Si l’on en croit les enquêtes PISA, il n’est aucun pays où les écarts de niveaux entre écoles sont aussi élevés qu’en Communauté française de Belgique. Et il n’est aucun pays où cette inégalité prend, autant que chez nous, la forme d’une ségrégation sociale entre « écoles de riches » et « écoles de pauvres ». C’est pour en finir avec ce triste record que la ministre Marie Arena souhaite imposer des épreuves d’évaluation standardisées aux établissements scolaires. Dans un pays où la liberté d’enseignement, plus que toute religion, tient lieu de culte dominant depuis 175 ans, on pourrait presque y déceler du courage politique.
Malheureusement, il faut tempérer nos applaudissements. En n’attaquant le problème que sous l’angle de l’évaluation des élèves, on risque en effet de se doter, non pas d’un outil de régulation, même pas d’un banal thermomètre de la réussite scolaire, mais d’un instrument supplémentaire de sélection et de ségrégation.
C’est que les causes de l’inégalité scolaire sont multiples et complexes. Nous pouvons en identifier au moins trois.
Premièrement, nous avons la détestable habitude de diviser les élèves très précocement en filières d’enseignement hiérarchisées : général, technique, professionnel. Lorsqu’à l’âge de douze ou treize ans on sélectionne ceux qui présentent des faiblesses dans les cours généraux et qu’on les oriente vers un enseignement qualifiant, où ils apprendront encore moins de maths, encore moins de français, moins de sciences, moins d’histoire et moins de géographie, alors il ne faut pas s’étonner si, deux ou trois ans plus tard, au moment des tests PISA, le fossé entre les « meilleurs » et les « moins bons » s’est irrémédiablement et profondément creusé.
Deuxièmement, le manque d’encadrement empêche d’apporter à tous les enfants l’aide individualisée qui est nécessaire à l’apprentissage d’un travail autonome : études dirigées, remédiations, etc. Il ne reste alors que le choix entre accepter l’inégalité – c’est-à-dire compter sur l’aide des parents – ou abandonner la qualité – en supprimant les devoirs et l’étude individuelle.
Troisièmement, et surtout, nous vivons sous le règne de l’ultralibéralisme scolaire : liberté de choisir son école, liberté d’organiser de l’enseignement, liberté de rédiger et d’interpréter les programmes, liberté d’évaluer les élèves quand et comment on l’entend. Détaillons ces points.
Nous sommes l’un des rares pays où la répartition des élèves entre les écoles n’est aucunement organisée. Elle se fait de façon anarchique, sur base d’un « libre marché ». Les parents sont donc contraints de prospecter l’offre scolaire de leur région, d’évaluer les établissements, de jouer des coudes et des pistons, d’imposer parfois de longs déplacements à leur enfants, parce que l’école de leur quartier affiche « complet » ou parce qu’ils espèrent décrocher une place dans un « bon » établissement. Pas forcément celui qui brille par ses qualités pédagogiques, mais plutôt une école où ne survivent que les élèves brillants ou – ce qui revient au même – ceux qui bénéficient d’un encadrement de secours à la maison. Pendant ce temps, dans les écoles dites « poubelles », les meilleurs professeurs expérimentés – les autres ont déserté depuis longtemps – et quelques jeunes enseignants qui n’ont guère le choix, affrontent la mission impossible d’apporter un brin de socialisation et quelques savoirs à des concentrations d’élèves en difficulté.
Dans un tel contexte, la grande liberté d’action dont bénéficient nos écoles conduit à les gérer comme de vulgaires entreprises en concurrence. L’objectif principal est d’être compétitif sur le « marché scolaire ». Il n’y a guère de vision d’ensemble, guère d’attention aux objectifs réellement éducatifs ou à des considérations démographiques, urbanistiques, sociales ou de mobilité. Il n’existe pas de contrôle sérieux quant à la qualité du travail des établissements d’enseignement et encore moins d’évaluation des instances qui en assument la responsabilité, les pouvoirs organisateurs (et une telle évaluation ne saurait se réduire à la seule évaluation des résultats des élèves !). Il y aurait pourtant du travail: l’enquête PISA a par exemple révélé que 60% des chefs d’établissement reconnaissaient opérer, en toute illégalité, une sélection des élèves à l’inscription, d’après leurs résultats antérieurs et même d’après la religion des parents !
