L’évaluationnite, le malheur de l’école

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Dès que l’on se permet aujourd’hui d’émettre la moindre réserve sur le développement de l’évaluation à l’école, on surprend les auditoires, on passe pour un fossile, on choque même certains spécialistes qui, prenant des airs effarouchés, assimilent cette attitude à un refus de mesurer l’effet d’une politique ou le rendement des moyens affectés. Il est vrai que le développement de certaines formes modernes d’évaluation à l’école est issu de la culture de l’entreprise et de la technocratie, et que, dans cet esprit, tout investissement doit être évalué.

L’idée a séduit d’abord ceux qui, chez les décideurs, considèrent que l’école coûte cher et qu’elle est tenue à une obligation de résultats, et ceux qui, dans les corps d’inspection notamment, se piquent au jeu du technicisme pensant que c’est une voie pour redorer le blason d’une profession contestée. Comme tout concept d’origine économique, l’évaluation porte l’apparence d’une logique implacable et donc indiscutable. De là à en faire une exigence morale, il n’y a qu’un pas franchi avec aisance par les milieux influencés par le MEDEF, mais aussi par d’autres !

Bien des éducateurs ont été séduits ou contraints d’utiliser et de multiplier les temps et les techniques d’évaluation au point qu’il nous est arrivé de penser que, dans certaines classes et dans certaines circonscriptions, on en arrivait à passer plus de temps à évaluer, à remplir des grilles, qu’à « faire l’école ». Quand on voit la lourdeur et la précision sophistiquée de certains dispositifs d’évaluation/remédiation, la pression exercée sur les maîtres et sur les inspecteurs du premier degré, et quand, dans le même temps, on observe la réalité de la transformation des pratiques pédagogiques, on peut légitimement se poser la question de l’intérêt de la thélo(t)risation[1] de notre système éducatif. Ces pratiques ont desséché, désincarné, déshumanisé, la vie scolaire en privilégiant, parfois de manière autoritaire, l’apparence de technicité, renforçant les comportements bien connus d’inertie, de contournement des consignes voire de tricheries habilement maquillées.

Quand on y regarde de plus près, les choses sont beaucoup plus compliquées qu’il n’y paraît. Observant les usines à gaz longuement mises au point et… leurs dégâts, je m’interroge sur les intentions réelles des responsables de ce qui, de mon point de vue de pédagogue progressiste, est devenu une maladie nosocomiale du système éducatif, et sur le degré de vraie ou fausse naïveté de ceux qui l’ont cautionné voire amplifié. Je pense que personne ne peut soutenir objectivement que le développement de l’évaluation a amélioré l’efficacité du système. Mais les conceptions libérales et socio-libérales, la primauté de l’économique dans notre société, la faiblesse voire l’absence du débat sur les apprentissages, ont dissimulé les réalités et aveuglé une partie des responsables, à tous les niveaux, du système. Le contraire serait d’ailleurs stupéfiant dans la mesure où l’on reconnaît ne pas avoir été capable de mettre réellement en application les principes fondamentaux de la loi de 89 censés améliorer les performances de l’école, l’évaluation ne peut pas être en mesure de combler les carences et de bousculer l’immobilisme ambiant. Un thermomètre ne saurait en aucun cas être ni un remède aux maladies éventuelles ni un instrument de diagnostic, et encore moins, vu sa fragilité, un levier pour transformer les pratiques. Or tous les problèmes tournent autour de ces pratiques.

