Langues pour le marché, marché des langues

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Cet article est la reprise d’un exposé fait à l’université de Xiamen (Chine) pour le colloque : « The international conference on EU-Fujian, China : Cross-cultural dialogue », avril 2006. Cet article se propose de présenter et d’analyser, dans ses grandes lignes, les orientations du Cadre européen commun de références pour les langues[[Editions Didier, 2000. Ce document est également disponible sous forme de fichier PDF sur le site internet du Conseil de l’Europe.]]. Ce Cadre, rappelons-le, a été élaboré en 2000, au sein du Conseil de l’Europe à Strasbourg par le Conseil de la coopération culturelle, à travers son Comité de l’éducation, division des langues vivantes.

Il a été conçu à la lumière de la politique générale en langues du Conseil de l’Europe. Il est donc le reflet et le prolongement concret de cette politique. En effet, il permet, par les choix opérés, par l’image des langues vivantes qu’il construit, par les approches qu’il préconise pour leur apprentissage, de dessiner les contours idéologiques d’une politique linguistique, politique linguistique elle-même en accord avec les grands choix idéologiques et politiques de l’Union Européenne.

Suivant les grands principes développés par le Comité des Ministres Européens, le Conseil de l’Europe pose quelques grands principes dans ses Recommandations(RecommandationsR (82) 18 et R (98) 6 ).

Sauvegarder le patrimoine linguistique de l’Europe

Ces principes affirment d’une part, la nécessité de sauvegarder le patrimoine linguistique de l’Europe dans toute sa richesse et sa diversité. On peut lire en effet :
« que le riche patrimoine que représente la diversité linguistique et culturelle en Europe constitue une ressource commune précieuse qu’il convient de sauvegarder et de développer et que des efforts considérables s’imposent dans le domaine de l’éducation afin que cette diversité, au lieu d’être un obstacle à la communication, devienne une source d’enrichissement et de compréhension réciproques. »

Dans le même sens, le Préambule à la RecommandationR (98) 6 réaffirme, à propos des objectifs politiques de ses actions dans le domaine des langues vivantes, qu’il faut, entre autres choses :

« entretenir et développer la richesse et la diversité de la vie culturelle en Europe par une connaissance mutuelle accrue des langues nationales et régionales, y compris les moins largement enseignées ».

On escompte ainsi

« promouvoir compréhension et tolérance mutuelles, respect des identités et de la diversité culturelle par une communication internationale plus efficace »

car on pense

« que c’est seulement par une meilleure connaissance des langues vivantes européennes que l’on parviendra à faciliter la communication et les échanges entre Européens de langue maternelle différente et, partant, à favoriser la mobilité, la compréhension réciproque et la coopération en Europe et à éliminer les préjugés et la discrimination ».

L’épanouissement des individus.

D’autre part, dans la ligne de ces objectifs culturels et humanistes de maintien et de respect de la diversité linguistique, le Cadre européen envisage l’enseignement des langues comme une moyen d’épanouissement des individus :

« Un objectif essentiel de l’enseignement des langues est de favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de culture. Il revient aux enseignants et aux apprenants eux-mêmes de construire une personnalité saine et équilibrée à partir des éléments variés qui la composeront. »

La Recommandation R (82) 18 propose pour sa part de :

« Faire en sorte, autant que faire se peut, que toutes les catégories de la population disposent effectivement des moyens d’acquérir une connaissance des langues des autres États membres (ou d’autres communautés au sein de leur propre pays) et une aptitude à utiliser lesdites langues telle qu’elle leur permette de satisfaire leurs besoins de communication » « en fondant l’enseignement et l’apprentissage des langues sur les besoins, les motivations, les caractéristiques et les ressources de l’apprenant »

Unification culturelle de l’Europe

En même temps que les besoins des individus, apparaissent bientôt les objectifs politiques de l’Union : le Cadre européen commun de référenceconcourt en effet à réaliser l’objectif général du Conseil de l’Europe tel qu’il est défini dans les RecommandationsR (82) 18 et R (98) 6 du Comité des Ministres, à savoir : « parvenir à une plus grande unité parmi ses membres » et cela « par l’adoption d’une démarche commune dans le domaine culturel. »

