Un des thèmes centraux du discours universitaire actuel concernant le management et le leadership en milieu scolaire est la notion de leadership partagé. Alma Harris écrit par exemple que « le leadership est un effort partagé qui implique tous les membres de l’organisation; ce mode de leadership remet en cause l’orthodoxie conventionnelle du dirigeant unique, individualiste » (2003). Le leadership partagé est également au centre du Leadership Development Framework (Cadre de développement du leadership) adopté par le National College for School Leadership (NCSL, 2001). A en croire Peter Gronn, « le temps du leadership partagé est arrivé » (2000).
A quel problème le leadership partagé est-il censé apporter une solution ? On peut le résumer ainsi : le gouvernement a entrepris une profonde transformation du système scolaire, depuis un modèle social-démocrate vers un modèle néo-libéral, dont le principal objectif est de fournir du capital humain à la compétitivité économique. Ceci exige le remplacement du vieux système de gestion professionnel et bureaucratique par un régime de la performance. Ce n’est pas une mince affaire. Les écoles doivent être restructurées et acculturées. Il faut gagner les esprits et les cœurs des enseignants.
Le leadership partagé est un moyen de parvenir à une intégration à la fois cognitive et culturelle. Intégration cognitive, car la méthode de travail dans les écoles est devenue bien plus complexe et interdépendante. Intégration culturelle, parce que, c’est ce qui est avancé, la soumission des enseignants est obtenue de manière plus efficace en s’assurant de leur implication et les formes de participation sont des moyens d’y parvenir.
Cette conception d’une « forte implication au travail, basée sur un partage et une délégation de l’autorité » (Warhurst et Thompson, 1998) est répandue dans la théorie du management des affaires. L’ampleur de l’éloignement du paradigme fordiste et tayloriste d’un management de contrôle et de commandement, que ce soit dans la réalité ou dans le discours, fait l’objet d’un débat dans la théorie critique du management et du processus de production. C’est dans ce contexte plus large que doivent être appréhendés les développements analogues au sein des écoles.
Les chefs d’établissement managers
Lorsqu’on applique les techniques du management privé aux écoles, la nature des managers fait une différence significative. Le chef d’établissement joue un rôle décisif de relais de la politique gouvernementale. Le problème du gouvernement est qu’il ne peut pas compter sur ces chefs, ou les remplacer, aussi aisément que des managers du secteur privé, et ce pour plusieurs raisons. Trop de chefs d’établissement font encore preuve d’un attachement regrettable à une éthique humaniste et progressiste dépassée du service public. Ils sont souvent trop proches du personnel, notamment dans les écoles primaires, qui sont des lieux de travail de taille relativement réduite. Les chefs d’établissement sont fortement syndiqués et, dans les écoles primaires, beaucoup d’entre eux appartiennent au même syndicat que leur personnel.
Le gouvernement a abordé ce problème en combinant trois stratégies. En premier lieu, une batterie de mécanismes de contrôle sert à enfermer les écoles, les directeurs et les enseignants, dans le programme du gouvernement : objectifs, tests, Ofsted (Office for Standards in Education, le Bureau des normes éducatives)…. S’y trouve inclus, en second lieu, un assortiment de pouvoirs spécifiques aux directeurs d’établissement, afin qu’ils dirigent les enseignants dans une logique de performance. Enfin, le National College for School Leadership correspond à une tentative de créer un cadre de managers acquis à la cause.
Quel est le lien entre ce managérialisme piloté par le gouvernement et l’idée de leadership partagé. Certains défenseurs du leadership partagé y voient une contradiction fondamentale ? Pour Hopkins (2001), par exemple, le concept d’une leadership éclaté « suppose une participation active à tous niveaux qui peut être désignée comme une « démocratie active » et « l’administration par lehaut, les hiérarchies institutionnelles, sont l’antithèse de la démocratie en action ». Selon Hopkins et Jackson (2003), « de même que le leadership ne peut pas être imposé, il s’avère problématique de combiner le pouvoir (les relations managériales) et le fait de donner procuration (les relations de leadership). »
Deux réponses à ce problème sont données par les théoriciens du management de l’éducation. L’une consiste à séparer le pouvoir managérial et le leadership partagé. L’autre affirme que le leadership partagé représente le transfert ou la démocratisation de ce pouvoir.
