Le 3 mars dernier était une date importante pour l’Aped et son projet visant à sortir l’enseignement belge de la ségrégation sociale et de ses effets désastreux. En effet, si notre programme en dix points, « Vers l’Ecole commune », était publié en ligne et dans le trimestriel « L’Ecole démocratique » depuis quelques mois déjà, ce colloque constituait la véritable rampe de lancement de la campagne que nous entendons mener. Une campagne de longue haleine, nous en sommes conscients. Mais une campagne pertinente et palpitante, si l’on en juge par les signes encourageants enregistrés ce samedi-là.
Au programme, il y avait deux conférences (Ides Nicaise, de la KUL, et Bernard Rey, de l’ULB), l’exposé du programme de l’APED (Nico Hirtt), six ateliers thématiques et une table ronde finale. Le tout (ou presque) dans le bilinguisme qui est une des marques de fabrique de notre organisation. Sur le plan quantitatif, cette journée aura été une incontestable réussite, avec 150 à 200 participants essentiellement issus des mondes académique, syndical et associatif. Il faut aussi saluer la trentaine de personnes mobilisées pour l’organisation. Merci à tous les intervenants, animateurs, traducteurs, dactylos, secrétaires, cuistots, serveurs et autres « petites mains ».
Des convergences majeures
La matinée aura été très dense et riche en enseignements, grâce aux exposés d’Ides Nicaise, Bernard Rey et Nico Hirtt (1).
La contribution du premier nommé, Professeur à la KUL et chercheur au HIVA, est venue étayer l’essentiel des thèses de l’APED. Le constat est le même : l’enseignement belge présente une des plus fortes ségrégations entre écoles de riches et écoles de pauvres, parce qu’il s’agit du système le plus libéral au monde, parce qu’il est stratifié en filières hiérarchisées et parce qu’y joue un effet « cascade » qui relègue par l’échec les élèves les plus démunis vers les filières dévalorisées du technique et du professionnel. Balayant de manière convaincante les fausses bonnes idées que seraient une revalorisation symbolique (de l’image de marque) des métiers et une orientation plus directive des élèves, Ides Nicaise préconise comme seule solution cohérente la prolongation du tronc commun au moins jusqu’au terme du premier degré secondaire. Plutôt qu’une extension de l’enseignement général actuel à tous les jeunes, il prône une école présentant un équilibre entre compétences générales, techniques et pratiques. Il insiste également sur l’importance du soutien à apporter aux plus faibles. Pour résumer son intervention, on peut dire qu’il en appelle à plus de régulation pour plus de mixité sociale. Une régulation à atteindre par un usage savamment dosé du « bâton » (limitation de certaines libertés, instauration de quotas, etc.) et de la « carotte » (soutien financier et pédagogique plus grand pour les écoles pratiquant la mixité sociale, discrimination positive mieux financée, etc.).
Téléchargement : Ides Nicaise, HIVA-KUL, deux racines de l’inégalité dans l’enseignement belge
Ides Nicaise
Bernard Rey, professeur de psycho-pédagogie à l’ULB, a également centré son exposé sur l’échec des jeunes des milieux populaires. A la différence d’Ides Nicaise, pour l’essentiel, son intervention nous aura éclairés sur des mécanismes pédagogiques qui, au sein même de la classe, sont sources de ségrégation. Sans pour autant nier l’importance déterminante de l’organisation de l’Ecole et de la scolarité. Bien au contraire, comme il l’aura souligné en début d’exposé.
Quels sont donc ces comportements d’enseignants qui poussent les jeunes d’origine populaire vers la marge de l’école ? Un : l’attitude dépréciative du professeur face aux erreurs d’un élève (l’enseignant interprète comme « manque de connaissance, d’effort, d’attention, de travail, parfois même d’intelligence » des erreurs souvent dues à une « organisation conceptuelle » différente, une logique qui peut pourtant se travailler en cours d’apprentissage). Deux : le rapport entre activités et savoirs (des activités menées en classe pour accéder à des savoirs, les enfants ne perçoivent parfois que le but apparent, sans voir qu’elles sont destinées à faire apprendre). Il nous faut donc régulièrement expliciter les enjeux de savoir et de compétence impliqués dans chaque activité. Trois : les « pédagogies de projet », souvent employées pour motiver les élèves, présentent un risque comparable, celui de voir les jeunes entrer dans une logique de production, au détriment de l’apprentissage. Quatre : la réduction des exigences (face à des enfants faibles et turbulents, les enseignants ont tendance à réduire la difficulté du travail sur le plan cognitif). Il faut au contraire pousser les élèves le plus loin possible. Cinq : la « culture de l’échec », ou les effets différenciateurs de l’évaluation (pour être pris au sérieux, les enseignants ont – en partie inconsciemment – tendance à placer leurs élèves face à des épreuves difficiles). Six : le redoublement, perçu par les enseignants comme une deuxième chance accordée à l’élève, n’offre guère de garanties de réussite. Voilà donc des comportements stigmatisants qui gagneraient à être remplacés par autant de précautions à prendre envers les élèves concernés.