Le Cadre Européen décline, sur le plan des langues, les grandes lignes définies par le préambule de la RecommandationR (82) 18 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui considère :

« que les États membres, en adoptant ou en développant une politique nationale dans le domaine de l’enseignement et de l’apprentissage des langues vivantes, pourraient parvenir à une plus grande concertation au niveau européen grâce à des dispositions ayant pour objet une coopération suivie entre eux et une coordination constante de leurs politiques. »

Conjointement, avec ces dernières préoccupations relatives à l’élaboration d’une citoyenneté européenne, arrivent dans le même temps des préoccupations d’ordre économique. La même recommandation précise qu’il s’agit d’

« outiller tous les Européens pour les défis de l’intensification de la mobilité internationale et d’une coopération plus étroite les uns avec les autres et ceci non seulement en éducation, culture et science mais également pour le commerce et l’industrie ».

Langues pour le Marché, marché des langues

Ainsi, derrière des besoins qu’on va présenter comme étant ceux de l’individu vont, en fait, très vite se profiler les besoins de l’économie et du marché. On comprendra par la suite de cet exposé que ces « besoins » supposés satisfaire l’épanouissement des citoyens, sont en fait imposés par le marché et par la mobilité qu’il impose, au sein de l’Europe, à un individu sommé de s’y plier pour préserver ses chances d’y trouver un emploi.

En effet, les besoins du marché, supposant une certaine utilisation commune des langues, une certaine unification des objectifs et méthodologies d’apprentissage – et cela en vue d’un apprentissage devenu nécessaire « tout au long de la vie » – vont provoquer, outre la mise au service de l’économie de l’apprentissage des langues, un formidable marché interne constitué par l’apprentissage des langues lui-même.

Il va donc s’agir, par conséquent, pour le Cadre Européen des langues, de fournir un « Cadre commun de référence » qui dépasse les spécificités et les particularités des divers systèmes éducatifs nationaux et qui reste valide pour toute la vie – dans une formation continue – au-delà des formations initiales en langue que délivrent ces systèmes éducatifs publics jugés par ailleurs, on va le voir, coûteux et inefficaces :

« En outre, une fois admis le fait que l’apprentissage d’une langue est le travail de toute une vie, le développement de la motivation, de la capacité et de la confiance à affronter une nouvelle expérience langagière hors du milieu scolaire devient primordial. »

Cette formation en langue « tout au long de la vie » devra donc répondre aux besoins de mobilité et de formation continue, essentiellement économiques, de l’Europe, avant de répondre aux besoins des citoyens. Cette refonte de l’enseignement des langues à travers un cadre de référence unique et tout au long de la vie ouvre ainsi, pour sa part, un nouveau marché des langues ouvert à la concurrence et tend à briser les monopoles que constituent les établissements d’enseignement public.

Le Cadre Européen se veut donc d’abord « commun » :

« Le Cadre européen commun de référence offre une base commune pour l’élaboration de programmes de langues vivantes, de référentiels, d’examens, de manuels, etc. en Europe. Il décrit aussi complètement que possible ce que les apprenants d’une langue doivent apprendre afin de l’utiliser dans le but de communiquer ; il énumère également les connaissances et les habiletés qu’ils doivent acquérir afin d’avoir un comportement langagier efficace. La description englobe aussi le contexte culturel qui soutient la langue. Enfin, le Cadre de référence définit les niveaux de compétence qui permettent de mesurer le progrès de l’apprenant à chaque étape de l’apprentissage et à tout moment de la vie.

Le Cadre européen commun de référence est conçu pour que soient surmontées les difficultés de communication rencontrées par les professionnels des langues vivantes et qui proviennent de la différence entre les systèmes éducatifs. Le Cadre donne des outils aux administratifs, aux concepteurs de programmes, aux enseignants, à leurs formateurs, aux jurys d’examens, etc., pour réfléchir à leur pratique habituelle afin de situer et de coordonner leurs efforts et de garantir qu’ils répondent aux besoins réels des apprenants dont ils ont la charge.

En fournissant une base commune à des descriptions explicites d’objectifs, de contenus et de méthodes, le Cadre de référence améliorera la transparence des cours, des programmes et des qualifications, favorisant ainsi la coopération internationale dans le domaine des langues vivantes. Donner des critères objectifs pour décrire la compétence langagière facilitera la reconnaissance mutuelle des qualifications obtenues dans des contextes d’apprentissage divers et, en conséquence, ira dans le sens de la mobilité en Europe. » [[Les caractères gras sont ceux des document cités.]]

