Je ne signe pas la pétition intitulée « La place des convictions philosophiques à l’école » [1]. Malgré toutes ses précautions oratoires, elle vise uniquement le port du foulard par les jeunes filles musulmanes et certaines conceptions attribuées à la seule religion musulmane. Existe-t-il un autre « signe ostensible d’appartenance philosophique ou religieuse » qui fasse débat dans la Belgique d’aujourd’hui ?
Mais pour éviter le mot fatidique, la pétition s’est un peu égarée. La loi française du 15 mars 2004 sur le sujet se limitait à ceci : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Or la pétition belge va beaucoup plus loin. Elle concerne non seulement les conceptions religieuses, mais aussi philosophiques. Elle concerne non seulement les écoles publiques, mais aussi les écoles subventionnées par l’Etat.
Rallumer la guerre scolaire ?
Une telle loi entraînera un grand nettoyage de toutes les écoles catholiques subsidiées par l’Etat : plus de crucifix, plus de références affichées à telle déclaration du pape. Comment pourrait-on interdire aux élèves et aux enseignants d’afficher des signes religieux, tout en tolérant qu’ils garnissent les murs de l’institution ? Autrement dit, la pétition rallume la guerre scolaire. C’est d’ailleurs ainsi que le président du Conseil interdiocésain des laïcs, Paul Löwenthal, l’a compris. Il déclare dans une Carte blanche du Soir du 18 juin 2007 : « Loin de donner leur place aux religions, elle (la pétition) demande de les en exclure. Et elle met en cause l’existence même des écoles confessionnelles ». Son interprétation est parfaitement légitime.
Il faudra que la loi revendiquée précise ce qu’elle entend par « signe ostensible d’appartenance philosophique ou religieuse ». Une barbe naissante sur le menton des jeunes garçons ? Un crâne rasé ou une coiffure rasta ? L’étoile de David en pendentif ? L’imagination des jeunes pour exprimer leurs convictions est sans limite. Et c’est tant mieux. Plutôt que d’interdire les signes des convictions philosophiques ou religieuses, ne faudrait-il pas encourager les jeunes à exprimer la diversité de leurs convictions comme de leurs doutes ? N’est-ce pas ainsi qu’il faut interpréter l’article 24 de notre constitution : « La communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves » ? La neutralité ne se réalise pas par des interdits mais par la diversité des convictions et le respect des individus.
Fini de contester !
La pétition met en cause la « contestation des contenus mêmes des cours ». Ce genre de formulation est dangereux. D’une part il y a le programme des cours, d’autre part il y a le débat nécessaire avec les jeunes sur ce qu’ils pensent du contenu des leçons données. Il faut encourager les jeunes à exprimer leurs divergences sur le contenu, sinon ils remettront en question leur participation aux cours, ce que nous ne voulons pas.
Les enseignants sont débordés par la situation dans les écoles, c’est vrai. L’avenir que notre société réserve à nos enfants est le principal problème à résoudre et les enseignants le savent très bien. Ajouter une série d’interdits dans une telle pétaudière ne résoudra rien au problème, il ne fera que l’aggraver. Il serait bien plus utile de revendiquer plus d’enseignants, plus d’éducateurs, plus de temps pour la réflexion et l’échange pédagogiques notamment.
La pétition invite les jeunes à « l’intériorisation de leurs convictions philosophiques ». Les jeunes ont donc « droit à des convictions », mais ils sont priés de les intérioriser. Si le droit d’avoir des convictions n’est pas lié au droit de les extérioriser, c’est un droit creux. Cet interdit supplémentaire ne fera que creuser le fossé entre professeurs et élèves. Un exemple. Selon la pétition, la mixité sociale est une « valeur fondatrice de notre société ». Va-t-on interdire aux élèves de contester ce point de vue ? Si « mixité sociale » signifie que les riches se mélangent avec les pauvres, où cette « valeur » est-elle appliquée ? Dans l’enseignement, les quartiers ou les entreprises, sur les espaces commerciaux ou de loisirs ? Comme enseignant(e), allez dire aux quelque 60.000 jeunes qui fréquentent l’enseignement professionnel : « Notre société est fondée sur la mixité sociale ; vous êtes priés de ne pas contester cette idée, mais comme nous sommes tolérants, vous avez le droit de penser, mais seulement de penser, qu’il n’y a pas une fille ou fils de bourgeois dans votre classe ». Il n’y a pas plus d’arguments scientifiques pour prouver que la mixité sociale a fondé notre société que pour affirmer que Dieu l’a créée. Cessons donc de présenter notre société comme idyllique et nous-mêmes comme les plus malins, alors que nous sommes tout simplement en train de liquider des droits élémentaires.
