« Il s’agit de faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cours. Le malheur est notre destin, mais un destin qui n’est tel que parce que les hommes n’y reconnaissent pas les conséquences de leurs actes. C’est surtout un destin que nous pouvons choisir d’éloigner de nous. »
Jean-Pierre Dupuy, « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain », Seuil, Paris, 2002.
« Ce n’est pas l’espoir impensé qui libère l’avenir, mais le désespoir pensé. »
Jean-Claude Besson-Girard in « Entropia » n° 3, « Décroissance et technique », automne 2007.
« En voulant dévier l’exploitation de l’homme par l’homme sur une exploitation de la nature par l’homme, le capitalisme a multiplié indéfiniment les deux. »
Bruno Latour, « Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique », Paris, 1991 & 1997.
« Les savoirs spécialisés en fonction de l’exigence systématique du tout social ne contiennent plus, si complexes et savants qu’ils soient, de ressources culturelles suffisantes pour permettre aux individus de s’orienter dans le monde, de donner sens à ce qu’ils font ou de comprendre le sens de ce à quoi ils concourent. »
André Gorz, « Écologica », Paris, 2008.
Dossier préparé par Jean-Noël Delplanque et Bernard Legros
1. Pourquoi ça risque d’aller plus mal ou le monde comme il ne va pas
Alors que la mission fondamentale de l’École est d’aider à comprendre le monde pour pouvoir ensuite agir positivement sur (avec) lui, la période historique inédite que nous vivons nous oblige à affronter un triple défi : énergétique (épuisement des ressources naturelles en raison de leur surexploitation), climatique (dérèglements divers, dont le réchauffement) et écologique (pollutions, perte de biodiversité, appauvrissement des terres agricoles, épuisement des ressources halieutiques, etc.). Ces trois champs interagissant, il est possible que leurs effets délétères cumulés surviendront au même moment, provoquant des catastrophes sociales difficilement imaginables. Geneviève Ferone(1) estime ce moment à 2030, c’est-à-dire demain, quand beaucoup d’entre nous seront toujours en vie ! Pour les enseignants, édulcorer cette situation ou, pire, faire semblant de l’ignorer serait irresponsable. Alors que le pacte d’une confiance partagée dans l’avenir est brisé, il est capital que les jeunes générations (mais pas seulement elles) soient néanmoins capables d’affronter philosophiquement, psychologiquement, politiquement et enfin matériellement les bouleversements de l’hypermodernité et les angoisses qu’ils suscitent. Faute de quoi ce sera la barbarie. Mais l’issue de secours est étroite…
Le propos de ce dossier n’est pas de détailler ces trois menaces ; beaucoup d’ouvrages récents sont explicites à ce sujet. Posons-nous d’abord les bonnes questions : comment articuler les besoins fondamentaux communs et la capacité de reproduction de la collectivité humaine — qui pourrait atteindre neuf milliards d’individus dans quelques décennies — avec les cycles d’autorégénération de l’écosystème terrestre, dont la temporalité longue s’oppose aux rythmes de la vie humaine et politique ? Autrement dit, comment concilier biosphère, sociosphère, technosphère et noosphère ? Comment aborder et traiter de phénomènes qui se dérobent à la perception immédiate et doivent être mis en évidence par des recherches scientifiques constituant une « boîte noire » pour les populations ? « […] nous vivons dans un monde où, de fait, les processus engendrés par l’activité humaine dépassent toute mesure et toute représentation humaine. »(2) Comment se débarrasser des routines mentales ou, comme le disait Norbert Elias, comment accéder à « un autre stade de la conscience de soi » ? Sur le plan politique, comment abroger cette religion du productivisme effréné et de l’accumulation matérielle qui, depuis deux siècles, a pris le visage du capitalisme, aujourd’hui mondialisé ? Ensuite, examinons quel rôle l’École peut jouer dans l’appréhension de ces questions. Elle reste le « dernier des Mohicans » parmi les institutions à pouvoir aider à s’orienter dans la pensée en dehors des lois du marché et à prendre en charge une part majeure de notre socialisation, sans oublier le rôle qu’elle joue également dans notre individualisation. Les programmes n’y feront rien tant qu’ils se cantonnent dans une approche technocratique en vue de s’adapter au monde « tel qu’il est, tel qu’il va ». Le pédagogisme, dans lequel s’enlisent une majorité d’enseignants, agit comme alibi de leur bonne conscience en