Cette tâche que se propose ainsi le Cadre commun répond directement aux préoccupations qu’avait déjà formulées en 1991 un Symposium intergouvernemental qui s’était tenu en Suisse à l’initiative du Gouvernement fédéral helvétique, sur le thème « Transparence et cohérence dans l’apprentissage des langues en Europe : objectifs, évaluation, certification». Le Symposium avait adopté les conclusions suivantes :

« 1. Il faut continuer à intensifier l’apprentissage et l’enseignement des langues dans les États membres pour favoriser une plus grande mobilité, une communication internationale plus efficace qui respecte les identités et la diversité culturelle, un meilleur accès à l’information, une multiplication des échanges interpersonnels, l’amélioration des relations de travail et de la compréhension mutuelle.

2. L’apprentissage des langues doit, pour atteindre ces buts, se poursuivre toute une vie durant, et il convient de le promouvoir et de le faciliter tout au long du système éducatif, depuis le préscolaire jusqu’à l’enseignement aux adultes.

3. Il est souhaitable d’élaborer un Cadre européen commun de référence pour l’apprentissage des langues à tous les niveaux, dans le but :

– de promouvoir et faciliter la coopération entre les établissements d’enseignement de différents pays

– d’asseoir sur une bonne base la reconnaissance réciproque des qualifications en langues

– d’aider les apprenants, les enseignants, les concepteurs de cours, les organismes de certifications et les administrateurs de l’enseignement à situer et à coordonner leurs efforts. »

Dans cette perspective, même si l’on parle encore des besoins des apprenants, on comprend qu’il s’agit, en fait, de faire de la langue un instrument davantage au service des besoins du marché, lequel nécessite une main d’oeuvre mobile, flexible et détentrice de compétences et de savoir-faire pratiques, plus que de savoirs. Il s’agit moins de former un individu plurilingue et ouvert à la diversité culturelle que de former un travailleur capable de réaliser des tâches simples en langue étrangère. L’apprenant en langue étrangère est d’ailleurs rebaptisé significativement par le Cadre commun : « utilisateur ».[[Toute dérive terminologique est à écouter avec attention. l’ »apprenant », – encore trop encombrant par le creuset de subjectivité qu’il offre à la langue qui s’élabore en lui, par lui – est congédié au profit de la métaphore de l’outil et de l’utilisateur. La langue «sert », comme un marteau sert à enfoncer des clous. On les repose une fois la tâche accomplie, comme on laisse, on va le voir, la voiture de location au parking après son usage.]]

Cette image de la langue-instrument, découpable en savoir-faire, en savoir-être et en compétences diverses etc. visant à l’action pratique, est illustrée de manière révélatrice au détour d’un exemple que donne le Cadre à propos de l’acquisition des habiletés et savoir-faireen langue étrangère :

« […] conduire une voiture, jouer du violon ou présider une réunion, relèvent de la maîtrise procédurale plus que de la connaissance déclarative, mais cette maîtrise a pu nécessiter, dans l’apprentissage préalable, la mise en place de savoirs ensuite « oubliables » et s’accompagne de formes de savoir-être, tels que détente ou tension dans l’exécution.

Ainsi, pour s’en tenir au cas de la conduite automobile ce qui est devenu, par l’accoutumance et l’expérience, un enchaînement quasi automatique de procédures (débrayer, passer les vitesses, etc.) a demandé à l’origine, une décomposition explicite d’opérations conscientes et verbalisables (Vous relâchez doucement la pédale d’embrayage, vous passez en troisième…) et la mise en place initiale de savoirs (il y a trois pédales dans une voiture non automatique, qui se situent les unes par rapport aux autres de telle manière, etc.) auxquels il n’est plus besoin de faire appel consciemment en tant que tels lorsque l’on « sait conduire ». Pendant l’apprentissage de la conduite, une attention forte a généralement été requise, une conscience de soi et de son corps d’autant plus vive que l’image de soi (risque d’échec, de raté, de manifestation d’incompétence) se trouve particulièrement exposée. Une fois la maîtrise atteinte, on attendra du conducteur ou de la conductrice une manière d’être marquant l’aisance et la confiance en soi, sauf à inquiéter les passagers ou les autres automobilistes. Il est clair que l’analogie avec certaines dimensions de l’apprentissage d’une langue pourrait ici être facilement établie »