La séparation du pouvoir managérial et du leadership partagé
Hopkins et Jackson proposent de séparer le management et le leadership en deux structures parallèles. On peut donner l’opportunité au corps enseignant d’exercer le leadership dans une école, en créant un réseau parallèle non hiérarchisé d’apprentissage en collaboration, séparé de la structure hiérarchique du pouvoir. De la même façon, Gronn avance que, tandis que l’autorité est détenue par le chef d’établissement, le leadership, c’est-à-dire l’influence, peut être exercé par tout enseignant qui parvient à rallier les autres à ses idées. « Soudain, s’ouvre la possibilité pour tous les membres de l’organisation de devenir managers (…) et pour tous ceux qui suivaient de devenir des leaders autonomes » (2000).
Je souhaite démontrer que le leadership partagé ne peut pas être séparé du pouvoir managérial exercé par et à travers le chef d’établissement. Au contraire, il lui demeure subordonné. Je donnerai quatre arguments.
1. Le NCSL et le leadership partagé
Bien que le NCSL recommande le partage du leadership, il est clair qu’il conçoit le leadership comme intégré à la hiérarchie du management et non comme séparé d’elle. Le Leadership Development Framework du NCSL favorise lourdement les cadres de direction (NCSL, 2004). Il comprend cinq « stades de leadership scolaire », dont les stades 2 à 5 sont destinés aux adjoints et directeurs adjoints. Concernant « le leadership naissant », le NCSL énonce que « le concept de leadership partagé (où le leadership est encouragé à tous les niveaux au sein de l’école) a un rôle significatif à jouer ». Mais il est défini comme le fait d’endosser des responsabilités de management : diriger une équipe, coordonner un groupe d’enseignants. De la même manière, « Leading from the Middle » (« diriger depuis le milieu »), un programme destiné à former des leaders dans des enseignements spécialisés, concerne le développement « d’aptitudes génériques, comme motiver les gens et organiser le travail du personnel » et « d’aptitudes spécifiques au rôle de leader, par exemple exploiter des données sur la performance, entraîner, former des équipes, développer des normes cohérentes de comportement ». En d’autres termes, le leadership recouvre des tâches inférieures d’encadrement, au sein d’une politique stratégique développée par ailleurs.
2. Les directeurs peuvent-ils servir de médiateurs au pouvoir du gouvernement ?
Il ne fait pas de doute qu’un grand nombre de chefs d’établissements tentent de faire office de médiateurs et d’atténuer les aspects négatifs des politiques gouvernementales. Cette stratégie donne-t-elle des signes d’efficacité ? Peut-elle libérer assez d’espace pour l’exercice d’un leadership partagé donnant du pouvoir aux enseignants ?
Par exemple, Gold et ses coauteurs (2003) affirment, en s’appuyant sur une étude des cas de dix chefs d’établissements, dont ils considèrent qu’ils font preuve d’un leadership dicté par des principes et des valeurs, que ces directeurs « faisaient office de médiateurs de la politique gouvernementale à travers leurs propres systèmes de valeurs ». En réponse, Wright (2003) relève que les exemples fournis par Gold et ses coauteurs ont souvent trait à des valeurs secondaires comme le travail d’équipe, la consultation du personnel, qui ne sont pas en elles-mêmes le signe de l’affirmation d’une vision alternative, et qu’ils n’apportent pas de preuve évidente que la mise en pratique de leurs valeurs par ces chefs d’établissements ait conduit à une ré-interprétation significative des priorités du gouvernement. Comme l’écrit Wright, « les directeurs savent que leurs écoles doivent réussir au sein d’une culture de l’objectif et, en définitive, c’est cela qui déterminera ce qui est autorisé ou proscrit » (2003).
