Touche pas au paquet !
Dans sa lettre d’introduction, Mme Arena souligne qu’en soumettant à débat parlementaire et à concertation un Contrat stratégique pour l’Éducation, on s’oblige à construire un projet global, on s’interdit d’accumuler les mesurettes.
Et les auteurs du document achèvent leur introduction par le paragraphe suivant : « Nous vous invitons à lire le Contrat stratégique pour l’Education en tenant compte de sa structure et des perspectives tracées par les orientations. C’est un projet à considérer dans son ensemble. Certaines mesures, prises isolément, ou sans référence aux conditions nécessaires à leur mise en œuvre, pourraient être mal interprétées. »
L’une et les autres ne font en cela qu’étayer les perspectives qu’ils ont fait entériner le 29 novembre 2004 par les… VINGT-HUIT signataires de la “Déclaration commune”. Mandatés par le gouvernement , par les fédérations de P.O., par les fédérations de parents, par les syndicats, par…, et par…, c’est-à-dire par tout le monde, ils peuvent soumettre à la concertation des enseignants – dont ils se plaisent à rappeler l’autonomie ! – un volumineux document de 79 pages dont l’économie est déclarée intangible.
On ne manquera pas de rétorquer qu’un dispositif considérable, avec calendrier, réunions délocalisées, site Internet, etc., fournit aux enseignants l’occasion de réagir à ce qui leur est présenté comme un projet “à casser”. Mais que pourront-ils faire d’autre, dans le carcan qui leur est imposé, que changer quelques mots ou quelques virgules ?
Après les décrets, le contrat…
On reproduit, en l’amplifiant, le travail de centralisation qui avait caractérisé le décret “Missions” : un chapitre pertinent, le chapitre II, rappelant les finalités générales du système éducatif (“rappelant”, car toutes ces finalités sauf une se trouvaient déjà dans « Éduquer pour le monde de demain » publié en 1973, et même dans « Plan d’études et instructions pédagogiques » de 1936 !) y avait servi de prétexte à l’instauration d’une multitude de mesures contraignantes assorties de tout un dispositif de contrôle. On en a profité pour imposer à tous un découpage en cycles qui n’avait été que très peu expérimenté, et qui ne l’avait été que par des équipes motivées, renforcées par du personnel d’appoint et un encadrement de chargés de mission qui ont évidemment disparu lors de la généralisation.
Et vive l’autonomie du personnel enseignant !
Il faut être conscient que la situation est lourdement aggravée. Par sa forme juridique de décret, le document de 1997 pouvait légitimement susciter les résistances que provoque une mesure unilatéralement imposée. Le titre du paquet de mesures aujourd’hui concoctées et les dispositions prises pour consulter ceux qui auront à les exécuter ligoteront chacun dans une toile d’araignée dont il ne pourra s’échapper : il ne s’agira plus de directives de l’Autorité, mais d’un contrat auquel tous les enseignants seront liés, puisqu’ils seront censés l’avoir entièrement approuvé.
Pour l’éducation ?
Si, ainsi qu’il vient d’être dit, le seul chapitre capital du décret “Missions” n’a été que prétexte à l’instauration de mesures contraignantes, le projet actuel ne se soucie en rien de la poursuite des finalités générales, laquelle devrait constituer le premier des objectifs d’un système éducatif. Tout le dispositif mis en place est une redoutable machine parfaitement structurée subordonnée à une Commission de pilotage omnipotente, quarante-cinq fois citée, cœur du système, chargée des impulsions, des orientations, de l’accompagnement, de l’encadrement, du contrôle.
Dans le projet qui nous est proposé, les savoirs et compétences revêtent une valeur intrinsèque au lieu d’être de simples moyens au service de l’accomplissement des finalités générales. Le système scolaire est transformé en une entreprise généralisée de bachotage. Aussi est-ce abusivement que l’on parle de « Contrat stratégique pour l’Éducation ».
