Christian Salmon est le premier à nous renseigner sur cette « tendance » venue des États-Unis qui touche presque tous les champs du pouvoir (le management d’entreprise, le marketing, la politique, l’armée) et qui s’immisce de plus en plus en Europe : le « (tout) nouvel esprit du capitalisme » se répand désormais par le storytelling, soit l’art de gouverner, d’influencer, de manipuler les masses — travailleurs, électeurs ou consommateurs — en leur racontant des histoires (aux deux sens du terme), des récits qui parlent à leurs émotions plutôt qu’à leur raison. Dans le marketing, la marque s’était substituée au produit dans les années ‘80 ; une dizaine d’années plus tard, elle a cédé le pas au stories. Partout, il s’agit de « fictionnaliser » le réel. Avec l’administration Bush Jr, la politique et la com’ ont célébré leurs noces glauques ; ainsi, la marqueteur Charlotte Beers a-t-elle été nommée sous-secrétaire d’État à la Diplomatie. Sa mission fut de « dire au monde ce qu’est l’Amérique et de la faire comprendre aux musulmans » (p. 190). Le sentiment religieux s’ingère dans les affaires politiques : « La propagande ne doit plus seulement modifier ou influencer l’opinion d’un individu, mais l’ensemble de ses croyances et de ses habitus : sa culture, son idéologie, sa religion. L’action sur les consciences individuelles cède la place à une opération interactive et sociale de propagation d’une forme de croyance. Ce que George W. Bush n’a pas hésité à qualifier de “croisade” » (p. 195). De son côté, l’armée fait appel à des scénaristes d’Hollywood pour concevoir des environnements virtuels qui servent à l’entraînement des soldats. Le débarquement américain de ce « nouvel ordre narratif » a eu lieu lors de la récente campagne présidentielle française. Ce storytelling à la sauce hexagonale rompt ainsi avec la tradition d’une rhétorique politique qui était jusque-là basée sur une argumentation plutôt rationnelle. À renfort de citations, l’auteur montre que Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal ont usé des mêmes méthodes, rivalisant dans le registre compassionnel et démagogique, avec cependant l’avantage pour le premier. Dommage qu’il ne précise pas davantage sa proposition de contre-attaque : il faudrait « défocaliser et désynchroniser » les récits, dit-il. Soit, mais encore ? Aux lecteurs de faire preuve d’imagination.
SALMON Christian, « Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits », éd. La Découverte, Paris, 2007, 235 p.