plaçant systématiquement la question de l’efficacité des enseignements avant celle de leur finalité. Il est essentiel d’ouvrir une nouvelle réflexion théorique pour une refonte des missions de l’enseignement obligatoire qui dépasserait, et souvent contredirait l’objet des multiples réformes qu’a connu l’École depuis trois décennies, qui signifient l’adaptation voulue, réalisée plus ou moins cyniquement, des structures éducatives à la soi-disant « évolution inéluctable » de la société, à savoir sa libéralisation, son intégration dans l’économie-monde. Il s’agit de changer de postulats anthropologiques et philosophiques, de nous débarrasser de notre appareil intellectuel traditionnel, désormais périmé, au profit d’une reconceptualisation appropriée à la situation actuelle. Marcel Gauchet en a bien ressenti la nécessité : « Il est devenu pour tous impossible d’ignorer la contradiction qui hurle entre la formation des hommes et les impératifs de survie culturelle autant que matérielle qui, bon gré mal gré, s’imposent à nous. »(3) C’est pourquoi, plutôt que d’attendre d’hypothétiques « bonnes » réformes, les enseignants sont appelés à prendre les devants dans leur action pédagogique. Occupant un « sanctuaire », protégés par leur statut, ils ont la possibilité (pour combien de temps encore ?) d’user de leur liberté de parole.
2. Un bref aperçu des assises idéologiques de l’École, hier et aujourd’hui
Productivisme, utilitarisme, consumérisme
Jusqu’à l’arrivée de l’informatique et de l’automatisation, on pouvait penser que l’enseignement obligatoire avait pour mission de former de bons producteurs doublés de bons consommateurs, ainsi que les cadres d’une société d’exploitation, comme on le disait en Mai ’68. Naguère, Louis Althusser avait déjà identifié l’École comme un de ces « appareils idéologiques d’État » au service de la reproduction du capitalisme. Entre-temps, nul doute qu’elle ait continué à enseigner les vertus indispensables à la perpétuation du système, dont l’objectif est le contrôle social des masses(4). Depuis vingt ans, le secteur privé des pays du Centre a décidé de mettre la main sur ce « juteux marché » que représente l’enseignement, d’où la marchandisation à laquelle nous assistons, se traduisant par l’intrusion de la publicité et du marketing dans les écoles, d’une part ; par le développement des didacticiels et la mise en place à l’échelon européen d’un véritable marché des études supérieures, d’autre part.(5) De nos jours, dans les pays riches, le capitalisme mise autant, si pas davantage, sur la (sur)consommation que sur l’exploitation du travail. Selon l’ancien secrétaire d’État de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinsky, la machine économique des pays du nord n’a plus besoin que d’environ 20% des effectifs pour tourner à plein régime. Pourtant, la double optique productiviste et utilitariste constitue toujours le fil rouge normatif de l’enseignement, évidente dans son volet technique, sous-entendue dans son volet général où les cours menant in fine à des fonctions dans la sphère technologico-scientifico-industriello-commerciale, ou tout au moins à une polyvalence adaptative — informatique, mathématiques, physique, chimie, biologie, langues étrangères, sciences économiques —, ont été favorisés dans les grilles horaires au détriment des matières qui aident à penser l’être humain dans toutes ses dimensions : langues anciennes, littérature, histoire, sciences sociales, géographie, philosophie, arts. Ce n’est donc pas un hasard si ces cours-ci sont systématiquement visés — bien qu’ils ne soient pas les seuls — par les réformes et réductions d’horaire depuis l’aube des années 1980, moment où les pays occidentaux ont pris leur visage/virage néolibéral. Gauchet a relevé cette nouvelle finalité de la connaissance : « Tandis que l’impératif fonctionnel de la connaissance triomphe, le souci de compréhension du monde commun s’étiole et disparaît. Jamais l’offre d’éducation n’a atteint cette ampleur ; mais elle ne trouve en face d’elle qu’une demande de qualification. »(6) Les attaques contre les cours artistiques en Communauté française de Belgique en 2006 sont un signe supplémentaire de la technicisation de l’enseignement. Quant au consumérisme, s’il n’a pas encore acquis à l’École un droit de cité égal à celui du productivisme, il est néanmoins temps de lui faire barrage, sachant qu’il est en train d’y pénétrer par marqueteurs et publicitaires interposés.(7)
Esprit de compétition
