Dans mon établissement scolaire, comme dans nombre d’autres, on nous a proposé il y a peu un projet de « feuille récapitulative d’évaluation » basé sur l’évaluation par compétences. L’idée était de remplacer l’évaluation globale émanant de chaque professeur par une évaluation plus détaillée, portant sur six compétences : « s’informer », « intégrer », « communiquer », « réfléchir », « être créatif » et « gérer sa formation ». J’ai estimé devoir réagir d’emblée afin d’expliquer pourquoi, de mon point de vue, cette conception de l’évaluation est à la fois néfaste et inopérante. Je reproduis ici le contenu de cette réaction, en me disant que ça pourrait peut être servir à d’autres enseignants, dans la même situation…
Ma première et principale critique est que ce projet évince les savoirs et les compétences disciplinaires du champ de l’évaluation. Lors de la mise en route de l’approche par compétences, beaucoup de voix (dont la mienne) s’étaient élevées pour mettre en garde contre une dérive possible : l’extrême attention accordée aux compétences risquait de faire passer au second rang les contenus cognitifs. On nous répondit à l’époque que les programmes et socles de compétences terminales continueraient d’attacher beaucoup d’importance aux compétences disciplinaires et, à travers elles, aux savoirs. Or, ce que l’on nous propose maintenant dépasse les anticipations les plus sombres: l’éviction pure et simple des connaissances et des compétences disciplinaires qui ne sont tout bonnement plus évaluées du tout !
Un élèves de 4e doit être capable, pour le cours de physique, de résoudre une équation du premier degré ; si le professeur de mathématique de 3e année évalue les élèves sur base de la grille qui nous est proposée, il n’y aura aucune garantie que ces savoirs seront effectivement acquis, car la compétence « résoudre une équation du premier degré » (qui implique des savoirs mathématiques précis et pas seulement des savoir-faire) ne se résume évidemment ni à « s’informer », ni à « intégrer », ni à « communiquer », ni à « réfléchir », ni à « être créatif », ni à « gérer sa formation ».
Deuxièmement, ce projet repose sur — et véhicule à son tour — l’illusion qu’il serait possible de définir des compétences « transversales » de caractère général, qui auraient du sens en dehors d’une discipline ou d’une activité précise.
D’une part, on ne peut pas « réfléchir » en mathématique sans connaître les mathématiques (et vice versa) ; on ne peut pas communiquer sur un sujet économique sans rien connaître à l’économie ; on ne peut pas « être créatif » en musique si l’on n’a pas appris (à faire) de la musique.
D’autre part, si je sais réfléchir en maths, cela ne me permet pas, pour autant, de réfléchir en psychologie. On ne « communique » pas dans un rapport de labo comme on communique en arts d’expression. Il suffit d’ailleurs de regarder autour de nous, dans la salle des professeurs, pour observer qu’un haut niveau de compétence (même des compétences réputées « transversales ») dans un domaine donné n’implique nullement une telle compétence dans un autre domaine.
D’ailleurs, le cloisonnement introduit par cette classification semble bien arbitraire : peut-on réfléchir sans s’informer ? peut-on être créatif sans réfléchir et sans intégrer ? Peut-on communiquer sans réfléchir et sans être créatif ? Etc.
La volonté de couler à tout prix l’évaluation dans un moule commun conduit alors à formuler, inévitablement, des compétences extrêmement vagues et générales. Chacun mettra à peu près ce qu’il veut dans chacun des cinq critères proposés. On pourrait y voir de la « souplesse ». Je crains qu’on aura surtout de la dérégulation. L’évaluation par compétences, surtout dans la forme extrême, caricaturale, qu’on nous propose, ne peut qu’amplifier les disparités dont souffre tellement l’enseignement en Communauté française. Chacun peut certes tirer de PISA ce qu’il veut. Mais il est incontestable que la grande leçon de cette enquête internationale, c’est l’extrême diversité de niveaux entre les établissements scolaires de notre pays. C’est bien simple : aucun pays industrialisé ne présente de telles disparités entre écoles et dans aucun pays ces disparités ne sont aussi fortement déterminées par l’origine sociale des élèves.