On ne s’étonnera donc pas que la perspective linguistique adoptée par le Cadre soit une « perspective actionnelle »: [[Autre glissement terminologique à écouter. L’approche « communicative », malgré son flou épistémologique, laissait entendre que deux subjectivités entraient en relation par la communication linguistique. Avec la terminologie « actionnelle » se profile nettement le « transactionnel » où, du sujet, il ne reste qu’un sujet de l’action, de la tâche devenues le coeur de l’affaire [des affaires ?]. Glissement d’une terminologie qui n’avait pas entièrement rompu avec la recherche, à un modèle imposé par le politique et directement inféodé au marché. De la langue comme lieu d’humanisation, on passe à la langue comme machine-outil ; de l’homme comme « parlêtre », on passe à l’homme-machine.]]

« Un Cadre de référence pour l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation des langues vivantes, transparent, cohérent et aussi exhaustif que possible, doit se situer par rapport à une représentation d’ensemble très générale de l’usage et de l’apprentissage des langues. La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier. Si les actes de parole se réalisent dans des activités langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à l’intérieur d’actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification. »

On peut lire plus loin :

« Le modèled’ensemble ainsi esquissé est de type résolument actionnel. Il se trouve centré sur la relation entre, d’un côté, les stratégies de l’acteur elles-mêmes liées à ses compétences et à la perception/représentation qu’il a de la situation où il agit et, d’un autre côté, la ou les tâche(s) à réaliser dans un environnement et des conditions donnés.

Ainsi, quelqu’un qui doit déplacer une armoire (tâche) peut essayer de la pousser, la démonter pour la transporter plus facilement et la remonter, faire appel à une main-d’oeuvre extérieure, renoncer et se convaincre que ça peut attendre demain, etc. (autant de stratégies). Suivant la stratégie retenue, l’exécution (ou l’évitement, le report, la redéfinition) de la tâche, passera ou non par une activité langagière et un traitement de texte (lire une notice de démontage, passer un coup de téléphone, etc.). »

La langue est donc réduite, comme on le voit, au moyen d’accomplir des tâches ou de résoudre des problèmes :

« Est définie comme tâche toute visée actionnelle que l’acteur se représente comme devant parvenir à un résultat donné en fonction d’un problème à résoudre, d’une obligation à remplir, d’un but qu’on s’est fixé. Il peut s’agir tout aussi bien, suivant cette définition, de déplacer une armoire, d’écrire un livre, d’emporter la décision dans la négociation d’un contrat, de faire une partie de cartes, de commander un repas dans un restaurant, de traduire un texte en langue étrangère ou de préparer en groupe un journal de classe. »

Pour accomplir ces « tâches » envisagées comme problème à résoudre, la langue va être découpée, dans cette perspective « pragmatique «, en un certain nombre de fonctions, macro-fonctions, elles-mêmes subdivisées en micro-fonctions, lesquelles seront réalisées par un certain nombre d’interactions supportées par une batterie d’actes de paroles. Je précise que, par « pragmatique », il faut entendre bien davantage le pragmatisme économique que la Pragmatique des philosophes du langage dont on détourne insidieusement les analyses et la terminologie en entretenant la confusion – par exemple sur le concept d’actes de parole ¬- et en nous faisant croire que, dans cette perspective dite « actionnelle », « quand dire c’est faire », le « faire » est résolument tourné vers la résolutions de problèmes pratiques et -pourquoi pas ?- transactionnels.

Comme par hasard, les exemples choisis par le Cadre (p. 99) donnent pour contexte à ces enchaînements de tâches, fonctions et interactions, un environnement laboral ; ils sont empruntés au Niveau Seuil (Threshold Level ) élaboré par le même Conseil de l’Europe en 1990 :

« L’ensemble du processus peut être représenté de manière schématique. Le schéma général pour décrire les interactions lors de l’achat de marchandises ou de services proposé dans le Threshold Level 1990, (Chapitre 8), en fournit un exemple.