L’esprit de la compétition interindividuelle souffle dans l’éducation, bien plus sûrement que celui de la solidarité. Les classements et les bulletins habituent les enfants au fait que, pendant leur vie active, ils seront mesurés, jaugés, jugés, comparés entre eux, évalués selon des critères techno-économiques de rentabilité avec, au bout du compte, de la souffrance psychologique pour beaucoup d’entre eux. La reviviscence des cours artistiques et « humanistes » est plus que jamais indispensable pour tenter de contrer les tendances anomiques qui annoncent une « société de chiens » où chacun poursuit son strict intérêt personnel, où l’argent et le pouvoir qu’il procure sont les étalons absolus de la réussite, en deux mots : le credo néolibéral. La fréquence des agressions, de plus en plus souvent physiques, contre des enseignants agit comme un signal d’alarme. Selon Dany-Robert Dufour, cela traduirait un changement paradigmatique dans le champ de la psychanalyse : on serait en train de passer du sujet névrotique kantien au « troupeau schizoïde égo-grégaire ».(8)
Représentations collectives
Présentes à l’École comme ailleurs, beaucoup de nos représentations collectives, qu’elles soient conscientes ou non, devraient être au moins débattues, si pas battues en brèche. Elles sont issues de certains noyaux fondamentaux qui dominent depuis des siècles et constituent un obstacle à une réforme de la pensée. Provenant de nos trois sources culturelles — la Grèce antique, la tradition judéo-chrétienne et l’esprit des Lumières —, ces fausses évidences, croyances universelles et axiomes sont légion : le mythe d’un Progrès linéaire et nécessaire, adossé au sens de l’Histoire ; corollairement, la nécessité (et la possibilité) d’une croissance économique in(dé)finie, qui se confond avec le développement ; progrès technique = progrès social ; plus = mieux ; l’opposition, toute théorique, entre individu et société ; le commerce considéré comme le meilleur moyen de pacifier les rapports humains guidés par la « main (de moins en moins) invisible » du marché ; la société de consommation comme seul rempart contre la pénurie ; l’enrichissement matériel comme but (le plus) légitime de l’existence ; suivant Hannah Arendt, la foi en la portée universelle de la catégorie des fins-et-des-moyens et l’identification de la fabrication à l’action(9) ; le réalisme contre l’utopie, etc. Sur ce dernier point, une certaine conception du réalisme nous a dissuadé de critiquer la réalité — et a fortiori d’imaginer pouvoir la changer — au motif qu’il n’y en aurait tout simplement pas d’autre possible. Elle présuppose que ce qui est ne peut être mis en cause pour la seule raison que cela est. On retrouve cette tyrannie de la réalité unique chez un philosophe comme Clément Rosset, dans la formule TINA (There Is No Alternative), assénée en son temps par Margaret Thatcher, ainsi que plus habituellement dans la realpolitik des gouvernants.
Face à l’ampleur des défis, il ne s’agit pas seulement de procurer aux élèves de nouveaux savoirs et compétence, pas plus que de se contenter d’une timide sensibilisation à leur égard. C’est à certaines représentations collectives nuisibles que le processus de décolonisation de l’imaginaire — selon l’expression de Serge Latouche — doit s’attaquer, au travers des actes éducatifs. Mais cela suppose que les éducateurs aient préalablement décolonisé leur propre imaginaire, ce qui est loin d’être gagné quand il arrive qu’enseignants et élèves portent les mêmes vêtements de marque, font leurs courses dans les mêmes supermarchés, consomment les mêmes gadgets technologiques (téléphones portables, Ipod), regardent les mêmes émissions de la télé-poubelle, passent leurs vacances dans les mêmes usines à touristes « all inclusive », bref communient tous dans « l’esprit du capitalisme » en partageant les mêmes « expériences de vie » (sic) et le même habitus social induit par le système consumériste. Alain Accardo parle d’une nécessaire (auto)socioanalyse destinée à mettre à jours les mécanismes intériorisés qui nous font spontanément adhérer à l’ordre établi(10). Il n’y a pas de recette toute faite, mais il me semble qu’à côté des savoirs utiles, deux valeurs individuelles, qui vont de pair, sont à valoriser : la simplicité volontaire et l’autolimitation des besoins(11), ce qui délégitimera cette rage de consommer, cette obsession de se surpasser, de gagner, de réussir dans un jeu à somme nulle. Car « si l’on est libre de désirer ce que l’on veut, encore faut-il être capable d’en estimer les conséquences, et tout particulièrement les conséquences nuisibles » souligne Christian Laval.(12)