L’un des éléments les plus étonnants dans ce projet, c’est le choix arbitraire des compétences retenues. Pourquoi celles-là et pas d’autres ? Lorsque je lis le document officiel de la Communauté française sur les « Compétences transversales et savoirs communs des humanités professionnelles et techniques », j’y trouve des compétences qui — si elles restent encore à mes yeux beaucoup trop pauvres, trop vagues et trop dissociées des contenus cognitifs — sont néanmoins infiniment plus concrètes que ce qui est proposé dans la grille d’évaluation maison. « Se situer dans l’espace et le temps », « s’approprier une culture », « s’approprier des outils de communication », « prendre conscience de ce qu’impliquent les choix », « se situer par rapport à l’environnement », « se situer par rapport aux technologies et aux sciences », « apprendre à préparer des choix professionnels », « s’ouvrir à la diversité sociale et culturelle », « agir en consommateurs responsables », « comprendre l’organisation politique, le rôle des institutions, etc. ». Voilà des compétences qui ont du sens ! Le document précise chacune d’elles en une dizaine de points plus concrets. Evidemment, on se rend vite compte qu’il est impossible d’imaginer un bulletin reprenant cette centaine de micro-compétences. Mais la solution ne réside pas pour autant dans le choix arbitraire de cinq critères aussi vagues que ceux qui nous sont proposés. Ce dilemme montre bien, par l’absurde, combien il est vain de prétendre établir une grille d’évaluation sur base de compétences, a fortiori si cette grille se veut transdisciplinaire.
Je ne m’attarderai pas sur la somme de paperasserie administrative que cette grille implique : tout le monde est capable de voir cela. Ce surcroît de travail pour les professeurs, il faudra pourtant bien le prendre quelque part : au détriment des apprentissages et de la remédiation. Ne nous étendons pas davantage sur les superbes frais de photocopies qu’impliqueront les 25 x 15 = 375 grilles d’évaluation nécessaires pour un conseil de classe moyen. Je croyais que l’école manquait de moyens…
Pour finir, cette volonté d’imposer un modèle d’évaluation standardisé me fait penser à une espèce de gestion managériale des apprentissages et de l’évaluation, qui n’est guère conforme à l’image que je me fais de l’éducation. Le découpage des apprentissages en une grille rigide de compétences ressemble à la démarche tayloriste qui cherche à optimiser la productivité en décomposant le travail en ses gestes élémentaires. Mais ce qui peut être opérationnel dans l’étude d’un processus de production (au prix de conditions de travail détestables — mais c’est une autre histoire) n’est pas du tout efficace s’agissant d’une activité d’éducation, qui est par nature infiniment plus complexe. Ce type de dérive est d’ailleurs une constante dans l’histoire des tentatives d’innovation en docimologie : chercher à cacher derrière des procédures pseudo-scientifiques notre difficulté — pourtant inévitable — d’évaluer les élèves. Il y a quelques années, on nous avait demandé, au nom de la « rigueur » et de « l’objectivité », de remplacer les évaluations en lettres par des évaluations chiffrées. A l’époque je m’y étais opposé, car je contestais la possibilité de faire preuve d’une plus grande rigueur scientifique dans l’évaluation : il y a, dans tout jugement scolaire, une part importante de subjectif. Il vaut mieux assumer cette part d’incertitude et en rester conscient que de prétendre l’éliminer en la camouflant derrière des cotes à trois décimales. Aujourd’hui, le projet qui nous est soumis semble abandonner les chiffres pour les « + » et les « – ». Signe des temps ! A l’ère du benchmarking et de la mondialisation, les illusions scientistes n’ont plus la forme de la rationalité chiffrée, mais celle des grilles et des formulaires préformatés, chers aux psychologues d’entreprises…
Facile de critiquer, mais que proposes-tu, me dira-t-on ? Dans l’état actuel du système d’enseignement en Communauté française, rien de plus que ce que nous avons toujours fait : chaque professeur évalue, sur base des compétences et connaissances fixées par son programme, la capacité de l’élève à suivre avec fruit l’année suivante. Il résume cet avis dans une note (je préfère qu’elle soit sous forme de lettres, pour les raisons indiquées plus haut, mais ce n’est pas essentiel). Et pour le reste, il nuance, précise et explique oralement lors du conseil de classe. Je ne vois aucune raison de changer cela. Notre problème, ce n’est pas l’évaluation, notre problème c’est comment motiver ? comment faire travailler les élèves ? comment les amener à comprendre ? comment les aider à mieux s‘organiser ? comment leur permettre de récupérer les lacunes ? comment recréer un environnement qui soit propice à un travail scolaire sérieux, dans une atmosphère sereine? Ces question sont autrement importantes que l’évaluation et ne se résoudront pas par des grilles standardisées.