« Schéma général pour l’achat de marchandises ou de services

1. Se rendre à l’endroit de la transaction

1.1 Trouver le chemin de la boutique, du magasin, du supermarché, du restaurant, de la gare, de l’hôtel, etc.

1.2 Trouver où se situe le comptoir, le rayon, le bureau, le guichet, la réception, etc.

2. Établir le contact

2.1 Saluer le commerçant, l’employé, le serveur, le réceptionniste, etc.

2.1.1 salutations de l’employé

2.1.2 salutations du client

3. Choisir la marchandise/le service

3.1 Identifier la catégorie de marchandises/services désirée

3.1.1 rechercher l’information

3.1.2 donner l’information

3.2 Identifier les choix

3.3 Discuter le pour et le contre des différentes possibilités (par exemple, la qualité, le prix, la couleur, la dimension des marchandises)

3.3.1 rechercher les informations

3.3.2 donner les informations

3.3.3 demander conseil

3.3.4 conseiller

3.3.5 demander les préférences

3.3.6 exprimer ses préférences, etc.

3.4 Identifier les marchandises choisies

3.5 Examiner les marchandises

3.6 Donner son accord sur l’achat

4. Échanger les marchandises contre un paiement

4.1 Donner son accord sur le prix des articles

4.2 Donner son accord sur le total de la note

4.3 Effectuer/recevoir le paiement

4.4 Remettre/réceptionner les marchandises (et le reçu)

4.5 Échanger des remerciements

4.5.1 remerciements de l’employé

4.5.2 remerciements du client

5. Prendre congé

5.1 Exprimer sa satisfaction (mutuelle)

5.1.1 l’employé exprime sa satisfaction

5.1.2 le client exprime sa satisfaction

5.2 Échanger des menus propos (par exemple sur le temps, les potins)

5.3 Échanger des salutations finales

5.3.1 salutations de l’employé

5.3.2 salutations du client

Threshold Level,1990, Chapitre 8 »

Autre exemple (p. 46): après avoir donné les différents domaines dans lesquels pouvaient se développer les échanges linguistiques – à savoir le domaine privé, le domaine public, le domaine professionnel, et le domaine éducationnel-, le Cadre commun choisit de donner, comme exemple emblématique des compétences langagières à maîtriser en langue étrangère, une situation de communication professionnelle où l’on devine assez bien le type d’apprenant envisagé par le cadre, et à quoi se réduisent ses « besoins » en langue étrangère :

« La communication professionnelle

Les apprenants en situation de résidents temporaires devront être capables de

– faire les formalités nécessaires à l’obtention d’un permis de travail ou de tout autre papier de ce type

– se renseigner (par exemple auprès d’une agence pour l’emploi) sur la nature des emplois, les ouvertures et les conditions (par exemple le profil du poste, le salaire, le droit du travail, les horaires et congés, la durée du préavis, etc.)

– lire les offres d’emploi

– écrire des lettres de candidature et avoir un entretien de recrutement. Fournir des informations orales ou écrites sur soi, sa formation et son expérience et répondre à des questions sur ces mêmes points

– comprendre et suivre les règles d’embauche

– comprendre les tâches à accomplir au moment de l’entrée en fonctions et poser des questions à ce sujet

– comprendre les règles de prudence et de sécurité et leurs consignes d’application

– signaler un accident, faire une déclaration d’assurance

– bénéficier de la protection sociale

– communiquer de manière appropriée avec les supérieurs, les collègues et les subordonnés

– participer à la vie sociale de l’entreprise ou de l’institution (par exemple le restaurant d’entreprise, les clubs sportifs et les associations, etc.). »

Ouvrir l’enseignement des langues au marché

Par ailleurs, on l’a dit, un tel découpage et une telle orientation de l’apprentissage des langues implique la réforme, la remise aux normes, voire, à terme, un démantèlement des systèmes d’enseignement publics nationaux, à tout le moins leur mise en concurrence entre eux et avec des organismes nommés par le Cadre « non-gouvernementaux », autrement dit éventuellement privés.