3. ÉCOLogiE
Jusqu’à présent, l’écologie n’a jamais fait l’objet d’un cours spécifique dans l’enseignement obligatoire en Belgique, même si des initiatives concrètes existent comme l’Education relative à l’Environnement (ErE) ou l’Education au Développement Durable (EDD), cheval de bataille des associations Coren asbl, Réseau Idée avec le magazine Symbioses, ainsi que le WWF. Sur le plan institutionnel, les choses ont évolué depuis quelques années. Depuis l’accord de coopération, il y a un professeur-relais « environnement » dans les établissements ; grâce au « décret Missions », l’environnement peut trouver sa place dans les programmes ; les projets d’environnement peuvent être pris sur les NTPP ou les heures de coordination. Sur le plan international, la Déclaration de Tbilissi (UNESCO, 1997) entérine le principe de l’ErE ; les années 2005-2014 ont été déclarées « décennie de l’éducation vers le développement durable » par les Nations Unies. Malgré ces belles déclarations, l’École tarde à changer en profondeur, alors qu’elle doit jouer un rôle dans l’émergence d’une nouvelle conscience. Les projets de gestion de l’environnement ont certes leur intérêt, mais ne sont pas à la hauteur des enjeux. Car il ne s’agit plus seulement de gérer l’environnement, mais d’apprendre à penser autrement nos rapports avec lui.
Pour la transdisciplinarité
Plusieurs scientifiques, philosophes et pédagogues (Jean Piaget, Edgar Morin, André Giordan, Jacques Grinevald, Joël de Rosnay, Marcel Gauchet, Bernard Stiegler, Michel Serres, Serge Latouche, Henri Atlan, Jean-Marc Lévy-Leblond, Cornélius Castoriadis, Albert Jacquard, Paul Gimeno, etc.) nous ont invité, implicitement ou explicitement, à refonder l’enseignement sur le décloisonnement des savoirs ; le défi du 21ème siècle, selon Morin, est de relier les connaissances dans un monde de plus en plus complexe(12), pour amener les élèves à une meilleure compréhension globale du réel. Il déclarait dans Le Soir du 2 mai 2007 : « Il faut songer que c’est tout notre système d’enseignement qui, en parcellisant et en compartimentant le savoir en disciplines et sous-disciplines, rend aveugle aux problèmes vitaux, fondamentaux et globaux que chacun rencontre dans sa vie, à la fois en tant qu’individu, citoyen et être humain. Associé à la logique dominante de la spécialisation, de la mécanisation, de la marchandisation, il contribue à enfermer chacun dans son petit secteur de compétence où il perd de vue l’ensemble dont il fait partie. » Jusqu’à présent, la méthode analytique, héritée de Descartes, a prévalu dans les sciences et dans l’enseignement ; on sait qu’elle fut d’une fécondité extraordinaire dans les domaines technique et scientifique. Mais elle ne convient plus pour l’étude des systèmes biologiques, économiques et sociaux, tels qu’ils apparaissent aujourd’hui dans toute leur complexité. Il nous faut adopter une autre approche : transdisciplinaire, holistique, macroscopique, diachronique. Les champs politique, économique, social, culturel et la nature seront appréhendés, non seulement dans leur fonctionnement intrinsèque, mais surtout dans leurs interrelations et rétroactions dynamiques. L’enseignement doit aussi stimuler d’autres formes d’intelligence que la stricte intelligence rationnelle-instrumentale qui a été favorisée dans la société industrielle : sociale, systémique, intuitive (au sens bergsonien), affective, relationnelle.
Parlons net. De nos jours, un professeur de sciences naturelles peut-il encore se contenter de discourir sur la formation géologique du pétrole et sur l’état réel de sa déplétion (dans le meilleur des cas !), du dioxyde de carbone et de son rôle dans les dérèglements climatiques, sans évoquer en même temps les conséquences économiques et sociales qui en découleront ? Parler des atomes sans faire allusion au développement des nanotechnologies ? Parler de Darwin sans évoquer le retour du créationnisme ou, à l’opposé, ces nouvelles technologies NBIC(13) qui ambitionnent de dépasser la nature humaine ? Un professeur d’économie peut-il encore masquer la réalité et les ravages de l’hyperconsommation, l’exploitation des pays pauvres par les entreprises transnationales, l’explosion des inégalités planétaires ? Bref, va-t-on enfin regarder le réel en face et prendre nos responsabilités ou bien, corollairement à business as usual, sera-ce teaching as usual ?
