Saluons la toute jeune maison d’édition Homnisphères, qui ne compte encore que quelques titres à son actif – mais déjà les signatures de Mongo Beti et d’Eduardo Galeano – et semble animée des meilleures intentions qui soient. Son projet vise à « démontrer la vitalité persistante de littératures dissidentes et inclassables, qui sont de plus en plus reléguées à la périphérie du monde par les tenants des industries de l’opinion », et à chercher « ces écritures qui s’engagent en faveur des humanités oubliées ».
Le livre de Galeano, écrit en 1998, répond parfaitement à ces définitions. L’écrivain uruguayen y dresse un bilan de l’état du monde au terme du XXème siècle. Un bilan révoltant. Et c’est une voix du Sud qui s’y exprime. Ainsi des premiers chapitres, où l’auteur rend justice à la formidable richesse des cultures du Sud et fait voler en éclats tous les lieux communs, tous les préjugés des gens du Nord. Puis Galeano passe en revue les tares d’un « monde à l’envers » : le sort qu’il fait à ses enfants, l’injustice, le racisme, le machisme, l’obsession sécuritaire, le commerce des armes, la guerre, la corruption des différents pouvoirs, la criminalité financière, le chômage, l’esclavage, le saccage de la planète, l’impunité des grandes multinationales, celle des anciens régimes dictatoriaux d’Amérique latine, la crétinisation d’une société de la consommation, des médias toujours plus puissants et répugnants. Un livre rébarbatif, à fuir à grandes enjambées ? Eh bien, non ! Car le rythme de Galeano est soutenu, plein de verve, animé d’une vraie colère. Il y a aussi, en contrepoint du texte principal, une myriade d’encadrés courts et percutants : des anecdotes et digressions humoristiques, poétiques ou grinçantes. Il faut souligner enfin le soin tout particulier apporté à cette édition, rehaussée de superbes gravures de l’artiste mexicain José Guadalupe Posada. A aucun moment, en tout cas, cette lecture ne m’a paru indigeste. Tout au contraire ! Et puis le final se veut résolument tourné vers des jours meilleurs. Il y est question des mouvements de résistance, du plus petit graffiti écrit sur un mur aux forums sociaux, en passant par le Mouvement des Sans-Terre. Galeano l’affirme avec Paulo Freire : « nous sommes en marche ». Prenons, dit-il, au-delà du seul droit réservé au commun des mortels (voir, entendre et se taire), le droit de rêver, le droit de délirer, le droit de « porter les yeux au-delà de l’infamie, pour deviner un autre monde possible ».
Qui est Eduardo Galeano ?
Né à Montevideo, Uruguay, en 1940, il entre en journalisme en publiant des dessins et des caricatures politiques. Dès l’âge de vingt ans, il dirige différents journaux de gauche. Il publie, en 1971, un virulent essai, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. En 1973, expulsé de son pays natal, il trouve refuge en Argentine, où il crée la revue Crisis. Pour peu de temps, car là aussi la répression fait rage. De 1976 à 1985, date de son retour en Uruguay, c’est l’Espagne qui l’hébergera.
« Je me vis comme un conteur. Je reçois et je donne »
La palette de Galeano va donc du journalisme à la littérature. On imagine aisément l’homme, toujours en voyage, toujours prêt à la rencontre, toujours à l’écoute. Dans un entretien publié par le Courrier de l’Unesco, il dit ceci de lui-même : « Tous mes livres sont difficiles à classer. Il est difficile de distinguer ce qui est une fiction de ce qui n’en est pas une. Ce que je préfère, c’est raconter. Je me vis comme un conteur. Je reçois et je donne. C’est un aller et retour. J’écoute des voix et je les restitue sous forme de récit, d’essai, de livres inclassables où tous les styles et tous les genres se rejoignent. J’essaie de faire une synthèse qui aille au-delà des distinctions traditionnelles entre le conte, l’essai, le roman, le poème, le récit, la chronique. J’essaie de proposer un langage global car je crois que le langage humain rend cette synthèse possible. Il n’existe pas de frontière entre le journalisme et la littérature. (…) Le journalisme a ses vertus. (…) Il oblige à sortir de son micro-monde pour se plonger dans la réalité, danser au même rythme que les autres. Il oblige à sortir de soi-même, à écouter.» Mais si l’œuvre de Galeano est mémoire, elle n’est pas mémoire nostalgique. Elle ne se contente pas non plus de dénoncer. Elle se veut une étape vers un monde plus humain. « Aucune formule magique ne nous permettra de changer la réalité si nous ne commençons pas par la voir telle qu’elle est. Pour pouvoir la transformer, il faut commencer par l’assumer. » Ou encore : « Je suis un écrivain qui se sent défié par l’énigme et le mensonge, qui souhaite que le présent ne soit pas une douloureuse expiation du passé et qui aimerait imaginer le futur au lieu de le subir : un chasseur de voix perdues, dispersées au hasard. »
Quelques titres
Outre Sens dessus dessous, j’ai beaucoup aimé le remarquable recueil de nouvelles Vagamundo, publié chez Actes Sud, Arles, 1985 (mais écrit en 1973). C’est sans doute là que Galeano donne la pleine mesure de son talent littéraire. Jours et nuits d’amour et de guerre, écrit en 1978, publié en Français chez Albin Michel en 1987 – 254 p.-, illustre parfaitement le travail de l’auteur : mille textes courts et forts – rencontres, récits, réflexions et portraits – témoignent d’une Amérique latine qui connut « le feu révolutionnaire », mais fut aussi « marécage de mort alimenté par les dictateurs ». Je n’ai pas encore lu, par contre, l’œuvre majeure de l’écrivain uruguayen, sa trilogie Mémoire du feu (Les naissances, Les Visages et les masques, Le Siècle du vent, tous trois publiés chez Plon), fresque historique de l’Amérique latine, depuis l’ère précolombienne jusqu’au XXème siècle, en passant par les violences de la conquête et de la colonisation. Impitoyable et magistral, si l’on en croit les prix et les éloges que cette œuvre lui a valus. Il me reste une qualité à mettre en exergue dans les livres de Galeano : la formidable sensualité qui s’en dégage. Amour, communion avec la nature, musique, cuisine, esprit communautaire et fraternel laissent entrevoir le monde meilleur tant désiré.
Ph. Schmetz
> Eduardo Galeano
J’ai eu la chance de lire les oeuvres mentionées plus haut ( histoires du feu etc.) et je peux vous dire qu’ils en valent vraiment la peine , qu’ils sont une véritable anthologie de l’histoire de l’Amérique Latine, et qu’ils me semblent indispensables pour comprendre celle d’aujourd’hui. Je vous recommande une « histoire » galeanesque du football très intéressante qui va au delà des clichés. Alire aussi : Nosotros decimos no. En vous remerciant.