Ces systèmes d’enseignement et leurs institutions – enseignement primaire, secondaire, voire supérieur-, sont largement critiqués, d’une manière générale, par le Conseil de l’Europe et par son patronat, en passant par l’OCDE, pour leur non-adéquation au marché, pour la formation généraliste et pas assez professionnalisante qu’ils dispensent :

« les établissements scolaires, les centres de formation et les universités doivent être ouverts sur le monde ; il convient de resserrer leurs liens avec l’environnement local, avec les entreprises et les employeurs plus particulièrement, afin d’améliorer leur compréhension des besoins de ces derniers et accroître l’employabilité des apprenants » (Commission des Communautés Européennes, 2001).

On sait que la « stratégie de Lisbonne » entend les remettre au pas du marché :

« Les universités européennes doivent également devenir des partenaires plus attrayants pour l’industrie. Des partenariats durables sont nécessaires pour permettre les échanges structurés de personnel et l’élaboration de programmes de formation répondant au besoin de l’industrie de disposer de diplômés et chercheurs bien formés. Toutefois, il est nécessaire d’investir durant plusieurs années dans la mise sur pied de services de formation/recyclage, de recherche et de conseil commercialement intéressants avant que ceux-ci commencent à être rentables – surtout au cas où les subventions publiques sont réduites proportionnellement. » [[Communication de la Commission du 20.04. 2005, p. 10. Cote : COM (2005) 152 final.]]

Cette critique et ces voeux valent naturellement aussi pour l’enseignement des langues qu’ils dispensent. On peut même penser que la réforme de l’enseignement des langues est un domaine pilote, un laboratoire pour le démantèlement ultérieur, sous couleur de réforme, des systèmes éducatifs publics, voire des systèmes de santé ou de protection sociale. En effet les chefs de gouvernement réunis à Lisbonne en mars 2000 ont souligné la nécessité d’assurer « non seulement une transformation radicale de l’économie européenne, mais aussi un programme ambitieux en vue de moderniser les systèmes de sécurité sociale et d’éducation » :

« Plusieurs états membres ont d’ores et déjà entrepris la réforme du statut, de l’organisation interne et du financement des universités. Toutefois, le stratégie de Lisbonne met les gouvernements devant la nécessité d’aller plus loin en mettant sur pied un nouveau partenariat avec les universités – fondé moins sur le contrôle par l’état et davantage sur la responsabilité des universités devant la société – et en investissant dans la modernisation du secteur de la connaissance. » [[Ibidem, p. 8]]

Dans cette perspective, le Cadre européen préfigure sans doute les autres cadres communs que l’Europe envisage de se donner dans d’autres domaines qu’elle entend aussi réformer : l’éducation et la formation : les conclusions du Conseil de l’Europe du 24 mai 2005 il est écrit « qu’il est souhaitable d’élaborer un cadre d’indicateurs et de critères de référence afin d’assurer le suivi des performances et des progrès dans le domaine de l’éducation et de la formation »[[« Ces cadres réglementaires devraient prévoir […] des règles et des mesures d’incitation relatives à la modernisation du système dans le contexte européen : réformes de Bologne et ajustement au référentiel commun défini au niveau européen, par exemple pour le Cadre européen des qualifications, la validation de l’apprentissage non formel, la Charte européenne du chercheur et le code de conduite pour le recrutement des chercheurs ou pour la construction d’un système de garantie de qualité ou d’accréditation crédible au plan européen. » Ibidem, p 11.]]

Ainsi, pour revenir au Cadre commun européen des langues, la refonte unificatrice (et uniformisante) de cet enseignement des langues est donc appelée à passer par l’expertise du Conseil de l’Europe, et, à l’horizon, les établissements publics pourront alors être mis en concurrence avec des établissements « non-gouvernementaux » spécialisés, labellisés par le Conseil de l’Europe et ouverts au marché. Cela est vrai, sans doute, pour la formation initiale et scolaire, mais surtout – et systématiquement – pour la formation continue qui ne peut aller, dans cette perspective, qu’en se développant. En effet, « apprendre tout au long de la vie » devient un des maître mots de la Commission des Communautés Européennes :

« La notion d’éducation et de formation tout au long de la vie n’a plus une portée restrictive ; il doit désormais s’agir du principe régissant l’offre et la participation, quel que soit le cadre d’apprentissage considéré » (CEE, 2000).

