Les lieux communs méritent d’être rappelés à l’occasion. Surtout lorsque le risque, habilement exploité par de fins dissimulateurs, de les voir confondus avec de simples idées reçues empêche la claire perception des faits. Il en est ainsi de l’Ecole qui, quarante ans après les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, sert avant tout « les héritiers ». En France, la démocratisation de l’Ecole comme institution investie potentiellement de la mission d’ascenseur social est un échec. Feindre de l’ignorer ou ne rien y changer quand on en a la conviction est une faute politique des plus graves.
Combien de temps va-t-on entretenir le poids écrasant de cette faute ?
L’Ecole est désormais un marché. Comme tout marché qui se respecte celui de l’Ecole est imparfait. Ceci signifie que les individus concernés par son utilisation ne vont pas tous savoir ou pouvoir en tirer le même profit en termes, notamment, de garanties de réussites diverses dans l’avenir. Ce marché recèle une asymétrie de l’information. Par exemple, certains élèves et plus encore leurs parents, savent dans quels « bons » établissements scolaires se situent les disciplines optionnelles ouvrant droit à dérogation à la carte scolaire. On acceptera ici aisément de considérer que ce n’est pas dans les familles les moins favorisées que l’on est le mieux informé de ces astuces. La montée en flèche ces dernières années de telles dérogations ne peut que favoriser grandement la distinction entre collèges et lycées de premier ordre et leurs homologues désormais « réputés » de seconde zone. Nous parlons bien ici de distinction entre établissements scolaires publics, laïcs et gratuits à laquelle s’ajoute évidemment celle entre établissements publics et établissements privés.
Quand le marché ne satisfait pas ses protagonistes ou quand ceux-ci croient ne pas pouvoir y trouver tout ce qu’ils désirent, un marché noir se développe pour compenser la défaillance du marché « régulier ». Des officines privées ont fait florès qui proposent des « produits » sur le marché parallèle du soutien scolaire. Dès la mi-août des stages de préparation à une nouvelle année d’étude sont proposés, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, aux parents dont les enfants probablement s’ennuieraient durant de trop longues vacances. Des cours particuliers, dispensés toute l’année, par des personnes recrutées par ces sociétés commerciales, donnent droit à réduction d’impôts dans le cadre de l’emploi à domicile. On mesure l’injustice dûment instaurée par l’action publique : l’heure de cours coûte aux parents non redevables de l’impôt sur le revenu le double de ce qu’elle coûte aux parents imposables qui récupèrent en déduction fiscale la moitié du prix payé aux marchands de cet enseignement lucratif. Dénonçons au passages ces quelques professeurs qui tout en refusant d’envisager un allongement occasionnel de leur temps de travail pour du soutien scolaire, à l’intérieur même de l’institution, ne rechignent aucunement à la tâche en travaillant laborieusement pour ces marchands ayant pognon sur rue. Tout ce petit monde entretient publicitairement l’idée qu’en dehors de ces services onéreux il ne saurait y avoir de salut pour nos chérubins.
Tous ces débordements hors du système éducatif stricto sensu ne font que révéler les lacunes profondes de celui-ci quant au devoir d’assurer l’égalité de traitement des élèves qu’il scolarise. Le pari de sa lente décrépitude de laquelle les élites auront toujours les moyens exogènes de se protéger est un coupable penchant d’une partie notable des élites actuelles. Il n’est qu’un crédo qui vaille dans le tout proche avenir : résister à la facilité de l’air du temps présent au lieu de s’y adapter paresseusement. L’Ecole se doit d’être un foyer de résistance à l’emprise de la vulgate, un lieu d’observation critique et didactique du monde qui l’entoure, l’endroit où l’on se prépare à l’affrontement aux autres sur des valeurs humanistes. Sinon, comment pouvons-nous espérer repousser les assauts du crétinisme télévisuel incarné, entre autres incongruités, dans « la ferme des célébrités » ou dans « le pensionnat de Chavagne ? Comment pourrons-nous tenir en respect les pires tendances au communautarisme et la recrudescence du fait religieux ?
Il serait tellement plaisant qu’une génération future se retournant un jour sur notre époque s’étonne avec incrédulité des délirantes zizoumania ou papolâtrie tout comme des pleurs non retenus des Parisiens orphelins des jeux donnés aux Londoniens. Nous sommes loin de l’Ecole ? Non, nous sommes en son cœur même. Si la question de savoir quelle planète nous allons laisser à nos enfants est devenue un autre lieu commun, il faut désormais se demander quels enfants nous allons laisser à notre planète.
Yann Fiévet