Autant dire que j’attendais avec impatience le nouveau Michéa, tant les précédents (« Impasse Adam Smith », « L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes ») m’avaient enthousiasmé. « L’empire du moindre mal » est une sorte de synthèse de ceux-ci où le philosophe expose clairement les origines historiques et idéologiques du libéralisme, et ses conséquences déplorables dans les relations sociales aujourd’hui. Pour lui, il n’y a pas lieu de faire une distinction entre libéralisme politique (le « bon libéralisme » aux yeux d’une certaine gauche) et libéralisme économique (le « mauvais » aux yeux des mêmes).
Au départ, le libéralisme avait un objectif louable : éviter « la guerre de tous contre tous ». En même temps, il a émis des postulats : la nature humaine est intrinsèquement mauvaise, l’individu prime sur la collectivité, la poursuite de son intérêt personnel à travers les relations marchandes est légitime et doit être encouragée, le « rational choice » doit opérer en toutes circonstances, les mœurs et les choix moraux relèvent exclusivement de la sphère privée, etc. Bref, il s’est conçu comme « le moins mauvais des systèmes politiques » ; même en regard de cet objectif minimal, son échec aujourd’hui est patent. Où est la porte de sortie ? L’auteur plaide pour une collectivité qui referait toute sa place à la « décence commune » (la « common decency » de George Orwell), contrepoids indispensable aux deux seules instances régulatrices du monde moderne, le Marché et le Droit. Michéa n’est cependant pas tendre avec la Gauche (de gouvernement comme radicale) qu’il accuse d’avoir abandonné la lutte anticapitaliste pour se rallier à l’idéologie du Progrès, de la Croissance et de la Science toute-puissante, épousant par là même le projet progressiste des libéraux. Il inverse ainsi les termes du problème : la vraie solidarité et la décence commune consistent, au contraire, à se montrer conservateur de ce que le capitalisme n’a eu de cesse de détruire, symboliquement et pratiquement, pour étendre son emprise : la prédisposition naturelle de l’être humain à la générosité, à l’altruisme, à la droiture, à l’autolimitation des besoins.
MICHEA Jean-Claude, « L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale », éd. Climats, 2007, 208 p.
L’homme économique
Le philosophe et sociologue Christian Laval a opté pour une approche historique encore plus détaillée : celle des idées qui, à partir du 18ème siècle, ont accouché de l’économie politique, puis du libéralisme, et enfin du néolibéralisme de nos jours. Il se montre original en ne commençant pas son étude à partir des économistes classiques, mais en remontant plus loin dans le 17ème siècle, et même à Saint Augustin, pour traquer les premiers signes de l’émergence, en opposition avec la religion et la tradition, de l’utilitarisme, concept qu’il voit comme un fait social total : prônant l’augmentation constante des plaisirs et la diminution des peines, la doctrine utilitariste ne se réduit pas aux seules relations économiques, car elle prétend concerner l’ensemble de l’humain. « L’homme économique » en est donc la figure résultante, être désirant et calculateur toujours en quête de la maximisation de son intérêt personnel, et ne sachant pas quoi faire avec sa morale, quand il ne l’ignore pas purement et simplement. Le rôle de l’État, du Droit, de la monnaie et de la langue, la déontologie, la « main invisible » du marché, le contrôle de tous par tous, la recherche de l’égalité des citoyens, autant d’aspects étudiés au travers de dizaines d’exemples et de citations tirées des œuvres de Bentham (le fondateur de l’utilitarisme, sur lequel, logiquement, Laval s’attarde), Mandeville, Smith, Hume, Locke, Hobbes, Helvétius, Jevons, Stuart Mill, Beccaria, Condillac, Rousseau, Tocqueville, etc., ce qui, au final, rend la lecture assez laborieuse et « universitaire ». C’est seulement dans la conclusion que l’auteur se dévoile véritablement en essayiste. Selon lui, davantage que les modes de production, c’est la prédominance des rapports utilitaristes qui éclaire la (malheureuse) situation actuelle. Il rejoint ainsi la thèse du sociologue Alain Accardo dans « Le petit bourgeois gentilhomme » : le « mal » se loge tout autant en nous et entre nous qu’autour de nous.
LAVAL Christian, « L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme », éd. Gallimard, 2007, 396 p.
Le divin marché
Dans une approche psychanalytique, le philosophe Dany-Robert Dufour convoque Freud et Lacan pour expliquer pourquoi la quête de l’individualisme issue des Lumières — positive selon lui — s’est entre-temps retournée en son avatar postmoderne : le « troupeau schizoïde égo-grégaire », qui, en plus de ses trois tares, est aussi consumériste, procédurier, ignorant et fier de l’être, constituant par là même une grave menace pour la poursuite du procès civilisateur. Dans « On achève bien les hommes » (Denoël, 2005), Dufour avait déjà montré en quoi l’effondrement de la transcendance au 18ème siècle avait aussitôt fait place à une nouvelle religion, celle du Marché, qui enclencha un processus de désinstitutionnalisation. Car pour être capable de contrôler ses passions et d’user librement de sa raison, autrement dit pour se constituer en tant que « Sujet kantien », l’homme a besoin de la référence à un mythe fondateur, à un « Grand Signifiant », que celui-ci recouvre l’image du Père, du Maître d’école ou de l’État. Rassurons-nous, l’auteur, athée, ne rappelle pas Dieu à ses anciennes prérogatives ; il constate que c’est le rapport au transcendental (et non à la transcendance) qui fonde la liberté du Sujet et permet l’éclosion de l’esprit critique. L’essai se présente sous la forme des « dix commandements » illustrant cette « révolution culturelle libérale » qui se loge dans le rapport à soi, à l’autre, à l’Autre, au transcendental, au politique, au savoir, à la langue, à la loi, à l’art et à l’inconscient. Dans le champ philosophique, Dufour marque naturellement sa préférence pour les transcendentalistes (Rousseau, Kant, Hegel) contre les déconstructionnistes (Nietzsche, Foucault, Deleuze) et même contre Bourdieu, à qui il reproche d’avoir contribué lui aussi, par ses théories de la reproduction et de la distinction, à la consolidation de ce « petit sujet » seul face à lui-même. L’écriture est franche, parfois humoristique, et Dufour n’hésite pas à choisir ses exemples dans l’actualité brûlante.
DUFOUR Dany-Robert, « Le divin marché. La révolution culturelle libérale », éd. Denoël, 2007, 337 p.
Le libéralisme trois fois critiqué
Tiens c’est amusant de découvrir une review de Michéa aujourd’hui alors que je viens de publier la mienne (écrite il y a un moment). Vous pouvez vous reporter sur mon blog pour lire un avis en sens inverse de celui exprimé ici (et en plus long).
Accessoirement je ne connais pas le livre de Christian Laval et s’il a sans doute raison de rattacher l’homo economicus à l’utilitarisme, le lien me semble cependant plus difficile à établir avec le libéralisme. Pour des libéraux comme Mises ou Hayek, l’homo economicus est une fiction, qui n’a pas grand chose à voir avec l’homme. On peut même d’identifier cette notion comme le cheval de Troie d’un Etat entendant maximiser le bonheur de tous en se faisant ingénieur social omnipotent. D’où la fameuse concurrence libre et non faussée par exemple.