Au début de la mise en place des évaluations nationales CE2 / 6ème, on a tenté de faire croire qu’il s’agissait de détecter les faiblesses et les échecs des élèves pour permettre aux enseignants de réguler leurs pratiques. Mais ces pratiques n’étant jamais mises en cause, il n’y avait pas de raison d’en changer. Pour une majorité d’enseignants, il suffisait d’accroître le temps consacré à des exercices et le temps consacré à des explications magistrales, éventuellement en plus petit groupe, mais cela ne changeait rien, c’était toujours le même modèle pédagogique centré sur le maître, face aux élèves. On a du mal à faire comprendre aux enseignants et aux étudiants en IUFM que si un élève ne parvient pas à ingérer du gruyère, il est vain de lui expliquer que c’est bon pour lui, de multiplier les tentatives en lui expliquant plus lentement – la célèbre question sans réponse « tu as compris maintenant ? » pourrait faire l’affaire des humoristes -, en diminuant les doses ou en le dissimulant dans de la confiture, en le gavant provoquant nausées et vomissements chez l’apprenant et lassitude chez l’enseignant, en appelant médecins, psychologues et rééducateurs… Il faut simplement changer de fromage, offrir un plateau, proposer du chaource ou du maroilles dans lesquels on trouvera au moins la même quantité de calcium, et peut-être du plaisir et l’envie de trouver soi-même dans d’autres fromages des appoints de calcium.

Une seule méthode, éternelle, la transmission

Cette persistance trouve des explications, si l’on veut en chercher, dans l’histoire et dans la culture des enseignants. Elle est très bien décrite dans le livre de Davidenkoff et Perucca, « La République des enseignants »[2]. Pour une grande majorité des enseignants, l’acte d’enseigner est un acte de transmission et d’explication magistrale. Le professeur possède le savoir et il le transmet avec plus ou moins de talent, plus ou moins la capacité d’imposer son autorité ou d’intéresser ses élèves. La transmission serait fondamentale, elle serait universelle et éternelle. Si elle ne fonctionne pas, c’est qu’il faut restaurer l’autorité, c’est que les parents ne font pas leur travail de « sous-enseignant » ou de répétiteur, c’est que les enfants sont plus bêtes qu’avant et surtout qu’ils ne travaillent pas assez. Il est pourtant assez contradictoire et curieux que ceux-là même qui protestent contre la dégradation de l’image et de la place des enseignants dans la société affirment que l’essentiel ou presque de la réussite scolaire se trouve dans l’aide des parents ou dans le travail personnel hors de la classe ! On répète donc facilement que le niveau baisse en omettant en toute bonne foi de se remettre en cause… Une analyse des discours des professeurs dans les pénibles conseils de classe des collèges est, à cet égard et à d’autres, édifiante. Les classes sont presque toujours « mauvaises cette année, à part quelques éléments… ». Et elles le sont probablement si on les compare à celles d’il y a 40 ans qui étaient constituées d’une sélection d’élèves (concours d’entrée en sixième, concours de bourses nationales, concours de bourses des mines dans le bassin minier…). L’argument suprême des professeurs, quand on les pousse un peu dans leurs retranchements, est émouvant dans sa simplicité : « D’accord, mais il faut bien donner d’abord les bases ! ». Ils ignorent que ces fameuses bases peuvent très bien ne pas être « données » mais construites elles aussi … et que pour chaque savoir, il peut y avoir de nouvelles bases et que, par conséquent, nous sommes toujours dans les bases… ce qui conduit à toujours « donner » ! CQFD.

Quand Xavier Darcos, dans son dialogue récent avec Philippe Meirieu[3], déclare: « Durant les années 1970-1990, les élèves ont été largement invités à être les auteurs de leur propre formation : ils ont été incités à se former en s’appuyant sur leurs convictions, leurs désirs, pour construire du sens et du savoir (…) cette pédagogie de la spontanéité, de l’autopromotion a été extrêmement nuisible… », ou il fantasme, ou il se moque du monde… Outre la caricature qu’il brosse de la volonté de rénovation pédagogique, il succombe, mais chez lui cela ne peut être que conscient et intentionnel, à la tentation de la manipulation de l’opinion, celle-là même qui accuse la méthode globale de tous les maux de la terre, du ciel et de l’école… alors que cette méthode n’a pas franchi réellement la porte de plus de 0,05 % des classes de France. Inspecteur depuis 1978, tous les jours sur le terrain, je ne l’ai jamais rencontrée. En tous cas, Xavier Darcos met en évidence que, comme beaucoup de ses confrères, il ne sait pas ce qui se passe dans les classes. Son ami Claude Thélot a au moins un mérite à cet égard, c’est celui de reconnaître qu’ « on ne sait pas ce qui se passe dans les classes »[4]. On admettra qu’il est curieux de définir des programmes, des circulaires et des lois sans savoir ce qui se passe réellement dans les classes. Mais, apparemment, cela ne choque personne, même pas les inspecteurs statutairement aux premières loges pour expliquer ce qui se passe dans les classes… C’est dans l’ordre des choses qu’il ne faut pas changer.