Le projet mettant en place un carcan globalement contestable, il faut refuser de se laisser enfermer dans son examen analytique.
Une réponse adaptée ?
Il convient de s’interroger sur la pertinence des réponses que le document est censé apporter aux problèmes qu’il prétend résoudre, et dont il tire argument pour justifier le lancement de cet “ambitieux projet”.
Les objectifs seraient, nous dit-on (Titre 2), fondés sur une analyse. Ce n’est rien d’autre qu’une affirmation : on évoque quelques très vagues conclusions des consultations des enseignants et quelques pourcentages issus des résultats synthétiques de PISA 2003. Mais aucune des 269 mesures énumérées dans le document ne constitue une réponse à un fait précis pointé dans une quelconque analyse.
L’une des conclusions globales tirées de PISA ne souffre aucune discussion : nos élèves les plus faibles ne maitrisent pas les connaissances de base. N’importe quel enseignant avisé s’interrogerait sur ce qui n’a pas été compris et procéderait à une analyse des questions et des réponses pour cerner les compétences de base à cibler et pour déterminer quelles méthodologies doivent être élaborées. En l’absence d’une telle analyse, on peut pour le moins douter de la pertinence des mesures proposées en ce domaine.
L’une de ces mesures consiste à améliorer systématiquement l’encadrement en maternel et en 1ère et 2ème primaire . Deux au moins des ouvrages cités dans les “fondements théoriques de l’orientation” soulignent que la réduction du nombre d’élèves par classe est sans effet lorsqu’elle est appliquée de manière linéaire : la diminution n’a de sens que sur des populations ciblées.
L’enseignement différencié
Cette procédure est à rapprocher de celle qui consiste, au niveau de la classe, à faire de l’enseignement frontal. Lorsque tous les élèves font la même chose en même temps, la moitié d’entre eux perdent leur temps : les uns connaissent parfaitement et s’ennuient, gaspillant des moments de scolarité qu’ils pourraient valoriser autrement ; les autres décrochent, dépassés par le niveau de ce qui leur est demandé, convaincus de leur incapacité par ce nouveau renforcement négatif (effet Pygmalion).
Bien sûr, on touche ici au fameux problème de l’apprentissage différencié, que la plupart des enseignants se disent incapables de pratiquer, et qui les conduit de manière récurrente à se plaindre du volume de leur classe. Et il est vrai que des activités différentes requièrent un matériel didactique abondant et judicieusement préparé (Ovide Decroly, Célestin Freinet, Peter Petersen le savaient, qui avaient élaboré des fichiers et des outils pour individualiser les activités d’apprentissage…). À l’heure où les bons didacticiels font cruellement défaut, la Commission de pilotage se préoccupe extrêmement peu de ce genre de besoins. Ce serait pourtant là un moyen de répondre de façon ciblée à un grand nombre des carences mises en évidence par PISA.
Un véritable tronc commun ?
« Organiser un véritable tronc commun de la maternelle jusqu’à la fin du 1er degré secondaire. » Que voilà une excellente nouvelle ! Mais il suffit, hélas ! de passer aux mesures proposées pour s’apercevoir qu’est pour le moins abusive l’affirmation « Il concrétise le continuum pédagogique prévu dans le Décret “Missions” ».
Ce qui nous est proposé dans le document est fort différent de ce qui fait le succès des systèmes scolaires de Finlande ou de Suède : la Grundskola (école de base) constitue une entité structurellement et géographiquement indépendante de l’enseignement secondaire. Tous les élèves, sauf rarissimes exceptions, progressent sans redoublement avec leur classe d’âge ; tous, sauf rarissimes exceptions, sont conduits à la maitrise des outils cognitifs ouvrant la voie aux parcours différenciés du lycée et de l’université.
