Décret inscriptions, pensée magique, réalités bruxelloises

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L’objectif du décret inscriptions est d’amorcer une politique de contrainte à la mixité sociale dans les écoles. On y voit un remède à l’échec scolaire qui, sur fond de discrimination persistante, se concentre massivement dans les familles socialement défavorisées. Derrière cette ambition, une idée « force » : à rebours d’un préjugé répandu et largement nourri d’inquiétudes parentales sans fondement, le brassage scolaire améliorerait les performances d’ensemble des élèves, créant un environnement qui tirerait « vers le haut » les plus démunis d’entre eux. Le profit de la mixité, ajoute-t-on , ne se limite pas l’élévation du niveau des plus faibles : il se répartit entre tous, tant la rencontre de l’autre et la confrontation des différences font partie intégrante du développement harmonieux des enfants de tous horizons.

En tant qu’instrument de lutte contre l’échec scolaire, la mixité suppose toutefois la réunion d’un certain nombre de conditions minimales sans lesquelles elle est vouée à l’impuissance La première tombe sous le sens : c’est celle d’un équilibre contrôlé entre les catégories d’élèves qu’on entend rassembler en vue d’une amélioration d’ensemble. Pour paraître évidente, cette condition n’est pas moins systématiquement escamotée dans les débats qui entourent le décret. C’est qu’elle active des notions aux consonances peu sympathiques, de « seuils », de « quotas », de « proportions » toujours problématiques dans leur application à des groupements d’êtres humains. Elle est pourtant inhérente à l’ambition proposée. Mettons les points sur les i : trois enfants socialement et culturellement bien dotés pour quinze enfants défavorisés, c’est une mixité déficiente et dommageable pour le niveau scolaire du groupe. Aucun enseignant ne contestera que la surreprésentation d’élèves en difficultés dans une classe constitue un handicap. Il n’y a sans doute pas de chiffre magique. Mais il y incontestablement des seuils au-delà desquels la mixité ne produit plus l’effet escompté, et se révèle, au contraire, contreproductive.

La deuxième condition n’est pas moins facile à comprendre. Une mixité efficace pour l’apprentissage suppose rétablie la confiance de tous dans les vertus de l’institution scolaire. La multiplication des comportements problématiques qui pourrissent principalement le quotidien des écoles « ghettos » et y compromettent jusqu’à la possibilité de donner cours est très directement liée à la défiance qui s’est installée dans une bonne partie de la population de ces établissements à l’égard d’un enseignement qui ne semble lui ouvrir aucune perspective. Sans doute les politiques de mixité ont-elles précisément pour but de sortir de cet engrenage. Mais la mixité promue par le décret, à la supposer réalisée, ne restaurera pas magiquement, à elle seule, la foi de ces élèves dans les mérites de l’instruction publique. Elle ne fera pas miraculeusement revenir l’apaisement indispensable à un enseignement serein dans les classes.

Au regard de ce qui précède, la région de Bruxelles-capitale cumule des handicaps majeurs largement sous-estimés par les artisans du décret, alors même que les établissements « favorisés » de Bruxelles comptent parmi les premières cibles de la réforme.

La majeure partie de la population scolaire résidant dans la région de Bruxelles-capitale est issue de milieux socialement défavorisés, victimes d’une relégation socio-économique reconnue comme déterminante dans l’accumulation d’échecs ou d’insuffisances scolaires. La majeure partie de la population scolaire résidant en Région de Bruxelles-capitale est aujourd’hui issue de milieux immigrés, exposés à des difficultés scolaires additionnelles (maîtrise de la langue d’enseignement dans le milieu familial, par exemple) de nature à renforcer les effets de la relégation sociale et de la discrimination qui les frappent au premier chef. Cette fragmentation de l’espace social bruxellois s’est approfondie, tout au long de ces trente dernières années. Elle s’est conjuguée à des phases successives de net désinvestissement scolaire et de réformes pédagogiques hasardeuses, qui ont laissé nombre d’enseignants désarmés devant l’ampleur écrasante de leur mission sociale et le défi inédit d’adapter leur enseignement à la profonde transformation de la population. Tout cela a favorisé une dégradation continue des conditions d’apprentissage et de l’atmosphère générale dans nombre d’écoles bruxelloises. Faisons, tant qu’on voudra, la part de la dramatisation ou de la jérémiade passéiste dans ce tableau désespérant. Les enquêtes les moins alarmistes ne parviennent pas à démentir un constat largement partagé par les intervenants en milieu scolaire bruxellois : celui d’un recul inquiétant des connaissances, de tensions croissantes dans les relations intrascolaires, d’une brutalité accrue sur fond d’une segmentation socio-ethnique renforcée et de la réapparition d’un sexisme virulent que l’on pouvait croire en irréversible déclin depuis les années 70 et 80’