3. Le management de la performance des enseignants
Le consensus dans la littérature du management en milieu scolaire consiste à dire que le moyen d’obtenir l’obéissance des enseignants est de les amener à s’impliquer. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de persuader les enseignants de faire ce que vous voulez, mais de les persuader de vouloir faire ce que vous voulez. Dans le management des affaires, cela s’appelle « buying into the message », (« prendre part au message’, « cautionner un discours »). Les critiques ont parlé d’envahissement du domaine affectif, de transformation des subjectivités des enseignants. Ces deux points de vue risquent de promouvoir un discours totalisant, qui sous-estime l’importance des pouvoirs directifs de l’encadrement de l’école pour parvenir à cette obéissance, en l’absence même d’implication. J’entends par « directifs » des pouvoirs allant de la coercition au paternalisme. Les pouvoirs coercitifs comprennent l’usage ou la menace de procédures disciplinaires et l’exercice d’un management tyrannique. Le paternalisme prend la forme de procédés d’inclusion ou d’exclusion, par exemple lors de l’attribution des classes aux enseignants, du parrainage pour instaurer des cours ou lors des demandes de promotion. Cela signifie surtout que le pouvoir du « management de la performance » est donné aux directeurs par le gouvernement qui contrôle la progression des salaires. Pour franchir le seuil et gravir les échelons, les enseignants doivent faire la preuve qu’ils ont « grandi professionnellement » et fait « des progrès substantiels et soutenus ». Parce qu’il n’existe pas de définition claire de ces termes, les appréciations des chefs d’établissements sont tout à fait subjectives et peuvent être fortement influencées par des préoccupations de management et des préjugés personnels. Il semble peu probable que les implications du management de la performance n’affectent pas l’investissement des enseignants dans le partage du leadership.
4. Comment les chefs d’établissements limitent le partage du leadership
Quelques travaux de recherche révèlent comment, en pratique, les chefs d’établissements ont tendance à faire face à la contradiction entre l’autorité et l’influence, en restreignant le partage du leadership et en le subordonnant à l’autorité managériale.
Les auteurs d’une étude dirigée par Moore (2002), portant sur huit directeurs d’établissements, notent que certains pratiquent « des formes et styles de management essentiellement tayloristes, formulés à travers le langage et les aspects les plus « acceptables » du « TQM » (Total Quality Management) » afin de gagner l’approbation du personnel. Ils citent l’exemple d’une directrice usant de son autorité pour contraindre le personnel à adopter sa façon de penser et d’agir à l’intérieur de l’école, mettant ainsi en application les réformes culturelles et structurelles exigées par le gouvernement au niveau local. Elle dissimule cependant ce processus derrière un discours empreint des valeurs de collégialité et de « confiance ».
De même, Chapman (2003) note de façon approbatrice dans son étude de cas d’une école publique d’enseignement secondaire (comprehensive school), qu’une approche plus autocratique est employée lorsque l’équipe dirigeante pense qu’il est nécessaire de faire avancer l’école. Une approche plus démocratique peut être utilisée dans d’autres situations.
Pourquoi les directeurs agissent-ils ainsi ? Partager le leadership est risqué. Le leadership partagé peut échouer à renforcer l’implication en faveur des priorités du management et ce sont les chefs d’établissements qui sont tenus responsables de la poursuite des objectifs fixés par le gouvernement (Wallace, 2001). La stratégie la plus communément adoptée pour minimiser les risques du leadership partagé est d’en restreindre son application à une minorité du personnel, l’équipe de direction (senior management team). Le leadership y est plus soumis à l’autorité, à travers des processus de régulation externe par le directeur et une autorégulation interne du personnel de direction, ainsi que le montre l’étude de Wallace (2001, 2002) sur les équipes dirigeantes dans les écoles primaires.
