L’école et la peste publicitaire

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Le 21 février à Bruxelles et le 6 mars à la FGTB-Liège, l’Aped et RAP organisaient conjointement une conférence-débat sur la publicité à l’école. Les intervenants étaient Nico Hirtt et Bernard Legros.

Nico Hirtt est enseignant et auteur d’essais (Tableau noir, Les nouveaux maîtres de l’école, L’Ecole prostituée) dénonçant la menace de la marchandisation de l’enseignement. Au sein de l’APED, il œuvre aussi à des propositions alternatives pour rendre à l’Ecole sa fonction d’émancipation sociale, intellectuelle et philosophique. Bernard Legros est également enseignant, membre de l’APED, en charge des questions relatives à l’école au sein du collectif Résistance à l’Agression Publicitaire (RAP) et membre-fondateur du tout nouveau Réseau Belge des Objecteurs de Croissance (REBOC).

Nico Hirtt a d’abord rappelé l’histoire des relations entre l’Ecole et le marché : celui-ci est resté à l’écart de celle-là au 19ème siècle, mais aussi au 20ème siècle avec la méritocratie (1900-1950) puis la massification (1950-1990). Tout change depuis une quinzaine d’année, la marchandisation de l’enseignement est en route, entre autres via l’intrusion publicitaire, un phénomène de plus en plus perceptible. Dans le cadre d’une compétition économique exacerbée, elle agit comme un cheval de Troie visant à la fois à conquérir de nouveaux juteux marchés (objectif économique), à formater l’esprit des jeunes à la consommation et à l’économisme (objectif idéologique) et à asservir le système scolaire aux besoins des entreprises. Le définancement de l’enseignement est évidemment une aubaine pour celles-ci, en cela qu’il leur permet de jouer un rôle « salvateur » et de rationaliser le « marché de l’éducation » en le dérégulant, avant de le privatiser. La dualisation sociale risque encore de se renforcer entre un enseignement basique et un autre élitiste. L’imprévisibilité technologique, industrielle et économique pousse l’Ecole à s’adapter, elle aussi, aux mutations rapides. L’accent est mis sur les compétences, l’esprit d’entreprise, la flexibilité, l’autonomie, l’apprentissage tout au long de la vie. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) sont encouragées, via les didacticiels.

Quel rôle jouent les grandes institutions ? Alors qu’elle légifère à tout crin dans tous les domaines, l’Union européenne n’a, à ce jour, encore produit aucune réglementation visant à interdire ou même à limiter la pub dans les écoles ! Pour rappel, la pub est interdite dans les écoles en Belgique, France, Allemagne, Grèce, Portugal, Luxembourg ; elle y est autorisée (à cause d’un vide juridique) en Irlande, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Danemark, Suède, Finlande, Espagne. Si la situation doit être « harmonisée », on peut craindre un danger de nivellement par le bas! Les manœuvres de la Commission européenne, de l’OMC, de l’AGCS et de la directive Bolkestein vont dans le sens d’une plus grande libéralisation des services publics, y compris l’enseignement.

Aujourd’hui, il faut tirer la sonnette d’alarme : les multinationales tentent de coloniser l’Ecole, et pour ce, elles ont un bras armé : l’ERT alias la Table ronde des industriels européens, puissant lobby auprès de la Commission européenne. Y siègent les dirigeants de Suez, Siemens, Bayer, Nokia, Volvo, Unilever, Nestlé, Phillips, Total, Vivendi, entre autres. Le délai serré pour atteindre les objectifs de la Stratégie de Lisbonne – visant à faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde en 2010 – les amène à passer à la vitesse supérieure. Pour des raisons de facilité (légales), les marchands se sont d’abord attaqué à l’enseignement supérieur. L’affichage scolaire y est déjà une triste réalité. Le tour du secondaire et du fondamental est venu. En Belgique, en 2005, plusieurs affaires ont interpellé l’APED et RAP : la circulaire ambiguë (n° 1029) de la ministre Marie Arena, qui rappelle opportunément l’interdiction des activités commerciales dans les écoles en vertu de l’article 41 du pacte scolaire de 1959, tout en laissant la porte (entr)ouverte aux secteur privé; la tentative de la société Campus Media de percer le marché des écoles francophones, après la Flandre (cf. infra); la reculade estivale de Marie Arena en matière d’interdiction des distributeurs de sodas dans les écoles ; dernièrement, le jeu « pédagogique » Soyez pub malin ! proposé par Média Smart, un programme britannique soutenu par le Conseil de la publicité et l’Union belge des annonceurs, officiellement destiné à apprendre aux enfants à décoder les messages publicitaires.