Pour prendre un autre angle d’attaque (!) de l’évaluationnite, rappelons que les syndicats d’enseignants ont rapidement pointé les dangers du hit parade, l’administration s’en est défendue en tentant de faire admettre qu’il s’agissait d’abord d’un outil pour les enseignants eux-mêmes. En fait, on a imposé autoritairement la collation par « Casimir » interposé (un logiciel de traitement des résultats, le must de la technocratie éducative) de tous les résultats et on a vu s’épanouir histogrammes, camemberts, courbes et statistiques… et donc… classements. Cette grande entreprise, l’évaluation, soutenue à droite comme à gauche, a permis incontestablement de mieux connaître l’état des performances des élèves dans notre pays et, c’est moins sûr car c’est beaucoup plus compliqué, leur évolution dans le temps. Mais elle ne dit rien, absolument rien, de ce qui a conduit les élèves là où ils sont. Pourquoi en sont-ils là ? Si l’on écarte les alibis, les opinions de café du commerce, on ne trouve rien qui puisse permettre de mettre en relation les pratiques pédagogiques et les performances. On pourrait en conclure que ces relations n’existent pas. Dans le débat entre républicains et pédagogues, une telle conclusion réjouirait les républicains. Mais dans le même temps, elle serait dramatique pour les enseignants. La question est importante : à quoi servent les enseignants si leur seule mission est la transmission plus ou moins efficace de ce qu’ils ont appris à l’université, avec la méthode, la seule, qu’ils ont eux-mêmes subi pendant toute leur scolarité et leur formation. Si l’on ose ajouter à ce raisonnement logique le fait qu’aujourd’hui d’autres médias, d’autres communicants ou des vulgarisateurs savent mieux transmettre que nous, si l’on ajoute que les savoirs s’accroissent de manière exponentielle et se modifient[5], on est obligé d’admettre que l’ambition de restaurer l’image, l’autorité, la dignité des enseignants rencontrera les pires difficultés pour être atteinte. C’est peut-être même un pari perdu d’avance… Et le pire est qu’on le sait bien ! Ce raisonnement paraît imparable… tout aussi imparable que la logique économique. Il montre qu’il est impossible de transférer des modèles du monde de l’entreprise à celui de l’Ecole. Les grandes évaluations nationales qui peuvent parfaitement être réalisées par les techniques d’échantillonnage remarquablement maîtrisées par les statisticiens ne sont pas sans intérêt à l’échelle d’une académie, d’un pays, de l’Europe, c’est évident, mais vouloir leur faire porter à la fois la recherche d’une objectivation des réalités au niveau macroscopique et la définition de stratégies au niveau de la classe et de l’individu, est une gageure qui ne résiste pas à l’observation quotidienne du terrain.

Comme pour prouver sa bonne foi, l’administration a programmé des stages de formation continue pour apprendre à utiliser les évaluations. Comme cela est arrivé souvent à l’Education Nationale, on a pris une décision, on a pris les formateurs disponibles et on leur a demandé de faire ce qu’ils savent faire. On a donc fait la même chose que dans les autres stages sans même s’interroger sur les raisons de l’absence de spécificité des contenus de stages : le professeur de maths a fait son cours de maths en insistant sur les exercices, le professeur de français a fait de la grammaire, quelques inspecteurs technicistes ont disséqué les évaluations avec délectation… Comme cela est arrivé souvent à l’Education Nationale, ces stages ont été abandonnés sans faire de bruit faute de preuve de leur utilité et faute d’intérêt de la part des usagers. L’incapacité d’organiser des formations spécifiques pour des questions transversales spécifiques et complexes confirme d’ailleurs la validité de notre raisonnement. Comment exploiter les évaluations dans la classe si les comportements magistraux ne sont pas connus, pas analysés et pas modifiés et accompagnés ?