La conséquence en est une division parmi les enseignants entre les « leaders » et les « suiveurs », souvent justifiée en des termes élitistes et paternalistes. Par exemple, Harris (2003) parle d’un « servant leadership » (leadership de service), qui « a pour principe de fournir aux autres des objectifs et de donner une direction et une certitude à ceux qui pourraient avoir des difficultés à y parvenir eux-mêmes » (les italiques sont de moi).
La conclusion que j’en tire est que le leadership partagé ne peut pas être séparé de l’autorité managériale : au contraire, il lui est inévitablement subordonné (1). En découlent deux traits caractéristiques du leadership partagé tel qu’il est actuellement pratiqué.
Le premier est qu’un « leadership partagé » officiellement ratifié est toujours délégué, soumis à autorisation, exercé au nom de et révocable par l’autorité, c’est-à-dire le chef d’établissement. Gronn, avançant que le pouvoir et le leadership peuvent agir indépendamment, et se servant de la théorie de l’activité, identifie cinq processus fondamentaux au sein des organisations : l’autorité (c’est-à-dire le pouvoir), les valeurs, les intérêts, les éléments personnels et les ressources. Mais l’autorité – le pouvoir – n’est pas simplement une dimension parmi d’autres de l’action dans les organisations, c’est un phénomène appartenant à une catégorie différente, parce qu’il surdétermine toutes les autres dimensions. Dans le cas de l’école, le directeur occupe la position dominante dans la structure de pouvoir et donc une situation d’influence privilégiée. Le leadership « par le bas » ne peut être transposé de la sphère des idées à celle de l’action que lorsqu’il est sanctionné par l’autorité du chef d’établissement (ou lorsque la balance des relations micro-politiques de pouvoir penche suffisamment pour permettre que l’autorité soit contestée en pratique).
Le second trait caractéristique du partage du leadership, tel qu’il existe effectivement, concerne sa portée. Une distinction fine doit être faite entre les décisions stratégiques et les décisions opérationnelles. Le partage du leadership a tendance à être limité à la prise de décisions opérationnelles de niveau inférieur. La prise de décision stratégique concernant la politique de l’école n’est pas partagée : il peut y avoir consultation, mais elle demeure la prérogative du directeur. C’est la vision de l’Ofsted (Bureau des normes éducatives). Par exemple, le Manuel d’inspection des écoles secondaires (Handbook for inspecting secondary schools, Ofsted, 2003), tout en plaidant en faveur du leadership à tous les niveaux, apprend aux inspecteurs à « établir dans quelle mesure le chef d’établissement, le conseil d’administration et les membres de l’équipe exerçant le leadership ont une vision partagée de là où ils veulent conduire l’école ».
Ces deux caractéristiques du leadership partagé en milieu scolaire sont rattachées au contexte plus large du management des affaires. Une étude récente sur la participation des employés dans des entreprises européennes (Poutsma, Hendrickx et Huijgen, 2003) a montré que « des niveaux de participation directe plus élevés deviennent plus vraisemblables lorsque l’intensité de la compétition augmente », mais « que le phénomène d’une participation élevée est très rare » (les italiques sont de moi). Warhust et Thompson (1998) se réfèrent à la double structure des organisations, dans laquelle existe des formes horizontales de coordination – qu’ils appellent la division obscure du travail (« shadow division of labour ») – complémentaires mais subordonnées aux hiérarchies verticales dominantes.
Le partage du leadership comme transfert du pouvoir
L’affirmation selon laquelle le partage du leadership équivaut au transfert du pouvoir, faite par un certain nombre de figures influentes dans le domaine du leadership à l’école, contraste avec la tentative de séparer le leadership partagé et le pouvoir du management. Par exemple, selon Harris (2003), « ce modèle de leadership suppose une redistribution du pouvoir et un recadrage de l’autorité au sein de l’organisation ». » Le leadership des enseignants est fondé sur une redistribution du pouvoir dans l’école, passant d’un contrôle hiérarchique à un contrôle par les pairs. Dans ce modèle de leadership, la source du pouvoir est diffuse et l’autorité est dispersée à travers la communauté enseignante ». Ceci conduit à affirmer, comme le font Harris et d’autres, que le leadership partagé est une façon pour les écoles de fonctionner « démocratiquement ». Halpin (2003) présente ainsi une étude du cas d’un directeur d’école secondaire pratiquant un leadership « sur invitation » (« invitational leadership »), qu’il considère comme « un éloignement du paradigme d’un leadership appuyé sur le pouvoir et le contrôle ». « Ceci a pour effet de priver le directeur de l’autorité inscrite par convention dans son rôle » et, affirme-t-il, « est profondément éducatif et démocratique ». Il va plus loin : c’est une illustration de « l’utopiste » en action.