Ne confondons pas droits et valeurs
Des féministes s’en prennent au foulard au nom de la libération de la femme. Mais peut-on libérer les gens malgré eux et, de plus, en leur retirant un droit ? Pour un(e) démocrate, le droit de porter le foulard va évidemment de pair avec le droit de ne pas le porter. Accorder un droit ne signifie nullement qu’on milite pour l’exercice de ce droit. Réclamer le droit au divorce ou à l’interruption de grossesse ne signifie nullement la propagande en faveur du divorce ou de l’avortement. La société définit des droits pour la vie en collectivité et les individus exercent ces droits selon leurs valeurs propres. La dérive sur les valeurs, que nos sociétés redécouvrent soudainement quand il s’agit de l’immigration, a conduit la France de Sarkozy à se doter d’un ministère de « l’identité nationale et de l’immigration ». Aux Pays-Bas, elle a conduit un parti de gauche comme le SP à redécouvrir les bienfaits de la monarchie et la mission civilisatrice des colonies.
Des athées mènent le combat contre le foulard au nom de la lutte contre la religion. Mais on ne fait pas reculer la religiosité des gens en leur interdisant de manifester leur culte. Je crains qu’on obtiendra ainsi le résultat contraire et c’est compréhensible.
L’enjeu politique : l’exemple français
En France, c’est le journal d’extrême droite Minute qui a lancé la première attaque contre le foulard en diffusant, en 1983, l’image d’une Marianne voilée. C’est un maire de droite (RPR) qui a choisi l’affrontement avec trois jeunes filles, à Creil, le 4 octobre 1989. Le résultat direct est que le nombre de jeunes filles voilées a augmenté très rapidement. Parlant de la loi du 15 mars 2004, l’historien Gérard Noiriel note : « Le succès a été total puisque le texte présenté par la droite a été voté par la gauche et qu’en plus cette affaire a provoqué de très fortes divisions en son sein » [2].
Noiriel souligne que les jeunes filles incriminées appartenaient aux classes dominées. L’appartenance sociale des jeunes filles portant le foulard n’a jamais été prise en compte pas plus que la différence de la situation de la femme dans un pays islamique ou dans un pays comme la France.
L’exemple français mérite d’être médité. D’une caricature d’extrême droite à une loi votée par toute la classe politique, il n’a fallu que vingt ans pour opérer un « tournant dans l’histoire des discours sur l’immigration » [3]. Et ce n’est malheureusement pas le seul thème où les conceptions les plus à droite ont gagné presque toute la classe politique.
Et si la foi soulevait des montagnes ?
Au moment où j’achevais ce texte, la RTBf programmait un reportage sur le foulard. Un groupe de jeunes filles portant le foulard entament leurs études de médecine à l’Université Libre de Bruxelles. Leur seule présence dans cette faculté réfute les préjugés véhiculés par la pétition. Ces jeunes filles contribuent à la mixité sociale de l’université. Quarante ans après mai 68, les enfants des couches populaires y sont toujours une minorité. Pour y arriver, ils doivent vaincre bien plus d’obstacles que les autres enfants. Elles contribuent aussi à la mixité des genres. Elles prouvent ainsi que la religion musulmane ne constitue pas en soi un handicap à l’accession des jeunes filles aux études supérieures. Leur foi ne les empêche pas d’étudier la biologie et de combiner la croyance en un créateur et l’étude des méthodes scientifiques.