Toujours la faute de l’élève… jamais celle du professeur.

En fait, en attribuant toujours l’échec ou la difficulté à l’élève, jamais à l’enseignant, on a freiné les efforts de rénovation pédagogique entrepris depuis les années 70. Ce grand coup de frein, accentué au fil du temps par des ministres de droite et de gauche, a permis en réalité de fuir ou de contourner l’exigence, l’impérieuse nécessité de transformer les pratiques pédagogiques, et ce pour trois raisons :

1° L’évaluationnite a renforcé le poids des exercices au détriment de la multiplication des situations de construction du savoir. Ce qui est parfaitement logique par rapport à la primauté de la transmission. L’élève n’a pas compris, il faut lui réexpliquer, et il faut lui faire faire des exercices d’entraînement et de fixation. La remédiation est massivement composée d’exercices, et plus l’évaluation est fine, plus l’exercice est précis. Elle se situe toujours très en aval dans les processus d’apprentissage. Elle se situe au niveau de la recherche du résultat, de l’application (en référence au suave terme « exercices d’application ») et non de la construction du savoir. De toutes façons, si l’élève n’a pas compris malgré la débauche (enfin, disons plutôt la multiplication) d’explications magistrales, c’est décidément qu’il n’en est pas capable, n’est-ce pas?

2° L’évaluationnite a conforté les tenants de la transmission, rejetant la pédagogie dans le domaine de l’art ou de l’artisanat en la limitant au talent, à la capacité de séduction, à l’autorité naturelle. Pour le « professeur transmetteur de savoirs », c’est suffisant, même si c’est très inégalement réparti et si cela ne s’apprend guère, sauf peut-être dans des écoles de communication ou de spectacle. Pour « le professeur d’intelligence », pour celui qui a l’ambition de faire comprendre, d’apprendre à apprendre, de donner l’envie de poursuivre des recherches de savoirs nouveaux, de donner du sens aux savoirs scolaires notamment en permettant de construire des rapports entre savoirs scolaires et savoirs sociaux, c’est dérisoire. On passe de la notion d’artisan (ou d’OS) à une notion, qui hérisse les érudits pour qui tout a réussi et qui refusent de comprendre pourquoi ce qui a réussi pour eux ne réussirait pas pour les autres, d’ingénieur en éducation.

3° L’évaluationnite a, contrairement à la volonté affichée initialement, déresponsabilisé et dévalorisé les maîtres en leur donnant l’illusion de la modernité et du progrès et en évitant d’objectiver le rapport entre les pratiques pédagogiques qui ont abouti aux performances mesurées par les évaluations et les performances elles-mêmes, ce que l’on a appelé « l’effet professeur » et « l’effet établissement » sans avoir le courage d’étudier ces effets de manière sérieuse et transparente. Il est vrai que l’étude de ces effets aurait toutes les chances d’être violemment combattue par quelque lobby. Les audits de collège lancés dans l’académie de LILLE par le recteur Claude PAIR avaient ouvert des voies (rapports d’inspection pour chaque discipline, auditions de l’équipe de direction, des parents, des élèves, analyse du projet, etc.), mais elles furent rapidement détournées, sabotées par rapport aux principes initiaux, et abandonnées.

Le malheur de l’école, c’est que ce système d’évaluation a été imposé et s’est imposé comme s’il était une évidence qui ne se discute même pas ou même plus, comme s’il était naturel, logique, moderne. Le malheur de l’école, c’est que dans les débats organisés par le gouvernement, par le MEDEF et par l’UMP, l’évaluation n’est absolument pas remise …en débat, ce qui est relativement normal, puisqu’elle est d’inspiration conservatrice ou libérale. Le malheur de l’école, c’est que dans les débats ou assises organisés par la gauche, il est devenu incongru de mettre en cause l’entreprise de thélo(t)risation du système. Il est vrai que la culture pédagogique des décideurs des différents bords politiques est quasiment la même, « culture du second degré » disent certains, en référence au lycée de Napoléon et de Jules Ferry, totalitarisme du concept de la transmission disent les autres.