Selon moi, ceci manifeste le caractère idéologique séduisant du concept de leadership partagé : idéaliser la pratique managérialiste comme étant démocratique travestit la réalité d’un pouvoir en définitive coercitif du management. Tandis que la participation est nominalement inclusive, l’autorité est exclusive.
Il s’agit du problème décisif pour tous les adeptes du leadership partagé et démocratique : où réside en dernier ressort le pouvoir stratégique, chez le chef d’établissement ou chez tous ceux qui sont directement impliqués dans l’école ? Les approches participatives du management, qui opèrent au sein d’une hiérarchie dominée par le chef d’établissement, peuvent sans doute donner lieu à mode de gouvernement d’école bien plus agréable que les formes plus autoritaires de managérialisme. Mais l’idée que de telles écoles puissent être décrites comme « démocratiques » ne peut être soutenue qu’en dénuant le concept de démocratie de « la qualité même qui donne à la démocratie son sens spécifique : le gouvernement par le demos » (Wood, 1995).
Le leadership partagé et les affirmations d’un « leadership démocratique » peuvent être entendus comme la traduction, dans le discours sur le management de l’école, de l’idée centrale pour le New Labour, que des concessions à des processus de participation aux niveaux inférieurs font une démocratie populaire. Comme le commente Wainwright (2003), ceci est devenu un discours global caractérisé « par des limites restreintes et paternalistes, au sein desquelles est encouragée la participation populaire ». « Je participe, nous participons, mais ils décident au-dessus sur quelle sorte de problèmes nous pouvons nous prononcer. »
Des managers contre le managérialisme ?
J’aimerais maintenant dire quelques mots de ceux que l’on pourrait appeler les théoriciens critiques du management de l’éducation. Ils ont en commun un rejet de l’éducation néo-libérale et une critique de la théorie dominante sur le management de l’éducation. Cependant, ils partagent aussi la conviction que les dirigeants d’écoles, aidés par des travaux universitaires critiques sur le management, sont des agents potentiels de résistance au managérialisme – en fait, apparemment, les principaux agents potentiels de résistance. Michael Bottery (2001, 2002) soutient par exemple la possibilité d’une médiation, d’une atténuation et d’une ré-interprétation des priorités du gouvernement par les chefs d’établissements. Il avance que s’ils comprennent le contexte politique et économique et interrogent le caractère complice de leur propre culture professionnelle, ils peuvent développer une « résistance dynamique », capable de discuter les buts et les valeurs de l’éducation et de mettre en avant des priorités alternatives convaincantes. Martin Thrupp et Robert Willmott (2003) concluent leur critique des théoriciens du management de l’éducation en recommandant vivement qu’ils se lancent dans des travaux de management critique et réfléchissent à la façon dont les dirigeants d’écoles « pourraient travailler contre le managérialisme, plutôt que le soutenir ». Philip Woods (2004) soutient qu’une adhésion des chefs d’établissements à des valeurs éthiques ayant une dimension affective peut les conduire à « transformer la rationalité instrumentale dominante ».