Bernard Legros
Inclure les paramètres écologiques dans l’enseignement ?
La lutte contre le dérèglement climatique, vu son urgence et sa nécessaire approche globale, ne peut passer que par une prise de conscience collective et généralisée. La difficulté la plus grande à surmonter est la dichotomie entre les actes des individus relevant de la « micro » sociologie et leurs influences majeures relevant, elle, de la « macro » sociologie. On peut aisément comprendre cela en imaginant des actes simples qui, pris individuellement, ne causent pas de difficulté, mais dont la somme collective induit une situation de chaos.
Une famille en voiture sur une route rurale peut donner l’image bucolique de la promenade campagnarde ; cent familles avec cent voitures sur la même route seront une cause d’embouteillage, de nuisances sonores et d’émissions polluantes. Or chaque famille prise individuellement, dans sa propre voiture, cercle privé de sa micro-sociologie, ne conscientise son acte que dans l’altérité négative de l’autre (pour chaque conducteur, ce sont les autres voitures qui sont responsables du chaos, et donc une atteinte à sa propre liberté !) Il est, pour chacun des protagonistes, difficile d’appréhender la collectivisation de son acte (le « macro » de la situation), et donc sa propre contribution au désordre écologique.
Pour induire une prise de conscience collective des actes individuels de chacun, l’école semble être le lieu le plus propice. Cependant, la structure actuelle de notre enseignement, qui compartimente les savoirs, non seulement par une organisation horaire par cours et disciplines, mais également par objectifs et modules d’apprentissage, conduit à un cloisonnement des savoirs et induit un mode de pensée « micro-analytique » qui s’oppose à l’analyse systémique nécessaire à la compréhension et à la résolution des problèmes de civilisation. De même, une orientation trop rapide des élèves dans des options spécifiques, avec un enseignement orienté vers une spécialisation à outrance, comme cela existe dans l’enseignement qualifiant, où les cours dits « généraux » sont réduits à la portion congrue, ne mènera pas au développement d’un esprit critique et inductif nécessaire à la participation citoyenne. Cela amène, évidemment, à poser la question des buts et finalités de l’enseignement. L’École doit-elle avant tout, comme d’aucun le pensent, répondre aux besoins de l’industrie et du marché du travail ? Et donc adapter l’individu à un modèle de société capitaliste, libérale, productiviste et consommatrice ? Doit-elle avoir pour finalité d’assurer la pérennité d’un système dogmatique (dans le sens où, règne de la pensée unique, il ne peut être remis en cause) en assurant la venue sur le marché des cadres, des employés, des ouvriers et des consommateurs nécessaires à son fonctionnement ? Et donc être la première garante de la répétition du schéma social ? L’École ne devrait-elle pas plutôt, avant tout, donner les clefs d’un savoir participatif, d’un esprit critique, apte à comprendre et à appréhender les choix vitaux, non seulement sur le plan politique (au sens premier et noble de conduite de la société), mais également sur le plan individuel dans ses actes de tous les jours, et sans pour cela exclure une formation spécifique ?
La crise écologique actuelle découle directement du mode de fonctionnement de notre société. Elle ne pourra se résoudre que par une prise de conscience individuelle de l’influence des actes et des choix de chacun, prise de conscience qui conduira à une réaction collective seule susceptible d’amener le changement nécessaire au sauvetage de la biodiversité. L’École a un rôle primordial à jouer, non seulement en exposant le problème avec tous ses tenants et aboutissants (comme beaucoup d’enseignants le font déjà), mais surtout en formant des citoyens critiques, aptes à la compréhension du monde dans ses liens les plus intimes, et écologiquement responsables…
Quelques pistes pédagogiques
Trop souvent, les enseignants usent d’une approche stéréotypée de la problématique du changement climatique. La projection, par exemple, du documentaire de l’exposé filmé d’Al Gore est généralement le canal utilisé par beaucoup de professeurs pour aborder ce sujet avec les élèves. Ce film, qui a au moins le mérite d’exister, souffre, outre de son ahurissant ethnocentrisme américain, d’une volonté manifeste de ne pas remettre en cause le credo néolibéral et même de laisser entendre qu’il générera les solutions! Al Gore expose sa foi en la puissance des marchés, laisse entendre que les solutions viendront du privé et des producteurs, et appuie sans cesse le paradigme scientiste de la toute puissance de la technologie qui permettra de résoudre les dégâts causés par les activités humaines. Jamais n’est abordé le lien entre le problème qu’il expose et le productivisme intensif, le capitalisme sauvage et la surexploitation des ressources naturelles considérées dans la seule optique de valeur marchande.