Changer l’école. Changer l’évaluation.

Il reste pourtant, ici et là, des pédagogues, des chercheurs, des sociologues, des philosophes et des savants, des animateurs de ces mouvements pédagogiques que certains veulent asphyxier, pour réfléchir et pour proposer. Il est des enseignants, en particulier dans le premier degré, qui se sont mobilisés depuis des années pour changer l’école, pour conjuguer savoir, intelligence et bonheur à l’école. Ceux qui luttent pour construire enfin un véritable collège unique ou une école fondamentale de la maternelle à la troisième, ceux qui se battent pour promouvoir la loi d’orientation de 89 considérant qu’elle constitue une rupture historique avec le système de Jules Ferry qui agonisait depuis une vingtaine d’années et une chance pour notre société, sont avec eux. Ils ne peuvent se laisser abuser par l’insidieuse généralisation de l’évaluation à la mode Thélot et doivent poser les vrais problèmes et en débattre sérieusement avec les enseignants eux-mêmes, ce qui n’a jamais été le cas, formuler d’autres propositions, les expérimenter avant de les généraliser sous l’effet de modes, rechercher les cohérences entre la nécessité d’évaluer le fonctionnement du système et la nécessité de le transformer, c’est-à-dire de transformer les pratiques pédagogiques.

Quelques priorités mériteraient d’être mises à l’étude dans les meilleurs délais:

1° engager un grand plan de formation des formateurs d’enseignants et des enseignants des écoles et des collèges en y incluant obligatoirement, un temps important consacré aux sciences de l’apprentissage (comment un élève apprend ? Ce serait quand même la moindre des choses de s’y intéresser), au travail d’équipe, à la pédagogie de la résolution de problèmes, à la pédagogie du projet. Il serait aussi indispensable d’y intégrer un temps pour la réflexion sur les savoirs, sur l’histoire des disciplines scolaires et des sciences. Ce plan a cruellement manqué à la mise en œuvre de la loi de 89, les IUFM avaient cette vocation, mais comme on a pris les mêmes formateurs en ne leur demandant de faire que ce qu’ils savaient faire dans les structures précédentes, le pari était voué à l’échec, donnant ainsi des arguments aux ennemis de cette loi.

2° revisiter intégralement les conceptions de l’évaluation. Distinguer très clairement les évaluations du système qui peuvent parfaitement se faire sur échantillons, des évaluations des élèves. Une telle décision permettrait d’éviter une charge de travail fastidieuse pour les enseignants et de libérer du temps pour la réflexion. Etudier avec les enseignants des procédures d’évaluation formative qui ne soient pas des usines à gaz, qui soient fondées sur une observation des élèves en situation, qui s’intéressent aux procédures, aux stratégies, aux transferts de méthodes… qui ne soient pas mécaniques. Evaluer un élève au début du 21ème siècle ne peut pas se réduire au constat d’un résultat ou de la capacité de mémoriser un savoir parcellaire à court terme ou d’une compétence fruit d’un entraînement intensif. Les méthodes et les outils mentaux utilisés par l’élève sont au moins aussi importants que les performances immédiatement observables. Il est évident que cette priorité renforce considérablement la précédente, la formation des enseignants.

3° reprendre intégralement la réflexion sur la remédiation, le soutien scolaire… mais aussi sur les devoirs à la maison (trop souvent scandaleux pour les élèves de 6ème et 5ème), sur l’aide aux devoirs dans les centres sociaux. Que la remédiation ne soit pas un facteur aggravant l’échec scolaire, comme c’est le plus souvent, hélas, le cas !

