la création et la conception de logiciels éducatifs multimédia (3)
A la lumière de ce que préconise la Commission européenne, c’est le consensus « former le travailleur, instruire le citoyen, éduquer l’homme », qui traduisait, tant bien que mal, le lien entre les valeurs héritées du siècle des lumières et l’intérêt du capital, qui est en train d’être remis en cause. « Employabilité, flexibilité et mobilité » seront les seules normes d’une éducation « marchandisée ».
Programmer l’échec scolaire: réformer…réformer l’école
En France, la mise en place de la marchandisation de l’Education et de la formation passe par la remise en cause de l’école publique et laïque. Celle-ci occupe dans la mémoire collective, héritée des siècles des lumières, une place prépondérante. En effet, il faut remonter à Condorcet (1791-1792) pour mesurer l’enracinement de l’instruction publique, forgeron du citoyen. C’est dire qu’elle représente un verrou de taille aux yeux des marchands et son démantèlement n’est pas chose aisée.
Pour réussir son dépeçage, deux stratégies, idéologique et politique, sont en œuvre depuis une trentaine d’années.
L’idéologique consiste à discréditer le savoir, à détourner la finalité de l’école publique, à saper l’autorité, à confondre massification et démocratisation. Enfin porter à l’école le lourd fardeau du chômage et de la précarité. Cette tâche est dévolue à certains pédagogues des sciences de l’éducation. La violence physique et verbale dans le milieu scolaire en est l’un des symptômes.
La stratégie politique, légitimée par l’idéologique, sert à élaborer des réponses à la « crise chronique programmée» de l’école. C’est le rôle des « réformes » de l’éducation nationale. La lutte contre l’échec scolaire étant le leitmotiv de tous les réformateurs: …L.Jospin, J.Lang, F.Bayrou, C.Allègre, L.Ferry et aujourd’hui, X.Darcos.
D’inspiration de droite ou de gauche, les réformes agissent sur deux fronts. Tout en flattant le « client-élève » et le « parent-usager », elles allégent les programmes, baissent les niveaux d’exigence avec son corollaire, la diminution horaire des cours d’enseignement et la suppression de postes…
Souvent une flatterie est d’autant plus crédible qu’elle s’accompagne du discrédit d’un « prétendu adversaire » : le professeur et son statut social et moral.
Sur ce point, C.Allègre a excellé. Tout en mentant sur l’importance de l’absentéisme des professeurs (12% au lieu du pourcentage officiel 5,4%), il programme le « dégraissage du mammouth ». Expression qui fait écho à celle du Premier Ministre A.Juppé, « mauvaise graisse », utilisée en 1995, pour justifier des suppressions de poste dans la fonction publique.
Entretenir la crise dans l’Education Nationale telle semble être la fonction des réformes ministérielles avec comme première conséquence une crise de confiance en l’école publique. C’est le début d’un processus de divorce d’avec « le client usager ».
Un pas supplémentaire vient d’être franchi avec la suppression de 11200 postes de professeurs et de plusieurs classes du Primaire. Plus grave encore, comme ses prédécesseurs, l’actuel Ministre de l’Education Nationale fustige l’échec scolaire dans le public alors que « … l’enseignement privé a fait la preuve de sa capacité à accueillir des publics très divers, y compris des élèves en difficulté, et à leur proposer une pédagogie et un encadrement leur permettant de renouer avec la réussite scolaire… » (4)
Mieux encore, face à la crise scolaire dans les banlieues, l’école privée est appelée à l’aide par X. Darcos, car « …Leur savoir-faire reste trop souvent aux portes de la banlieue parce que nous refusons de leur donner les moyens permettant de répondre à la demande. Je suis le ministre de toutes les formes d’enseignement, et je veux offrir aux familles la même liberté de choix que celles dont disposent les familles des centres urbains.» (4)
Et tout naturellement, le Ministre annonce à l’école privée, la bonne nouvelle « …Dès cette année, un fonds d’intervention spécifique « Espoir banlieues » sera créé sur le budget de l’Education nationale pour permettre le financement des dépenses de fonctionnement des établissements privés qui accepteraient d’ouvrir des classes dans les banlieues. Je me fixe un premier objectif pour la rentrée 2008, la création de 50 nouvelles classes de l’enseignement privé dans les banlieues et je couplerai chaque fois que possible ces projets d’ouverture de classe avec les internats d’excellence. » (4)
Une telle prédisposition ne va pas sans des mesures permettant de « desserrer les contraintes qui pèsent sur la répartition des effectifs entre le public et le privé, afin de permettre à tous les parents qui le souhaitent d’inscrire leurs enfants dans une école sous contrat. » (UMP Programme présidentielle, Enseignement scolaire)
Cette volonté ministérielle de créer des écoles privées dans les banlieues donne une plus forte tonalité au discours du Président de la République à Latran où il énonce que « …Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. »
Au rabbin et à l’imam de prouver qu’ils sont à la hauteur de leurs collègues chrétiens ; l’école leur est ouverte.
Saper la crédibilité de l’école publique et laïque, encourager l’école privée ne va pas sans le désengagement de l’Etat de son rôle de garant d’un enseignement public de qualité. C’est le rôle dévolu à la décentralisation. Car, comme l’affirme l’ancien ministre de l’Education, L. Ferry, « L’éducation ne saurait à cet égard, s’exempter du mouvement par lequel la République se décentralise. »(5)
Enfin, pour briser l’unicité et l’égalité dans l’école publique, les réformateurs préconisent l’autonomie des établissements afin de d’ « instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut. »(C.Allègre, février 1998)
Tout compte fait, le plan social est à l’entreprise, ce que la réforme est à l’école publique.
Le premier annonce aux salariés leurs licenciements et la restructuration ou la fermeture de leur entreprise, le second, des suppressions de postes et le démantèlement de l’école publique.
Au nom de la modernisation et de la compétitivité capitaliste, réforme est devenue synonyme de régression.
(1)Rapport sur l’enseignement supérieur ouvert et à distance, 24 mai 1991
(2) Livre Blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre : vers la société cognitive.
(3) Compte rendu du Conseil éducation 6 mai 1996
(4) Discours de Xavier Darcos : Plan Espoir Banlieues 2008, 14 février 2008
(5)Lettre à tous ceux qui aiment l’école, p 133) Luc Ferry, ministre de l’Education Nationale