Voici donc une petite liste, de pistes pédagogiques possibles à développer, et à adapter selon les cours et niveau enseignés :
1. Établir un lien entre les dérèglements climatiques et les grandes catastrophes sociales, telle la Grande Famine de 1315-1317 due à une baisse des températures moyennes. Dans le même ordre d’idées, organiser un travail de recherche portant sur les liens possibles entre le climat et les grandes migrations (cf. l’immigration irlandaise massive vers les États-Unis d’Amérique lors de la deuxième moitié du 19ème siècle, suite à la maladie qui infesta les plants de pomme de terre après un printemps particulièrement chaud et humide. La pomme de terre étant la base essentielle de l’alimentation irlandaise, un million de personnes moururent de faim ou de maladies dues à la malnutrition en quelques années). Il est également possible d’analyser l’influence de certaines éruptions volcaniques et leurs répercussions sur la production agricole mondiale, ce qui permet de faire le lien avec les rejets actuels dus aux activités humaines. Le volcan Tambora, entré en éruption le 11 avril 1815 (cf. infra) est un cas d’école, mais d’autres éruptions se prêtent à l’analyse (le Lakagigar en Islande ou l’Asama au Japon, par exemple).
2. Organiser des mini-débats entre élèves, avec rapporteur et mise en commun des arguments sur des questions simples de choix politiques ou de modes de vie comme :
– Pour ou contre les voitures de société?
– Pour ou contre les voyages en avion?
– Peut-on se passer d’un GSM ?
– Pour ou contre les plats préparés?
– Pour ou contre les emballages plastiques?
– Pour ou contre la taxe carbone?
– Pour ou contre la gratuité des transports en commun?
– Pour ou contre de la viande tous les jours?
– Pour ou contre des tomates en décembre?
– La voiture, indispensable?
– La publicité, quel bonheur ! (?)
– etc.
Il va de soit que le rôle de l’enseignant dans ce type de débats est de non seulement être un médiateur, mais également un guide vers une réflexion écologique, en apportant chiffres et connaissance du dossier.
3. Dans le cadre du cours de technologie, obligatoire dans le premier degré du secondaire à raison d’au moins une heure par semaine, et largement sous-utilisé, créer avec les élèves un dossier portant sur le réchauffement climatique. Intégrer à ce dossier un atelier organisant la réduction des émissions de CO2 dans l’école. Toujours dans le cadre de ce dossier, étudier avec les élèves les différentes technologies existantes permettant de produire de l’énergie et leur impact écologique. Le même type de démarche peut évidemment être organisé dans l’enseignement primaire.
4. Intégrer dans les cours de mathématique, à tous niveaux des problèmes, des équations, des analyses de fonctions et autres matières incluant des paramètres écologiques. Ex : analyse comparée de graphique montrant les émissions de CO2 par pays et par habitants ou étude de règle de trois en calculant les émissions de gaz carbonique de personnes se rendant à Londres en Eurostar (18 kg de CO2 émis par personne) ou en avion (220 kg par personne). Calcul des économies d’énergie possibles dans une maison selon ses indices d’isolation.
5. Étude de l’impact des engrais azotés au cours de chimie.
6. Faut-il limiter les naissances ? Impact de l’évolution de la population mondiale sur la crise écologique. Un contrôle des naissances est-il souhaitable ? Analyse du cas éthiopien. Comment la surpopulation a entraîné la quasi-disparition de la forêt du pays et l’érosion des terres arables ? (cours de religion, de morale et de géographie)
7. Influence de la déforestation sur le climat et lien avec la dynamique de l’écosystème du sol (cours de biologie ou de géographie). Les possibilités sont nombreuses, adaptables à tous niveaux et à toutes sections, mais il est clair que l’interdisciplinarité et l’implication personnelle des élèves et des enseignants doivent être les maîtres-mots ! À vous de jouer…
Jean-Noël Delplanque
L’éruption du Tambora, l’éruption du millénaire
Les 10 et 11 avril 1815, après sept mois de phénomènes précurseurs, une éruption, l’une des plus importantes de ces 10.000 dernières années, décapite le sommet du volcan. Le Tambora, qui avait une altitude de 4.300 m, perd en quelques heures 1.500 m de hauteur (il culmine actuellement à 2.850 m). Des phases d’explosions violentes accompagnées d’émissions de nuages de cendres durent vingt quatre heures, et le ciel s’assombrit durant deux jours jusqu’à six cents km de distance de l’éruption. Le bruit des explosions est entendu jusqu’à 1.500 km.