L’évaluation par « grilles de compétences »
Bonjour,
L’analyse que vous faites est intéressante à plusieurs points de vue.
D’abord, par le symptôme qu’elle met en avant, à savoir la non compréhension ou la non adhésion au système. C’est extrêmement grave parce que si les professeurs ne sont pas motivés à mettre un système en place, comment imaginer que ce système sera une réussite?
Ensuite parce que le débat est extrêmement important.
Je me rappelle mon deuxième job. Lors de l’entretien d’embauche, j’avais deux faiblesses: l’anglais et l’ignorance totale de ce qu’était l’informatique, surtout les « gros systèmes ». J’ai été engagé. Je n’avais pas les savoirs. J’avais les compétences.
Et plus aujourd’hui que hier, les savoirs sont accessibles. Quelques heures dans une bibliothèque et quelques heures sur Internet permettent de connaître presque tout sur presque tous les sujets. « Permettent ». Et « permettent à certains ».
Et aujourd’hui encore plus qu’hier, les savoirs seront dépassés lorsque les élèves quitteront l’école. Quelle utilité alors à leur apprendre des savoirs qui seront dépassés?
Enfin, aujourd’hui encore plus qu’hier, les jeunes ont besoin de concret, d’une « utilité immédiate ». On peut le regretter, mais c’est la réalité. Ils sont motivés à apprendre le fonctionnement de MSN parce qu’ils savent que 10 minutes après ils pourront clavarder avec leurs copains. Ils apprendront en quelques minutes le fonctionnement de Facebook et des modules parce qu’ils savent que 10 minutes après ils pourront « boire un verre virtuel » avec un copain de classe perdu de vue.
L’enjeu est donc vraiment là. L’enseignement d’aujourd’hui n’est pas adapté au monde d’hier. Encore moins au monde d’aujourd’hui et certainement pas au monde de demain.
Et ce n’est pas en décrétant « la mixité » ou autre « compétence terminale » que l’on y arrivera. l’enjeu est de réfléchir sans dogmatisme à la meilleure manière de dépenser 4 milliards d’euros tous les ans. Ce qui représente tout de même 1.000 euros par an et par habitant de la Communauté française.
Pour conclure, si je comprends votre réaction, je ne peux être d’accord. l’objectif est le bon: former des jeunes avec des compétences.
Ce qu’il faut changer c’est la manière d’y parvenir et surtout la manière de faire en sorte que les professeurs comprennent l’objectif et surtout aient les moyens de les atteindre.
L’évaluation par « grilles de compétences »
Mais en quoi consiste exactement ce projet auquel vous vous opposez ? A travers votre article, je ne le perçois qu’en « transparence », ce qui ne permet pas de bien suivre votre propos. Etes-vous à ce point sûr que ce type de projet se répande dans « nombre d’établissements » ? Je suis également enseignante et ça ne me dit rien du tout, je n’ai jamais eu connaissance de ce type de pratiques (qui si je le comprends bien, réduit l’évaluation à celle des compétences transversales?).
Ceci dit, s’il s’agit bien de cela, il me paraîtrait assez absurde que ce type de choses se généralise, tant cela dénote une mauvaise compréhension des programmes. Ne suffirait-il pas de demander l’intervention de conseillers pédagogiques ou d’inspecteurs (ou de tout autre « spécialiste » ou « autorité pédagogique » extérieurs) pour éviter ce type de dérive?