En appliquant ce principe au domaine des langues, cela signifie que des établissements « non-gouvernementaux », ouverts à la concurrence et au marché seront appelés à répondre aux besoins en formation linguistique des travailleurs, puisque les établissements scolaires (de formation initiale) ne pourront efficacement remplir cette mission.

C’est bien évidemment ce type de compétences linguistiques, à l’usage de ces établissements et pour ces finalités professionnelles, que prépare et découpe le Cadre Européen commun des langues.

Un marché dérégulé s’ouvre ainsi à la concurrence, sous l’expertise du Conseil de l’Europe et de son Cadre communfavorisant aussi la promotion transnationale de tout un matériel labellisé par ses soins, pédagogique, d’évaluation, d’auto-évaluation, d’auto apprentissage et de certification, matériel où les nouvelles technologies (les NTIC) auront sans doute une place prépondérante, ce qui est un des autres objectifs avoués de la Communauté Européenne à la suite de la Table ronde des Industriels (Bruxelles, 1995) : « il faudra que tous les individus qui apprennent s’équipent d’outils pédagogiques de base, tout comme ils ont acquis une télévision ». C’est le programme européen d’e-Learning qui y trouvera son compte : il s’agit « de faire entrer tous les citoyens, foyers, entreprises, écoles et administrations dans l’ère numérique ». Nul doute que le Cadre européen des langues ne perd pas de vue cette préoccupation qui s’inscrit dans une préoccupation plus générale que nous rappelle la Stratégie de Lisbonne, laquelle préconise aussi: « un effort d’équipement en ordinateurs multimédia des écoles, un effort de formation des enseignants européens aux techniques numériques, le développement de services de logiciels éducatifs européens et l’accélération de la mise en réseau des écoles et des formateurs ».(C. E. 23 et 24 mars 2000)

Pour conclure

On voit donc, en guise de conclusion, que derrière des objectifs humanistes d’interculturalité et de citoyenneté européenne – objectifs très généraux, « politiquement corrects » qui ne mangent pas de pain et que nul n’aurait donc le mauvais goût de contester -, l’apprentissage des langues est en fait massivement instrumentalisé par le marché et vise à s’adapter à la flexibilité toujours plus grande demandée aux travailleurs, pour plus de rentabilité et plus d’efficacité. Plutôt que de leur ouvrir de nouveaux horizons de développement personnel,plutôt que « de favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de culture » comme on voudrait nous le faire croire dans le Cadre,il s’agit, on l’a vu, derrière ce rideau de fumée humaniste, de leur faire retrouver en langue étrangère les préoccupations laborales qui doivent en principe améliorer leur employabilité. Je dis « en principe » puisqu’on sait que l’employabilité ne garantit en aucun cas un emploi, emploi que seule l’économie est capable de générer. Cette employabilité est, en réalité, davantage un moyen de maintenir en concurrence des employés virtuellement employables et de maintenir la pression sur les revendications salariales.

Prenant ainsi à sa charge des besoins de formations réclamés par le marché – qu’on voudrait faire passer pour ses besoins et qu’on voudrait nous présenter comme un moyen d’épanouissement personnel – , l’ « usager » des langues étrangères contribue finalement à créer puis à alimenter, et de surcroît et à ses frais, un formidable marché des langues, lui-même partie du marché de l’éducation que l’économie libérale convoite.

La chance de l’altérité ou le retour au même ?

À l’opposé de cette vision instrumentale de l’apprentissage des langues, Jean-François Bourdet écrivait dans le n° 115 des Études de Linguistique Appliquée[[Revue de didactologie des langues-culture, Didier-érudition, 1999 :]]

« Apprendre une langue étrangère, c’est vivre l’aventure d’un détour ; déplacement de ses certitudes, décalage de la personne dans la rencontre d’une expérience du monde différente. L’apprentissage de ce qui semblait au départ moyen d’expression d’une réalité commune se révèle peu à peu mise en question des certitudes. Dans l’outil qu’on croyait saisir s’ouvre un champ de questionnement dont l’identité du sujet va se trouver marquée.