Les effets de l’éruption du Tambora sur le climat terrestre
Des poussières, des cendres et des aérosols gazeux furent projetés dans la stratosphère (20-30 km d’altitude). En l’espace de quelques mois les poussières et aérosols se répandirent dans l’atmosphère terrestre, ce qui provoqua des modifications climatiques pendant plusieurs années à l’échelle planétaire. Les premières observations en Europe sur les effets indirects de cette éruption concernent des phénomènes optiques observés à Londres entre le 28 juin et le 2 juillet, ainsi qu’entre le 3 septembre et le 7 octobre 1815. Durant ces périodes sont signalés des couchers de soleil prolongés et brillamment colorés, oranges ou rouges sur l’horizon, pourpres ou roses au-dessus. Ce phénomène nous est resté par les œuvres du peintre anglais William Turner (1775-1851).
Les nuages de poussière injectés dans la stratosphère (20-30 km d’altitude) eurent une influence climatique. En effet, ces aérosols, essentiellement constitués de fines gouttelettes d’un micron de diamètre d’acide sulfurique, vont absorber et disperser dans la stratosphère le rayonnement solaire. Cette diffusion est accentuée quand le soleil se couche ou se lève car le rayonnement solaire parcourt un chemin plus long dans l’atmosphère terrestre. Ces effets furent très bien étudiés suite à l’éruption du El Chichon en 1982 et surtout du Pinatubo en 1991. Des observations avaient déjà été faites lors de l’éruption du Krakatau en 1883.
Ainsi, avec l’éruption du Tambora, il y eut, un an plus tard, en 1816, une année sans été « The year without a summer ». En effet, cet été fut froid et pluvieux aux États-Unis et en Europe, avec pour conséquences des récoltes désastreuses à l’origine de famines. En France, le mois de juillet présenta un déficit de température moyenne mensuelle de 3°C à Châlons-sur-Marne et à Paris, la pluviosité y atteignit 2 à 3 fois la norme mensuelle calculée sur de longues périodes. En Europe, dans de nombreuses régions, les mauvaises récoltes de 1816 causent une grave pénurie de nourriture, voire des conditions voisines de la famine.
Selon certaines hypothèses, l’éruption aurait également eu pour conséquence d’engendrer la première épidémie mondiale de choléra. Le climat désastreux aurait provoqué la famine au Bengale et cette famine elle-même aurait favorisé à son tour l’éclosion de l’épidémie, qui se serait propagée ensuite vers l’ouest.
NOTES
(1) Geneviève Ferone, 2030, le krach écologique, Paris, 2008.
(2) Matthieu Amiech & Julien Mattern, Le cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse aujourd’hui, Climats, 2004, p. 161.
(3) Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, 2002, p. 110.
(4) Cf. Arnaud Upinsky in revue Autrement, « L’excellence, une valeur pervertie. De l’école à l’entreprise, les mirages de la réussite », n° 86, janvier 1987, p. 127.
(5) Cf. Nico Hirtt, Tableau noir (avec Gérard de Sélys, EPO, 1998), L’école prostituée (Labor, 2001), Les nouveaux maîtres de l’école (EPO, 2002).
(6) Marcel Gauchet, op. cit.
(7) Cf. Nico Hirtt & Bernard Legros, L’École et la peste publicitaire, Aden, 2007.
(8) Cf. Dany-Robert Dufour, Le divin marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007.
(9) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, 1961 et 1983, p. 381.
(10) Cf. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Bruxelles, 2003.
(11) Avant que cette autolimitation ne finisse par être socialement et démocratiquement instituée. Cf. André Gorz, Écologica, Paris, 2008, pp. 65-69.
(12) Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, 2007, p. 176.
(13) Edgar Morin (dir.), Relier les connaissances, le défi du 21ème siècle, Paris, 1999 et Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, 2000.
(14) Nanotechnologies, Biologie, sciences de l’Information et de la Cognition.