Libéralisme et dérégulation encore, sur le front des nouveaux programmes scolaires. Ceux-ci manquent dramatiquement de clarté et de structure, à tel point que les enseignants ne savent souvent plus ce qu’ils doivent enseigner. Quels sont les contenus obligatoires ? Quelles matières doivent être réactivées régulièrement ? A quel moment et par qui ? Les professeurs des classes supérieures, eux, ignorent sur quelles connaissances ils peuvent encore tabler : les élèves ont-ils appris à faire une règle de trois ou à calculer un pourcentage ? Connaissent-ils la rotation de la terre ? Maîtrisent-ils les verbes irréguliers ? Savent-ils rechercher des mots-clé dans un texte ? Autant de questions sans réponse. Ce flou artistique est le résultat de réformes de programmes qui ont mis l’accent sur les pratiques pédagogiques et les compétences dites transversales, au détriment des contenus disciplinaires. Ce mépris du savoir se trouve conforté par une pratique de plus en plus courante consistant à faire enseigner certaines disciplines par des professeurs n’ayant pas de formation adéquate : il est désormais habituel, même dans l’enseignement secondaire supérieur, de trouver des historiens contraints de patauger dans la géographie physique et des physiciens obligés de s’inventer une compétence en biologie.
Comme si tout cela ne suffisait pas, l’enseignement catholique continue, au nom de son autonomie, d’être autorisé à rédiger ses propres programmes. C’est là une source de graves incohérences dans le cursus scolaire des nombreux élèves qui changent de réseau en cours de scolarité.
Enfin, le libéralisme éducatif belge se caractérise par la complète liberté des écoles et des enseignants quand il s’agit de choisir les formes et les critères d’évaluation des élèves. La même matière, le même programme, seront testés, ici par un jeu-concours amusant et que tous réussiront, et dans l’école – voire la classe – voisine, par un examen qu’on hésiterait à proposer en première année d’université.
C’est ce dernier aspect, et lui seul, auquel s’attaque la récente décision de Mme Arena visant à imposer des épreuves d’évaluation externe. On peut y déceler un pas dans la bonne direction, celle d’une meilleure régulation. Mais on ne manquera pas d’y voir aussi une mesure qui ne coûte rien et qui, prise isolément, ne servira qu’à confirmer ce que chacun sait déjà.
Pour combattre le fléau de l’inégalité entre écoles, il faudra décidément bien plus que cela : revoir fondamentalement les programmes, afin d’y (ré)introduire un minimum de rigueur, de cohérence et d’exigence de niveau; améliorer la formation des enseignants ; soumettre établissements et pouvoirs organisateurs à une évaluation régulière et à un contrôle beaucoup plus strict; en finir avec les marchés scolaires, par l’attribution d’une zone de recrutement prioritaire à chaque établissement; fusionner les réseaux libres et officiels en un unique réseau public; améliorer considérablement l’encadrement, surtout dans les premières années de scolarisation; enfin, sur base des acquis de ce qui précède, réaliser progressivement l’école obligatoire commune, sans filières spécialisées, sans hiérarchie interne et sans rupture de 5 à 15 ans (au lieu de renforcer la coupure primaire-secondaire par un « bac » intermédiaire comme le prévoit Marie Arena). En attendant que ce dernier objectif puisse être réalisé, il convient de réformer l’actuel enseignement de qualification dans le sens d’un renforcement de la formation générale.
Irréaliste ? Rapports de force insuffisants ? Moyens budgétaires inexistants ? Si tel est le cas, nous aurions préféré voir la ministre poser les balises d’un projet de long terme, mettre en route une dynamique visant à convaincre et à rassembler les forces nécessaires, plutôt que de se hâter de poser pour la postérité en brandissant un pompeux « plan stratégique » qui, à l’analyse, s’avère n’être qu’une énième série de réformettes sans lendemain.