En seconde partie, Bernard Legros a évoqué la renaissance du mouvement antipub et les objectifs de RAP : remettre en question la présence de la publicité dans l’espace public, au travers du débat politique. On peut combattre la pub sur le front quantitatif (« trop de pub »), qualitatif (ses contenus sémantiques : pub sexiste, immorale, incitant aux comportements polluants, etc.) ou encore mettre en évidence et dénoncer son enchâssement dans le système publicitaire – composé du trio marketing/pub/communication – qui s’ingère de plus en plus dans les relations sociales. Il a ensuite montré que les buts et valeurs de l’Ecole (solidarité, responsabilité, respect, liberté, éveil, sobriété) sont en contradiction avec les contre-valeurs véhiculées par la pub : désir de pouvoir et de supériorité sociale, narcissisme, égoïsme, sexisme, jouissance immédiate, fétichisme de l’objet, passivité, uniformisation des comportements, écrasement de la personnalité, affaiblissement de l’esprit critique. L’Ecole se doit d’aider à l’émancipation (intellectuelle, sociale, politique, philosophique) des élèves et non à la reproduction sociale, de promouvoir le « vivre ensemble » fait du respect de la différence.

Le discours publicitaire cherche à convaincre dans le but de vendre, en utilisant un argumentaire (rarement) ou des techniques de manipulation faisant appel à l’émotion et aux pulsions. Quels sont ses effets dans les pays industrialisés ? Sur le plan individuel, un conditionnement des pensées et des comportements, ainsi que des dégâts psychologiques par la promotion de contre-valeurs (cf. supra). Dans le meilleur des cas, cela aboutit à un « hédonisme cool et ironique » (D. Quessada), dans le pire, au cynisme, au nihilisme et à la violence (racket, embrasement des banlieues). Sur le plan collectif, le tittytainment, cocktail abrutissant de publicités, d’émissions de variété, de films et de jeux, destiné à tenir tranquilles les masses exclues du circuit économique ; la dictature de la mode ; l’exploitation du Tiers-Monde, entre autres dans les sweat shops des zones franches, accueillant les usines délocalisées ; la destruction d’emplois (les multinationales étant les seules à avoir les moyens de faire de la pub et ne se donnant aucune mission de création d’emploi, ni même du maintien de celui-ci) ; la marchandisation de la politique ; la surconsommation chez tout le monde, riches, pauvres et classe moyenne, chacun selon ses moyens, le surendettement et la frustration survenant plus vite chez les défavorisés ; enfin, les désastres écologiques présents et à venir, l’épuisement des ressources naturelles dus au modèle occidental de croissance exporté à l’ensemble de la planète.

Comme l’écrit François Brune, « L’école est l’ultime sanctuaire d’une résistance possible. » L’article 41 (cf. supra) n’empêche pourtant ni les assauts des marchands, ni les ambiguïtés des pouvoirs publics. Quel intérêt les publicitaires ont-ils à coloniser l’école ? D’une part, les marchands peuvent écouler leurs objets sur un nouveau marché constitué d’une « audience captive », et sans souffrir de la concurrence. Des études montrent que les jeunes sont les prescripteurs d’achats (plus de 50%) des parents, et que deux-tiers des produits qu’ils consomment le seront encore à l’âge adulte. A ces raisons pragmatiques s’ajoute une visée idéologique : formater l’esprit des jeunes aux exigences de l’économie capitaliste de marché, à la consommation, les fidéliser aux marques. Dans le jargon du marketing, les adolescents sont d’ailleurs appelés « influenceurs » et « surconsommateurs ».

Quelle forme(s) prend la pub dans les écoles ? Comme souvent, les Etats-Unis montrent le (mauvais) exemple. Là-bas, les enquêtes de marketing réalisées en classe sont monnaie courante. A l’intérieur des murs des établissements, la chaîne de télé Channel One diffuse quotidiennement à des millions d’élèves des émissions « éducatives » entrelardées de plusieurs minutes de pub. En Europe, les publicitaires prennent jusqu’à présent des chemins plus détournés : valises « pédagogiques », jeux, concours, agendas et journaux de classe sponsorisés, spectacles gratuits offerts par des marques, financement de projets sociaux, de classes vertes, de sport d’hiver, distribution d’échantillons et de coupons de réduction, sans oublier les distributeurs de soda. Les marques tentent de s’infiltrer par des moyens propres à rassurer le citoyen et l’enseignant : en France, la nutrition (Kelloggs, Nestlé, Danone, Candia), la santé (Colgate), la sécurité routière (Renault), la découverte de l’entreprise (Coca, banque CIC et son jeu sur la bourse « les masters de l’économie »), l’environnement (Leclerc), l’éducation à la publicité (Média Smart). Les stratégies des publicitaires vont de le partenariat avec des organismes d’Etat (par exemple, Media Smart avec l’Institut Belge de la Sécurité Routière) à l’invitation faite à des enseignants à collaborer à la conception des valises « pédagogiques ». Une forme plus directe est le placement d’affiches au sein même des établissements. La société Campus Media s’en est fait une spécialité, jusqu’à présent limitée au nord du pays.