Bien entendu, beaucoup de chefs d’établissements ne sont pas convaincus par le projet éducatif du New Labour, mais étant donné leur rôle structurel dans sa mise en pratique, il semble pour le moins improbable de pouvoir compter sur eux comme principaux agents de résistance, quels que soient leurs doutes. Je n’ai aucune preuve qu’ils aient pu jouer un tel rôle. Où sont les chefs d’établissements qui ont, par exemple, tenu tête à l’Ofsted ou refusé d’appliquer les Standard Assessment Tasks (SATs) (2) ? Je soutiendrais que nous devons chercher ailleurs les agents de résistance à l’éducation néo-libérale, dans le corps enseignant dans son ensemble et, derrière lui, dans les mouvements progressistes plus larges. Dans une étude sur le « leadership de l’enseignant » aux Etats-Unis, Little (2003) montre que « le leadership des enseignants affiche une orientation politique croissante et des liens avec les mouvements et les débats autour de la justice sociale », tandis que « les administrateurs, dans les cas des écoles étudiées, montrent une faible propension à critiquer les directives de la politique étatique ». Au Royaume-Uni, la démonstration la plus significative d’un leadership des enseignants fut l’année dernière la campagne pour le boycott des SATs, menée par des enseignants et non des chefs d’établissements. Ceci a été typiquement négligé par les théoriciens du management de l’éducation, qui, comme le fait remarquer Stevenson (2003 ont tendance à ignorer la représentation collective des enseignants.
Je souhaite donner suite à la notion de leadership partagé en tant que représentation collective des enseignants. Philip Woods écrit que « la démocratie ajoute au caractère naissant du leadership partagé l’idée que chacun, en vertu de son statut humain, devrait avoir un rôle dans la représentation démocratique » (2004). C’est un principe éthique important, mais qui nécessite d’être traduit dans les structures institutionnelles qui en feraient un droit acquis. On oublie souvent que l’un des thèmes initiaux du mouvement de l’école publique secondaire (comprehensive school) dans les années 60 et 70 était la prise de décision participative dans la politique scolaire. La participation n’était pas envisagée comme une stratégie du management, accordée comme un privilège, mais comme une prérogative revenant de droit au personnel enseignant. Elle était garantie par la structure formelle de participation mise en place par un certain nombre d’écoles secondaires innovantes. L’exemple le plus connu et le plus radical est le Countesthorpe College dans le comté de Leicester durant les années 70. Voici ce qu’écrivait Brian Simon au sujet de cette école, cinq ans après son ouverture :
« l’école était dirigée par l’ensemble du personnel, par le biais de la discussion et de décisions collectives prises par consensus. Le directeur participait aux discussions, mais mettait à exécution les décisions prises de cette manière. Autrement dit, le directeur ou le principal agissait comme un chef de l’exécutif, se soumettant délibérément et en totalité au personnel en ce qui concerne la prise de décisions. (…)
Premièrement, il ne fait absolument aucun doute que la participation des enseignants à la gestion de l’école ait eu comme résultat un niveau étonnamment élevé d’implication de la plus grande partie du personnel. Dans certains cas, cette implication a été totale, les nouvelles approches et les formes d’organisation optimales ressenties comme nécessaires pour atteindre les objectifs de l’école étant discutées de façon permanente et assidue. Le fait que chaque membre du personnel, y compris les jeunes enseignants stagiaires, participait pleinement à ces discussions, a permis, en plus du processus concret et quotidien d’enseignement et d’apprentissage dans l’école, une analyse et une interprétation mettant en jeu des problèmes éducatifs de première importance. L’objectif constant étant de rattacher la discussion théorique, qui elle-même résulte de la pratique, en retour à la pratique d’un apprentissage structurant. » (1977)
Pour moi, il s’agit d’un authentique partage du leadership, impliquant tous les enseignants à part égale dans la prise des décisions stratégiques pour la politique de l’école. Cette tradition d’autogestion collective et démocratique a été anéantie en Grande-Bretagne, mais on peut la trouver aux Etats-Unis, souvent étendue aux autres employés de l’école, aux écoliers, aux parents, et à la communauté locale (Apple et Beane, 1999 ; Casey, 2000. Lire aussi Hatcher, 2000 pour des exemples au Brésil).