Ici, dans ce qui est censé organiser un véritable tronc commun, on ne touche pas à la rupture que constitue la charnière primaire-secondaire. Et l’on recourt, pour nous faire croire que l’on supprime les orientations précoces, à des subterfuges qui ne peuvent être que de dérisoires et stériles palliatifs : formations continuées associant des enseignants des dernières années du primaire et du 1er degré de l’enseignement secondaire ; cinq expériences pilotes d’équipes éducatives composées d’enseignants venant des deux dernières années du primaire et du 1er degré de l’enseignement secondaire ; CEB (certificat d’études de base) conçu et corrigé par des équipes mixtes d’enseignants ; équipes mixtes d’inspecteurs ; modules d’acquisition des compétences de base au 1er cycle du secondaire ; redéfinition du rôle de la 1ère B ; remédiation pour le CEB.
Tous ces subterfuges sont voués à l’échec ! La coupure primaire-secondaire est un vice rédhibitoire du système ! Il est totalement faux de dire que « toute orientation et spécialisation sera effectivement reportée au-delà de 14 ans » : choisir, à la fin du primaire, un établissement d’enseignement secondaire CONSTITUE DE FACTO une orientation.
Il est temps de tailler dans le vif. L’enseignement secondaire doit être amputé de son 1er cycle, lequel doit rejoindre structurellement et géographiquement une ÉCOLE DE BASE s’achevant à 14 ans, sans solution de continuité, par un CEB entérinant la maitrise par tous des compétences auxquelles est subordonnée la réussite des études ultérieures.
Lutte contre les inégalités
Il serait injuste de ne pas relever la présence de la seule orientation susceptible d’entraver la ségrégation : « Mettre sur pied un véritable accompagnement des parcours scolaires ». Mais les mesures proposées pour le mettre en œuvre s’inscrivent dans un futur incantatoire, ou s’expriment au conditionnel, ou ressortissent même à la plus totale utopie.
On trouve en outre trente-sept allusions à la remédiation. Qui dit remède suppose “réponse à une pathologie”. En intervenant a posteriori, on agit trop tard. Si les épreuves externes constituent pour les enseignants un excellent outil d’autoévaluation, elles ne peuvent prévenir en rien la ségrégation que subissent, sauf exception, les élèves de milieu populaire. Seul l’enseignement différencié peut donner la possibilité à chacun d’acquérir les connaissances et de maitriser les savoir-faire constituant les compétences de base. Mais il ne le fera que s’il y est motivé par l’avidité de comprendre le monde dans lequel il vit ; ce qui implique une école “milieu de vie”, où l’instruction soit un outil certes précieux, mais limité au rôle de moyen de concrétisation de finalités qui le dépassent.
Conclusion
Paraphrasant Beaumarchais : il fallait des spécialistes de l’analyse systémique et de la méthodologie, ce furent des “gouvernanciers„ qui s’en emparèrent.
Le “Contrat stratégique pour l’éducation” n’est pas une réponse pertinente aux lacunes que les épreuves internationales PISA ont mises en évidence. Il constitue davantage une entreprise de formatage qu’une promotion de la réussite. Il bétonne une structure scolaire qui pérennise la stratification sociale. Couvrant tout le champ de la scolarité obligatoire, il rate les objectifs de l’école de base ; et , Constitution et traditions obsolètes de réseaux aidant, il ne se donne pas les moyens de résoudre les problèmes de ségrégation de l’enseignement secondaire.
Notre société n’a que faire d’enseignants dociles ; elle n’a pas non plus besoin d’enseignants scotchés dans une structure coercitive ; elle n’a rien à gagner d’enseignants déprimés. Elle ne progressera, dans tous les domaines, que si ses enseignants sont enthousiastes. Car, ainsi que l’écrivait Émile Durkheim dans Sociologie et pédagogie : « Un corps enseignant sans foi pédagogique, c’est un corps sans âme. »
La consultation ne peut, de mon point de vue, que déboucher sur un refus global de ce plan à l’ambition démesurée et aux intentions suspectes.