Comment réagir ? Deux types de résistance sont possibles. D’abord, l’initiative individuelle des enseignants, par une sensibilisation lors de certains cours (morale, français, EDM) ; en montrant soi-même l’exemple (ne pas arborer de marques) ; en refusant les valises « pédagogiques » et en le faisant savoir aux expéditeurs ; en boycottant les distributeurs de sodas et en faisant pression sur la direction pour qu’elle s’en débarrasse. Ensuite, il y a les démarches collectives comme l’opération « Rentrée sans marques », initiée par les Casseurs de Pub français, ou encore d’autres actions à imaginer. On est également en droit d’attendre du politique des directives claires et la stricte application de la loi.

2 COMMENTS

  1. > L’école et la peste publicitaire
    L’Ecole française n’est pas à l’abri de cette invasion larvée de la publicité.

    Voici quelques exemples :

    association de parents d’élèves qui propose une activité organisée par un magasin de jardinerie ;

    journée découverte de la SNCF ;

    conseiller pédagogique d’EPS qui diffuse un film sur l’athlétisme réalisé par un groupe agro-alimentaire et qui montre les enfants prenant un remontant sucré entre chaque épreuve ;

    concours d’arts plastiques financé par une banque et chaudement recommandé par l’administration de l’Education nationale.

    Les deux premiers exemples d’intrusion publicitaire se soldent évidemment par des articles ou des reportages dans la presse écrite ou audiovisuelle locale.

    Je ne suis pas sûr que Nico Hirtt ait raison quand il affirme que le marché est resté à l’écart de l’Ecole au 20ème siècle. Jusque dans les années soixante, la publicité_la réclame_ passait par les objets quotidiens de la classe : buvards, bons points, protège-cahiers, règles, etc.

  2. > L’école et la peste publicitaire
    Signalons que ce samedi 6 mai, la coordination « D’autres mondes » organise à Liège une rencontre-débat sur ce même thème. Voici les informations plus détaillées.

    « D’AUTRES MONDES »,
    FORUM SOCIAL À LA LIÉGEOISE,
    VOUS INVITE AU CENTRE LIÉGEOIS DU BEAU-MUR,

    48 rue du Beau-Mur, à 4030 Liège-Grivegnée
    (prolongement de la rue Basse-Wez/ parallèle au bout de la rue Gretry),

    Le SAMEDI 6 MAI, de 13H30 à 18h,

    Grande TABLE-RONDE, SUR LE THÈME :

    « PUBLICITÉ ET ÉCOLE: CONCILIABLE ? »

    Est-il normal que les enseignants distribuent aux élèves des échantillons
    publicitaires? Est-il logique de faire d’un côté des cours de diététique
    et de l’autre d’inonder couloirs et réfectoires de machines à soda? Nos
    écoles vont-elles louer les murs des cours de récré à des annonceurs? Les
    manuels scolaires seront-ils sponsorisés par des marques de vêtements?
    Légalement, les écoles (fondamentales et secondaires) ne peuvent se livrer
    à aucune activité commerciale. Or, pour elles, c’est souvent le seul moyen
    de pallier à un sous-financement structurel. Ainsi, la publicité, qu’elle
    soit directe ou pas, envahit toujours plus nos établissements scolaires…
    C’est à une privatisation rampante de l’espace public que nous assistons,
    rien de moins ! Pourtant, bien peu de Pouvoirs Organisateurs, de parents,
    d’enseignants et d’étudiants réagissent à cette pollution des esprits…
    N’est-il pas temps de faire quelque chose? Quelles seraient les
    alternatives? Le respect de l’interdiction de toute pub à l’école ?
    L’éducation à une consommation critique de produits de qualité,
    biologiques, issus du commerce équitable? Voilà toute une série de
    questions dont nous débattrons ensemble lors de cette après-midi
    exceptionnel ouvert à tou-te-s.

    Avec les participations (sous réserve de confirmation) de représentants de
    : Appel Pour une Ecole Démocratique, CGSP-Enseignement, CRIOC,
    CSC-Enseignement, CFEL (école d’éducateurs liégeoise), Echevin de
    L’Enseignement de la Ville de Liège, Intergroupe Liégeois des Maisons
    Médicales, Média-Animation, Ministère de l’Enseignement de la Communauté
    française, Oxfam, P.O. de l’Enseignement Secondaire Libre, Résistance à
    l’Agression Publicitaire? Et du public, évidemment.

    Entrée libre.

    Pause-café à 16 h (quartier de tarte à 3euros).

    Contact : 0496 14 60 03 ou raphael@barricade.be

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