4° sortir l’éducation de la sphère exclusive de l’école sanctuarisée. Cette priorité pourrait apparaître incohérente par rapport à la réflexion développée dans ce texte. Elle nécessite une explication : quand on prendra conscience que les savoirs ne sont pas la propriété exclusive des enseignants, que les parents par exemple en possèdent de très intéressants et qu’il serait sage de les prendre en compte plutôt que de les reléguer au rang de répétiteurs, que les mouvements d’éducation populaire ont des choses à dire et à faire dans le domaine des savoirs, que dans le cadre de projets éducatifs locaux bien concertés, il est concevable de faire venir à l’école des maçons, des chefs de chantier, des cuisiniers, des savants, des spécialistes, des artistes… Alors on sera bien obligé de redéfinir la place et les missions des enseignants… et de s’intéresser à la pédagogie.

5° évaluer les pratiques pédagogiques, analyser les comportements des professeurs et leurs outils, tenter de les caractériser, multiplier les dialogues pour comprendre les résistances au changement. C’est, normalement, le travail des corps d’inspection. On peut penser qu’il y a à la fois de la compétence et de la matière. Les inspecteurs sont des experts de haut niveau, souvent des ex-pairs qui n’ont pas oublié les réalités et les difficultés de l’exercice du métier d’enseignant. Ils produisent entre 100 000 et 120 000 rapports par an… Et l’institution est incapable de caractériser, d’objectiver ce qui se passe réellement dans les classes. Elle est dans l’impossibilité de tirer de cette masse d’informations des rapports à l’échelle d’un établissement, d’une circonscription, d’un département… Plus grave, elle est incapable de produire des rapports d’étape sur la mise en œuvre des nouvelles politiques ou sur un problème d’actualité, comme par exemple, l’apprentissage de la lecture. Il est vrai que les rapports ne sont pas conçus par rapport à de telles ambitions. Une partie d’entre eux, non négligeable, ne comporte d’ailleurs rien qui soit utilisable à une autre échelle que celle de l’individu concerné, et encore… L’inspection générale, qui, elle, rédige à la demande des ministres des rapports annuels sur quelques questions, n’utilise pas non plus cette masse d’informations, ce qui ne l’empêche pas d’exiger des inspecteurs territoriaux ou disciplinaires un plus grand nombre de rapports par an sans distinguer parmi ces rapports ceux qui traitent une question, ceux qui analysent des comportements et proposent des pistes de travail, ceux qui prennent en compte l’amont, l’aval, la transdisciplinarité, de ceux qui ne contiennent pratiquement rien ! L’essentiel, c’est bien que les professeurs soient régulièrement notés, en application de grilles négociées paritairement qui rendent la notation quasiment automatique. L’essentiel, c’est que la logique interne d’une discipline soit respectée et que les savoirs des professeurs soient de qualité universitaire. Ce phénomène ne choque même pas les économistes malgré le coût qu’il représente… On retrouve en arrière-plan des notions floues comme la liberté des professeurs, et surtout, l’idée qu’il n’y a pas cinquante manières d’enseigner, il n’y en a qu’une, la transmission, appliquée avec plus ou moins de charisme. On pourrait s’étonner de mon attachement à essayer de caractériser et de faire évoluer les pratiques pédagogiques alors qu’à l’évidence, je défends la place de l’élève au centre du système éducatif. Cette question mériterait un développement et un débat. Il me semble simplement qu’il appartient aux enseignants de tout mettre en œuvre pour placer l’élève au centre, et aux corps d’inspection d’observer, sans jugement de valeur, comment l’enseignant procède pour mettre réellement l’élève au centre du système, et de concevoir des moyens en formation continue et en accompagnement pour améliorer les performances des enseignants et donc des élèves. L’évaluation telle qu’elle est conçue aujourd’hui, celle des élèves et celle des enseignants, n’apporte rien à ce problème vital pour un avenir moderne et démocratique de l’école.

L’école du 21ème siècle: faire ce que l’on dit.