Le libre examen devrait reconnaître à ces jeunes filles leur droit inconditionnel à poursuivre leurs études. Mais non, il leur est ordonné de renoncer au foulard avant d’entrer dans un laboratoire. Rebelles, elles sont convoquées chez un haut responsable de la faculté. Et quel argument rationnel donne le représentant officiel du libre examen et de la méthode scientifique ? « Ici, nous ne sommes pas au Club Med ». Fin de citation.
Depuis la maternelle jusqu’à l’université, je n’ai fréquenté que les bonnes écoles de la Ville de Bruxelles et le temple du libre-examen. Je n’ai jamais été croyante mais j’ai toujours eu la faiblesse de croire en la bonté du genre humain. Face à ces jeunes filles, nous les athées libre-exaministes, sommes-nous incapables d’émettre une hypothèse inverse à celle de la pétition ? A savoir que c’est peut-être la foi qui a aidé ces jeunes filles à vaincre tous les obstacles sur le chemin de leur émancipation ? Et si cette foi-là implique le port du foulard, en quoi cela nous regarde-t-il ?
Article paru dans le Drapeau Rouge N°19 du mois de septembre 2007.
Notes
[1] Voir texte intégral de la pétition sur http://ecoleetreligion.canalblog.com/
[2] Ce bref historique est tiré du livre de Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXème-XXème siècle), Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007, pp 634 et suivantes.
[3] idem, p. 639
Et si le foulard pouvait libérer ?
Rallumer la guère scolaire ?
L’inégalité catastrophique de notre enseignement trouve l’une de ses causes majeures dans le semi-marché scolaire largement « boosté » par la multiplicité des réseaux, tous financés par l’état. La première priorité est de remédier à ce problème dramatique pour les élèves individuellement, pour les professeurs condamnés à travailler dans des conditions inacceptables et pour la société en général.
Le problème est tellement patent, que même beaucoup d’irréductibles de la liberté parentale absolue admettent qu’une plus grande mixité sociale est nécessaire, même s’ils ne proposent aucune solution sérieuse pour la mettre en oeuvre. La restauration d’un enseignement de qualité passera nécessairement par une remise en cause de certains termes du pacte scolaire. Le plus tôt sera le mieux.
Les écoles catholiques sont aujourd’hui fréquentées par quelques catholiques pratiquants, des non-pratiquants, des musulmans, des juifs, des athées ou toute autre conviction philosophique. Que signifie encore « enseignement catholique » ?
Le contexte qui conduisit à la « guerre scolaire » a fondamentalement changé et s’il reste des minorités actives (et souvent intéressées), attachées au caractère confessionnel de l’enseignement, de plus en plus de citoyens prennent conscience du gâchis que constituent les multiples réseaux.
Exiger des écoles subventionnée par l’État, une neutralité philosophique, est une question de bon sens qui peut être un pas vers la suppression progressive des multiples réseaux et la réduction de la concurrence entre établissements. Supprimer les crucifix des salles de classe ne me paraît pas un acte sacrilège de nature à rallumer une « guerre scolaire ».
L’une des causes clairement identifiée de conflits entre groupes humains est le sentiment d’appartenance exclusif ; le « Nous » opposé aux « Autres ». Les écoles confessionnelles, les signes d’appartenance religieuse ou philosophique et les uniformes, sont des outils de construction de ce « Nous », les élus, les croyants, les bien-pensants opposés aux « Autres », les mécréants, les impies, les Satans, les impurs.
Le vrai danger des signes extérieurs d’appartenance religieuse se trouve là et ils sont à double effet. Ils confortent les membres du groupe dans leur sentiment de supériorité et provoquent le rejet par les « Autres ». On ne peut mesurer le rôle que joua la kippa et les attributs distinctifs des juifs, dans l’inconscient collectif des « Autres » – Allemands ou non. Mais, lorsque je constate les réactions de rejet que suscite la vue d’un voile musulman de la part de personnes que je considérais comme dépourvues de toute forme de racisme et parfois intellectuels de bon niveau, je frémis.
