J’ai été très heureux, dans un premier temps, en découvrant dans les colonne du Soir du 9 avril, la Carte Blanche « Non à la dérive des cours particuliers » sous la plume de trois membres de l’Association de parents luttant contre l’échec scolaire et l’abandon scolaire. Je ne puis en effet qu’applaudir à leur critique du recours toujours plus fréquent — et toujours plus lucratif semble-t-il — aux cours particuliers, signe d’une école malade de l’échec.
Malheureusement, la suite m’a beaucoup moins réjoui. Le discours que tiennent ces auteurs à propos de la formation et du comportement des enseignants est une caricature de la réalité, résultant sans doute d’une expérience personnelle difficile mais limitée et qui, du coup, manque cruellement de recul et de nuance.
Oui, il est vrai qu’il y a des professeurs pour qui « mettre en échec est un label de sérieux ». J’imagine que la trajectoire scolaire des enfants de M. et Mme De Cuyper, de M. Perez, a croisé de ces enseignants-là et qu’ils en ont souffert. Mais quiconque connaît un peu la réalité scolaire de l’intérieur s’interdira d’affirmer, comme le font les auteurs, que les enseignants dans leur ensemble ne seraient « pas convaincus que leur mission est de faire réussir l’élève »; que tous envisageraient leur travail comme celui « d’experts dans l’art d’arrêter ceux qui ne satisfont pas à leurs exigences ». Par son caractère général, cette affirmation est ridicule. Elle est aussi blessante et insultante à l’égard des milliers de professeurs qui font leur travail avec sérieux, avec dévouement, dans des conditions difficiles, voire pénibles, et pour un salaire indigne. C’est aussi stupide que de coller, par exemple, à l’ensemble des parents une étiquette de laxistes ou d’irresponsables face aux exigences d’éducation. Ce genre de propos à l’emporte-pièce ne fait absolument pas avancer le dialogue entre professeurs et parents. Et il n’est certainement pas propice à la réussite scolaire des élèves: ceux-ci ne gagnent rien à voir dévalorisés en bloc les adultes — parents ou professeurs — qui les ont en charge.
J’ai plusieurs fois eu l’occasion de m’entretenir, par écrit ou oralement, avec les parents De Cuyper et avec M. Perez. Chaque fois j’ai été frappé par leur vision extrêmement simpliste des problèmes de l’enseignement. Pour supprimer l’échec scolaire, nous disent-ils, il suffit de l’interdire. Il n’y a qu’à « obliger les professeurs » à « prendre en charge les difficultés pédagogiques des élèves ». Eh bien, ma foi, c’est un peu court. Le redoublement est certes une pratique détestable, mais il est aussi le résultat et le signe d’un échec beaucoup plus profond : celui des apprentissages. Remédier à ce problème-là est impossible sans faire l’effort de penser l’école dans toutes ses dimensions. La formation et la responsabilisation des enseignants à la lutte contre l’échec en est une, assurément. Tout comme la revalorisation de leur fonction et un peu plus de soutien de la part des parents. Mais il est beaucoup d’autres aspects, infiniment plus importants : les pratiques pédagogiques, les taux d’encadrement, les programmes, les structures du système éducatif et, surtout, l’immense chantier de la ségrégation et de la discrimination sociales.
Les responsables de cette Association de parents font souvent référence aux pays nordiques, où ils semblent effectué fait maint voyages d’étude et dont ils invitent régulièrement les experts éducatifs à leurs conférences. Pourtant, dans leur présentation des systèmes d’enseignement finlandais, suédois ou norvégien, ils omettent systématiquement d’en mentionner une caractéristique essentielle : l’absence de marché scolaire. Là bas, on ne choisit pas l’école de ses enfants. Elle vous est attribuée en fonction de critères de résidence et de mixité sociale. Résultat : il n’y a pas, dans ces pays, d’écoles « ghettos ». Il n’y a pas non plus de concurrence poussant les établissements à se positionner sur un marché scolaire comme « école d’élite » ou comme « école de la deuxième chance », c’est-à-dire à sélectionner les élèves à l’entrée et à « interpréter » les programmes en les adaptant vers le haut ou vers le bas, selon le public traditionnel de l’école. Non seulement M et Mme De Cuyper et M. Perez taisent cette caractéristique fondamentale de l’enseignement nordique, mais ils se prononcent ouvertement, contre tout mesure visant à réguler, même modestement, le quasi-marché scolaire à la belge.
C’est une excellente chose que des parents se mobilisent contre l’échec scolaire. Mais s’ils se contentent de stigmatiser en bloc les enseignants, tout en s’accrochant désespérément à une liberté de choix égoïste, dont les études statistiques ont démontré qu’elle constitue la cause principale de la dualité de notre enseignement, alors je crains que leur action ne fasse plus de tort que de bien à la cause qu’ils prétendent défendre.