Mais, tant que l’on considèrera la pédagogie avec condescendance ou avec mépris, à droite, mais aussi à gauche, tant que l’on estimera que ce qui a réussi pour des générations de décideurs formés à l’école de Jules Ferry et de son lycée napoléonien doit fonctionner pour les nouvelles générations et pour tous (enfin pas vraiment pour tous, sinon les élites descendraient de leur piédestal), tant que l’on caricaturera la volonté des chercheurs en sciences de l’éducation en utilisant le terme « pédagogisme » comme un jugement sans appel au nom de savoirs sanctifiés, on n’avancera pas et on ne résoudra aucun des problèmes fondamentaux qui se posent à l’école d’aujourd’hui. On pourra tenter de remettre en vigueur l’autorité (comment ?), les valeurs (comment?), la sélection, le b-a/ba, le redoublement, les filières, des évaluations nationales tous les ans de la section de petits à la troisième… On continuera à voir des enseignants gémir sur le niveau catastrophique de leurs élèves, on continuera à voir la violence se développer dans l’école elle-même génératrice de violence… On finira par voir de malheureux professeurs s’enfuir des salles de classe, poursuivis par des meutes d’élèves exaspérés de ne rien comprendre et d’être pris pour des imbéciles. Et il faudra alors une nouvelle révolution pacifique mais puissante, un nouveau mai 68[6], un nouvel institut de recherche pédagogique, de nouveaux penseurs pour construire l’école du 21ème siècle que l’on n’aura pas su ou pas voulu construire au début du siècle. On aura perdu le temps d’une ou deux générations sans même s’en rendre compte, aveuglés par la nostalgie dévastatrice, par l’orgueil démesuré de ceux qui ont réussi, par l’alternance des victoires et des défaites électorales, par la primauté de l’économique…

Dans une belle postface pour un ouvrage consacré à Janusz Korczak[7], Jean Houssaye (Université de ROUEN) écrit: « En pédagogie, a pu dire Meirieu, il est naturel de ne pas faire ce que l’on dit. Manière de souligner que l’on a tendance à opposer à la médiocrité de l’action la toute puissance de la justification. Les grands principes, eux, ne peuvent pas être remis en cause et attaqués. Ils peuvent donc servir de camouflage et de processus de défense face aux difficultés quotidiennes de l’action. C’est en ce sens que les grands pédagogues sont dérangeants car ils tentent, eux, de mettre en conformité les actes et les paroles. Qui plus est, ils n’hésitent pas à bousculer radicalement les uns et les autres. Pour autant, ce dérangement qu’ils distillent peut être récupéré… au niveau des discours. Il suffit alors de tenir les propos adéquats, « modernes », et on pourra faire croire, à l’autre mais aussi à soi, que le changement nous porte et nous définit. Or ce changement n’arrive pas à s’imposer… ».

Non seulement, le changement n’arrive pas à s’imposer, mais il risque fort d’être officiellement impossible avec la nouvelle loi d’orientation promise par le président de la République.

Il n’est pas trop tard pour résister.

Les progressistes n’ont pas à désespérer. Encore faut-il qu’ils se mobilisent, qu’ils ne négligent aucun terrain, surtout pas celui de l’évaluation qui peut être un formidable piège, qu’ils cessent d’avoir des complexes par rapport à l’arrogance des conservateurs anti-pédagogues dont on perçoit bien l’inspiration libérale (ou socio-libérale) avec le projet de détruire le service public, et qu’ils continuent obstinément à placer l’élève au centre du système. Que l’élève y apprenne à savoir, à faire, à être, à vivre avec les autres, et qu’il y soit heureux !

Pierre Frackowiak
Inspecteur de l’Education Nationale (France)

 