Fini de contester !
Le port de signes religieux ne me paraît pas une forme de contestation, sinon peut-être la contestation de la légitimité des « Autres ».
Bien au contraire, il exprime souvent une volonté d’enfermement dans une ligne de pensée doctrinale. Cet enfermement exclut le dialogue et donc la réflexion, qui par définition ne résulte que de la rencontre avec l’autre.
L’absence de signes religieux, loin de freiner la contestation, permet bien au contraire de l’élargir, de l’affiner de la rendre pertinente et fructueuse. Lorsqu’il existe un besoin de se réfugier derrière des signes, c’est le plus souvent lorsqu’il y a doute, manque de confiance en soi, manque d’autonomie. Ce doute est individuel lorsqu’il s’agit d’un vrai choix personnel, mais il peut aussi être collectif lorsque ce choix est imposé par le groupe. Ce manque de confiance s’exprimera bien entendu par des certitudes intangibles. Il faut au contraire apprendre aux jeunes à douter. Ce sont nos doutes qui font notre force, pas nos certitudes.
Droits et valeurs
Affirmer qu’interdire le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles, c’est défendre des valeurs de droite, sous prétexte que l’extrême droite a publié des images racistes, est un raisonnement pour le moins spécieux, voire offensant. Ne pas permettre de freiner l’échange d’idées et la communication au sein des écoles, par des murs vestimentaires ou d’autres signes de repli particularistes n’a rien à voir avec le racisme ni les élucubrations de l’extrême droite. C’est une saine pratique d’un état laïque, qui veille à ce que tous les courants philosophiques puissent coexister harmonieusement et s’enrichir mutuellement.
Pour ce qui est de l’identité nationale, c’est une notion qui ne devient choquante que si elle se construit en opposition aux « Autres ». C’est alors du nationalisme avec toutes les dérives et les conflits qu’il entraîne. S’il s’agit de définir les valeurs structurant une société harmonieuse au profit de tous et surtout de dégager les moyens de promouvoir ces valeurs de respect mutuel, je ne vois là rien de choquant pour un progressiste. De même l’immigration est une réalité qu’il convient de gérer. Il est donc logique de créer un ministère gouvernant ces matières. Tout autre chose est d’examiner la manière dont elles seront gérées par un gouvernement de droite. Au moins la situation est claire et l’opposition sait où il convient de regarder.
Et si la foi soulevait des montagnes ?
C’est une vrai bonne question et il est effectivement possible que la croyance en un être transcendant aide certaines personnes à se dépasser pour s’en rapprocher. C’est une des raisons qui doit nous pousser au plus grand respect des convictions des autres, tant qu’elles ne prétendent pas s’imposer à tous.
Ce qui est beaucoup moins clair, c’est en quoi le port du foulard islamique contribue en quelque manière à cette foi. S’il s’agit de proclamer qu’on prétend faire des études scientifiques en niant Darwin, je pense que la médecine n’est peut-être pas la meilleure orientation pour ces jeunes filles et que la théologie serait plus adaptée.
Un droit inconditionnel à poursuivre ses études ? Il y a dans toute école des règles multiples à respecter. Un droit inconditionnel signifierait que ni l’école ni la société ne peut plus édicter de règle. Ce serait la porte ouverte à n’importe quelle dérive. Les porteurs des insignes des groupements les plus extrémistes seraient alors aussi les bienvenus ?
En conclusion
Le port de signes religieux ou philosophiques ostentatoires dans les écoles n’est pas acceptable, parce qu’ils expriment une volonté de prosélytisme, voire de mépris de l’autre ou au moins de ses opinions, contraire à la notion d’État laïque. De plus, pour dérisoires que ces signes puissent paraître, ils peuvent devenir porteurs des pires violences, parce que l’homme est resté fondamentalement tribal. Il est important qu’une école ne forme qu’une tribut, pour que les jeunes apprennent à vivre et composer avec la société où ils vivent.