Il faut cesser de s’illusionner sur l’effet positif que produirait sur cette situation, l’ « ouverture » des quelques écoles privilégiées qui échappent à ce naufrage. Les mesures mises en œuvre aujourd’hui ne permettent de remplir aucune des conditions indispensables au succès d’une politique de brassage. Laissant la recomposition sociale des écoles au hasard, elles ne garantissent en aucun cas le rééquilibrage des populations. J’irai plus loin. Même idéalement réalisée, par miracle, dans chaque classe de chaque école bruxelloise, la mixité promue par le décret ne viendra pas, à elle seule, à bout des déséquilibres profonds du paysage scolaire régional et de leurs effets cumulés. Sans autre réforme radicale, elle risque au contraire d’exacerber davantage les antagonismes et de rendre plus difficile encore la gestion des classes. Des écoles ont déjà vécu cette douloureuse expérience de l’ouverture tournant à l’échec. Sans programme d’ensemble, on s’expose, de fait, à une détérioration aggravée que ne conjureront ni le bavardage rituel sur les bienfaits de la différence, ni l’optimisme de rapports scientifiques étrangers dont la pertinence n’est jamais confrontée à la structuration de l’espace social bruxellois. Il faut craindre, à terme, que les stratégies que l’on prétend corriger montent d’un cran, tant le destin scolaire des enfants engage à l’extrême les sensibilités parentales. Et que oui, cette réforme partielle, improvisée, sans accompagnement significatif, sans réinvestissement digne de ce nom, faite contre les directions d’école et sans autre projet perceptible que celui de la dénonciation, accentue finalement l’exode des classes moyennes déjà entamé vers des contrées scolaires périphériques, aggrave le mouvement d’homogénéisation sociale des quartiers, précipite un peu plus la dualisation générale de la région.

Le crainte du nivellement par le bas et la hantise d’une irruption de masses « brutales et incultes » dans les temples du savoir ont, de tout temps, été agitées par les élites pour délégitimer les processus de démocratisation de l’enseignement et de la culture. Mais il ne suffit pas d’incriminer les vieux phantasmes d’une bourgeoisie sur la défensive pour faire s’envoler les obstacles concrets à une mixisation réussie. Car c’est bien là le paradoxe du décret. D’inspiration dirigiste, il reste hanté par la lecture magique d’une mixité socio-culturelle spontanée, induite par la seule confrontation des populations d’origine diverse qui devrait immanquablement se solder par une avancée significative au profit de tous. La posture dénonciatrice tout entière gagnée à l’objectif d’un réencadrement impératif des stratégies bourgeoises dissimule, au plus profond, une vision curieusement réenchantée de la dynamique sociale.

Toute politique de lutte contre l’inégalité scolaire est vouée à l’échec si elle ne prend la forme d’un projet global, fédérateur, oeuvrant en même temps dans toutes les directions. C’est très précisément la leçon à tirer de l’exemple finlandais, systématiquement invoqué à contre-emploi par les défenseurs du décret. Les pistes sont connues : le décloisonnement des réseaux, l’aménagement de programmes clairs et cohérents, la formation renforcée des enseignants, la systématisation de mesures de remédiation dignes de ce nom, une pédagogie intégrant un travail mûri sur la diversité sociale et culturelle, le réencadrement des primo-arrivants, une clarification des rôles de chacun (enseignant/enfant/ parents), un accompagnement significatif des parents dans les quartiers, et, concomitamment , un redéploiement imposé de la population scolaire entre les différents établissements d’enseignement sur la base d’un double critère géographique et social (redéploiement dont je doute cependant qu’il puisse avoir les effets escomptés sans intégrer largement la population scolaire périphérique à celle de la région de Bruxelles proprement dite).

Ce n’est, en tout cas, que comme élément d’un vaste dispositif de réformes radicales convergentes et simultanées qu’une politique de contrainte à la mixité pourrait déployer son efficacité et éviter des effets tristement contreproductifs.

Alain Renard,
père de trois enfants scolarisés dans une école communale forestoise