Ainsi, apprendre à parler une autre langue, à communiquer, à faire du sens avec elle, est doublement expérience de l’autre. Altérité qui se révèle quand s’appréhende le stéréotype culturel, quand se déplace et se reconstruit le champ des catégories linguistiques, mais altérité aussi quand le sujet conquiert un regard sur lui-même, un espace d’analyse oeuvré à la frontière des langues, dans le jeu d’aller et retour que ne cesse de pratiquer l’apprentissage. »

On comprend qu’ici, dans la perspective du Cadre commun, l’expérience de l’apprentissage d’une autre langue n’est pas celle d’un détour, mais celle d’un retour au même. Elle n’est pas celle de l’ « expérience du monde différente » mais la reconduite à l’univers univoque de l’entreprise et du marché. Loin de s’ouvrir à la relativité et à l’altérité, la langue étrangère, telle que l’envisage le Cadre européen des langues, reconduit à un présupposé universel qui prend figure de Nature et de Vérité révélée[[Ce qui place sa démarche sous le signe, non pas de la recherche – puisque la Révélation a eu lieu une fois pour toutes – mais sous le signe de « l’expertise » et de la « qualité », termes pompeux destinés à masquer la terreur du contrôle politique qu’il exercent sous ce label flatteur.]], celui de la prédominance du Marché et de la réduction de toute production humaine à l’état de marchandise. Ainsi le découpage de la langue, tel que l’impose le Cadre européen, au lieu de s’ouvrir à la diversité des cultures, de préserver « la diversité linguistique et culturelle » enchaîne « l’utilisateur » à un répertoire de situations et d’interactions qui ne peuvent être que désespérément les mêmes en toute langue et en tous lieux. La vérité ultime des activités humaines est donc donnée, alors, comme étant celle de l’économie et des interactions afférentes et, dans cette perspective, toutes les langues de l’Europe et de la planète ne peuvent que répéter sempiternellement un découpage idéologique présenté fallacieusement comme une ontologie de l’Homme et de son rapport au monde.

2 COMMENTS

  1. > Langues pour le marché,
    marché des langues

    Monsieur Migeot,
    Je viens de lire votre article: il est clair, concis et particulièrement efficace. Je suis enseignant de FLE depuis un petit nombre d’années. Je constate avec un certain désarroi que le Cadre européen commun de références pour les langues n’est absolument pas perçu comme un instrument au service d’un utilitarisme idiot de l’apprentissage-enseignement des langues. Mais que faire face à une volonté politique asservie aux prétendus besoins économiques? Dans ma position, critiquer ouvertement la mise en application du CECRL reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Quand j’en aurai le courage, d’autres prendront ma place.
    Gageons toutefois que les apprenants se rendront compte de cette vaste supercherie.

    • > Langues pour le marché,
      marché des langues

      Suite à une brève recherche sur le thème de la psychologie dans la littérature, je tombe sur la poésie très spirituelle de Monsieur Migeot. Finalement, de fil en aiguille, guidé par ma sympathie, je découvre cet ancien article également.

      Je me permet d’y répondre pour faire preuve de mon intérêt à ce que Monsieur Migeot publie:

      Tout en approuvant le diagnostic et le constat d’échec de la politique culturelle européenne centralisée, j’ai des doutes sur l’efficacité de la cure qui est suggérée (de supprimer le dialogue avec « le marché néolibéral »).

      Que « les marchés » exigent ceci ou cela, ne devrait effrayer personne qui connaît un peu la philosophie libérale. Ce qui est réellement effrayant c’est à mon avis ce que les eurocrates prétendent en faire du haut de leur monopole distributeur de privilèges, infesté de lobbyistes de tout bords (qu’importe la couleur).

      Le marché, c’est une offre qui rencontre une demande. Rien de plus. Ce n’est pas une idéologie. C’est l’évidence cependant que ce simple processus – sans entraves – peut diriger mieux que n’importe quelle structure centralisée, l’allocation de ressources rares. Il n’empêche cependant d’aucune façon l’épanouissement des arts et de la religion, au contraire.

      Or, si l’épanouissement personnel ne faisait pas partie du marché, le gênant même, comme semble l’impliquer cette critique, nous n’aurions pas constamment à faire avec cette publicité de la consommation dont l’absurdité hédoniste (absurdité qui résulte d’avantage de la grossièreté des mécanismes psychologiques, que de la menace de notre libre arbitre) est magnifiquement soulignée par Monsieur Migeot dans d’autres pages.

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