  1. Du nom du pape de l’évaluation du système éducatif, Claude THELOT, aujourd’hui, président du comité d’organisation du débat national sur l’avenir de l’école. Un choix subtil de la part du gouvernement…
  2. Davidenkoff, E. & Perucca, B. (2003). La République des enseignants. Paris : Jacob Duvernet.
  3. Darcos, X. & Meirieu, P. (2003). Deux voix pour une école. Xavier DARCOS. Philippe MEIRIEU. Paris : Desclée de Brouwer.
  4. Le Monde de l’Education, Novembre 2003, p. 15.
  5. Comment peut-on ignorer l’ouvrage fondamental d’Edgar MORIN, « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » (Seuil, 2000). Et tous les ouvrages traitant de l’histoire et donc de l’évolution des savoirs ? Je pense notamment à André GIORDAN…
  6. Excusez-moi, Monsieur le Ministre, je suis en désaccord total avec vous. Non, 68 n’est pas la cause de tous les maux de l’école. 68 n’est qu’un révélateur, une conséquence d’une crise de la société et d’une crise de l’école. Qu’ils étaient beaux les slogans de 68 relatifs à l’école: changer l’école, apprendre à apprendre, ouvrir l’école sur la vie, créer une école démocratique…
  7. « Actualité d’une éducation de l’émotion et de l’intelligence. Janusz KORCZAK ou ce que laisser seul l’enfant signifie ». Travaux et recherches. Maryla LAURENT. Conseil scientifique de l’université de LILLE 3. Troisième trimestre 2003. Page 154.

 

8 COMMENTS

  1. > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
    Enfin quelqu’un qui a le courage de le dire. Bravo.

    • > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
      ouf! Il y a encore de l’air respirable…Ici bas.
      Et c’est un IEN qui le dit!
      Peut-on le clonner?

  2. > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
    Ce texte est d’un réalisme saisissant, sans concession pour une corporation ou une autre. Espérons que les gens « qui ne savent pas ce qui se passe dans les classes » et ceux qui y travaillent sauront s’en inspirer. Enfin une contribution intelligente au débat. Olivier Pagès

  3. > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
    J’ai trouvé votre article très interessant, d’autant plus que j’anime un débat au sein du mouvement Freinet (ICEM) depuis un peu plus d’un an , autour de évaluation et alter évaluation. Les débats nous amènent à des avis similaires du vôtre. Mais nous voudrions aller plus loin et créer une autre évaluation loin du mode économiste et plus humaniste.
    Nous comptons publier un « livre » ou un opuscule vers juin 2006.

    Accepteriez vous que nous utilisions votre texte (en vous citant ,évidement)?

    Pour me répondre voici mon email : christian.chopart@tele2.fr

    Merci d’avance

  4. > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
    Evaluation:Avatar d’ une politique de cow-boy d’hollywood, tartiné avec plus ou moins d’ambition par les pompistes des écoles licenciés en latin commercial
    appliqué et encadrés par des postes à piston. Ambiance PTT du film  » promotion
    canapé » en option.Le maréchal Pétain en a rêvé, Jospin et Allègre l’ont fait.

  5. > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
    Merci votre article a encouragées les 4 instits de maternelle que nous sommes et qui luttons contre l’évaluation , l’obeissance crétine et l’infantilisation (rien que ça !!)
    Y a t’il des réunions aped ?

    • > L’évaluationnite, le malheur de l’école.
      bravo les 4 instits de maternelles, continuez a lutter contre ces évaluations………. moi en tant qu’atsem je trouve ça vraiment inutile, comment peut on évaluer un enfant de 2 ans il déjeune le matin avec un biberon, sa propreté n’est pas acquise et sinon la séparation mère-enfant est parfois terrible…. continuons a faire opposition à ces évaluations. je sui s très en colère après ce système et bonjour les dégats quand les enfants arrivent en CP avec une méthode bidon : le globale ou semi-globale. il faut laisser le temps au temps…. bientot on demandera en première année de maternelle, de savoir écrire son prénom, et lire … et savoir compter jusqu’à …………… .

  6. > Polémique entre Pierre Frackowiak et Jean-Paul Brighelli
    Bonjour,

    Dans cet article, P. Frackowiak s’en prend à « l’évaluationnite, malheur de l’école »… Mais il persiste à stigmatiser la transmission et à défendre la pédagogie constructiviste dont la logique aboutit précisément aux délires de « l’évaluationnite »…!

    Lire la polémique entre Pierre Frackowiak et Jean-Paul Brighelli :

    http://ecoledelaculture.canalblog.com/archives/2006/05/13/1870941.html

    Cordialement.

    Michel Renard
    professeur d’Histoire

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