Il existe un fondement philosophique et un fondement politique à l’autogestion de l’école. Le premier est proposé par Carol Gould (1985), qui soutient que l’autogestion démocratique du lieu de travail est indispensable à la justice économique. Son argument est qu’une liberté effective pour tous exige des droits égaux aux conditions matérielles et sociales du développement personnel, comprenant les droits en lien avec la production et le partage économiques. Le droit à une égale participation aux décisions est ici essentiel, il s’appuie sur le concept de réciprocité, qu’elle définie comme une relation sociale voulue, dans laquelle chacun reconnaît les droits égaux des autres, c’est-à-dire leur statut d’agents.
L’argument politique en faveur d’une autogestion démocratique de l’école est qu’elle a le potentiel pour créer des conditions plus favorables à une contestation du programme néo-libéral du gouvernement, et pour faire renaître et revigorer le rôle émancipateur de l’école. Je dis « potentiel », car une telle école serait encore aux ordres des politiques gouvernementales d’éducation et il n’y a aucune garantie qu’elle y répondrait en adoptant des alternatives radicales. Mais les écoles démocratiques existantes offrent la preuve que le risque induit par l’autogestion est largement contrebalancé par la possibilité de créer une culture éducative authentiquement participative et de contribuer à l’auto-formation d’une nouvelle représentation collective dans l’éducation.
Il est utopique de croire que de telles initiatives seraient permises par le gouvernement actuel de ce pays. Cependant, l’existence d’écoles démocratiquement gérées avec succès dans d’autres pays, et dans le nôtre sous un précédent gouvernement travailliste, signifie que l’exclusion de cette alternative aux modèles de management hiérarchiques ne peut plus être justifiée. Ces écoles démontrent qu’un véritable partage du leadership exige un partage du pouvoir et que, plus l’argument des bénéfices d’un leadership partagé est fort, plus il plaide en faveur d’une autogestion collective démocratique par les enseignants et d’autres participants, comme étant le meilleur moyen de les réaliser.
Contact : Richard.Hatcher@uce.ac.uk
Article présenté à la Society for Educational Studies and BERA Social Justice SIG lors du séminaire annuel « School Leadership and Social Justice », à Londres, le 4 novembre 2004. Une autre version a été publiée par le British Journal of Sociology of Education 26 (2) 253-267, sous le titre » The distribution of leadership and power in schools », Hatcher, R., 2005.
Notes
(1) Un autre aspect de la contradiction entre le managérialisme en milieu scolaire et le partage du leadership a trait au contrôle de l’information rendu possible par les systèmes de gestion de l’information (Management Information Systems, MIS). Selon Alan Strickley (2004), Nolan et Ayres disaient en 1996 que l’impact d’un MIS intégré dans une école dépend de s’il est utilisé « comme un moyen de retenir la prise de décision administrative et managériale entre les mains de la hiérarchie et du personnel d’administration, ou comme un outil auquel l’ensemble du personnel peut accéder dans le cadre d’une prise de décision partagée ». Huit ans plus tard, dans son étude sur les écoles primaires, Strickley conclut que cette seconde éventualité n’est pas advenue pour diverses raisons, parmi lesquelles « le désir de la direction de s’agripper à l’assise du pouvoir qu’est le MIS, en particulier pour ce qui est des données financières et plus récemment des données d’évaluation » et « l’importance des audits exigés par l’Ofsted, le Ministère de l’Education (Department for Education and Skills), les autorités locales en matière d’éducation (Local Education Authorities), les parents, les élèves et les membres du conseil d’administration, d’où le désir de contrôler ces données (particulièrement en termes de classement, d’inspections, de calculs de la valeur ajoutée pour des financements supplémentaires et de prestige) » .
(2) Tests d’évaluation nationaux en anglais, maths et sciences, passés à l’âge de 7, 11 et 14 ans.
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> Distributed leadership and managerial power in schools in England
pour info,
dans le monde diplomatique d’avril, il y a un article complet sur l’école britannique livrée au patronat de Richard Hatcher, en français bien sûr