Téléchargement : Bernard Rey, ULB, Pratiques pédagogiques et inégalités sociales
Bernard Rey
Nous ne reviendrons pas sur la présentation du programme de l’APED par Nico Hirtt : Vous trouverez sur ce site une FAQ très fournie.
Téléchargement : Nico Hirtt, Présentation du programme de l’Aped pour une école commune
Voir la présentation ‘Keynote’ en ligne
Un bémol
C’est sans doute là qu’aura résidé le principal bémol à l’organisation de cette journée : notre indécrottable optimisme à propos du timing (cette fâcheuse tendance à croire que tout commencera à l’heure, que tous les intervenants s’en tiendront au temps de parole imparti, etc.) aura souvent réduit à une peau de chagrin le temps de parole laissé aux participants « anonymes ». Un travers à corriger si nous voulons impliquer un maximum de personnes dans notre projet. C’est promis !
Des points de vue syndicaux et associatifs
Les ateliers et la table ronde finale auront permis aux responsables syndicaux et associatifs de donner leur point de vue. Dans l’ensemble, l’APED aura été rejoint sur ses objectifs. La discussion aura plutôt porté sur les modalités pratiques pour arriver à une école commune. Rien d’étonnant à cela : nous savions, en écrivant notre projet, qu’il aurait pour fonction de donner une perspective, une vue sur une autre école possible. Un projet très concret, très pratique (carte scolaire, phasage de la réforme en 10 ans, etc.). Mais un projet qui serait immanquablement perçu comme une utopie, tant il se heurte aux tabous de la société belge, notamment à ses blocages institutionnels. Tant aussi on semble loin d’un refinancement digne de ce nom.
La plupart des interlocuteurs auront donc tenu le discours du réalisme, estimant qu’il faut tenir compte des freins et y aller progressivement.
Michel Vrancken, pour la CGSP-enseignement, rappelle la forte autonomie des pouvoirs organisateurs, en ce compris ceux de l’officiel subventionné (provinces, communes). Il promeut plutôt un réseau unique, public, mais pluraliste. Pour lutter contre les inégalités, il prône des mesures incitatives, à l’instar de Rudy Wattiez, de CGé, qui se prononce pour une différenciation du financement des écoles et de la formation des enseignants (selon leur engagement dans la mixité sociale) et pour un plus grand soutien aux écoles qui concentrent les difficultés.
Prosper Boulangé, pour la CSC-enseignement, pose un préalable important : pour réussir, toute refonte de l’école doit être portée par ses enseignants. Il faut y intégrer leurs conditions de travail au quotidien. Dans le même ordre d’idée, il insiste sur le travail de conscientisation qu’il faudra mener pour lever les réticences et résistances conservatrices. Par ailleurs, il oppose à notre projet le « principe de réalité », manifestant peu d’espoir en matière de refinancement. Enfin, concernant les réseaux, il prône une plus grande collaboration, un rapprochement des statuts des professeurs et une réduction de la concurrence.
Jean-Pierre Coenen s’exprimait au nom de la Ligue des droits de l’enfant : pour lui, c’est bien l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit primer (sur la « liberté » de choix, par exemple, quand celle-ci est source d’inégalité). Il en appelle à un combat mené collectivement. Il nous faut tisser des liens sociaux, comme tente de le faire la plate-forme de lutte contre l’échec scolaire qu’il anime depuis quelques années.
Lire les comptes-rendus des ateliers
Atelier 1 : « Quels contenus pour le tronc commun de 6 à 16 ans ? »