Contribution de N. Hirtt au séminaire « Education et globalisation en Europe »,
Forum Social Européen, Londres, 16 octobre 2004
J’aborderai successivement trois questions. Dans un premier temps je me propose d’approfondir et de caractériser la nature des transformations économiques qui se cachent derrière l’euphémisme « globalisation ». Deuxièmement, je tenterai d’éclairer les implications de ces mutations sur les politiques éducatives des pays industrialisés en général et de l’Union européenne en particulier. Enfin, je conclurai en soulignant les conséquences de ces politiques, notamment dans le domaine de la démocratisation de l’enseignement.
Le temps limité dont je dispose me contraint malheureusement à me contenter de formuler des thèses sans avoir l’occasion de les développer, des les affiner au moyen d’une analyse contradictoire et, encore moins, de les argumenter au moyen de citations et de faits concrets. Je me permets de vous renvoyer, pour cela, à mes ouvrages récents.
I. LA GLOBALISATION COMME EXPRESSION DE LA CRISE DU CAPITALISME
Certains estiment – et nous avons plusieurs fois pu entendre cette thèse ici même, au FSE de Londres – que la globalisation serait l’expression d’une force renouvelée du capitalisme, l’expression d’un néolibéralisme triomphant lancé dans une conquête irréversible de l’économie mondiale et soutenu par des rapports de force qui lui seraient extrêmement favorables.
Rien n’est moins vrai. Au contraire, la globalisation est avant tout le signe et la conséquence de la crise internationale du capitalisme, de l’exacerbation de ses contradictions internes. Cette crise est multiple et il convient d’en analyser les différents aspects.
Tout d’abord, il s’agit d’une formidable crise de surcapacités de production, au sens le plus classique de l’analyse marxiste. De par sa durée – plus de 25 ans -, ses conséquences économiques et sociales et son extension mondiale, il s’agit de la plus longue, de la plus profonde et de la plus vaste crise de surproduction de l’histoire du capitalisme. Depuis la fin des années 70, les capacités de production sont très largement sous-utilisées. Pour les Etats-Unis, par exemple, on estime qu’elles ne sont exploitées qu’à raison de 70%. Cela signifie que l’économie capitaliste serait, aujourd’hui, capable d’augmenter sa production de biens et de services d’au moins 40%, mais qu’elle ne le fait pas faute de pouvoir vendre cette production supplémentaire.
La forme la plus visible de cette crise de surcapacité de production est la chute générale des taux de profit, donc du rendement des capitaux. Pendant une quinzaine d’années, les investisseurs se sont réfugiés dans des placements financiers spéculatifs ; ils ont pu profiter un temps des taux d’intérêts élevés arrachés aux Etats endettés et aux entreprises qui espéraient « se refaire » en investissant grâce à l’emprunt. Mais cette bulle financière a éclaté, dévoilant le caractère fictif des gains engrangés.
La cause profonde de cette crise et, tout à la fois, son moteur, c’est l’innovation technologique. Celle-ci constitue, du point de vue de l’entreprise, le moyen par excellence pour améliorer la productivité – produire davantage à moindre coût – et pour conquérir de nouveau marchés dans des secteurs à faible taux d’utilisation de main d’oeuvre (informatique, communication, énergie, enseignement à distance…). Mais le démantèlement de l’emploi qui en résulte à l’échelle « globale » entrave le pouvoir d’achat et empêche de transformer les gains de productivité en profits durables.
Pour retrouver des taux de rentabilité capables de justifier sa survie aux yeux des investisseurs, l’entreprise n’a d’autre solution que de recourir à la quête constante de gains de productivité, donc à l’innovation technologique. Mais la somme de ces quêtes individuelles a, sur le plan macro-économique, l’effet exactement contraire de l’objectif escompté : les taux de profit chutent irrémédiablement. Cette contradiction fondamentale du capitalisme se trouve aujourd’hui exacerbée et auto-alimentée à un niveau sans précédent.
Elle frappe d’ailleurs, avec la même force et la même détermination irrésistible, au niveau des entités territoriales. Les pouvoirs publics de chaque continent, pays, région ou municipalité cherchent en vain à privilégier l’attrait de leur entité aux yeux des investisseurs, notamment en pratiquant une politique de réduction d’impôts. Mais comme tous leurs voisins ne peuvent que faire de même, c’est une effroyable spirale de défiscalisation compétitive où se trouvent désormais engagés tous les Etats, de même que tous les pouvoirs locaux ou régionaux.
Dès lors, la crise du capital se double d’une crise des finances publiques. Le recours à la privatisation d’activités publiques crée certes, temporairement, des appels d’air où s’engouffrent une partie des capitaux excédentaires, mais cette privatisation s’accompagne là encore de rationalisations, donc de pertes d’emplois qui, à terme, viennent renforcer la surcapacité de production généralisée.
On l’aura compris, la crise est aussi, forcément, sociale. La contradiction est désormais totale entre, d’une part, les promesses de bien-être dont semblent porteurs les admirables progrès technologiques et scientifiques et, d’autre part, la misère où le système enferme des masses croissantes d’habitants de la planète. Une forme particulière de cette contradiction-là est celle qui oppose l’image fictive d’une société dite « de la connaissance » et la réalité d’un marché du travail qui réclame paradoxalement toujours plus de main d’oeuvre faiblement ou non qualifiée.
Enfin, le capitalisme est aussi empêtré dans une crise idéologique, une crise de valeurs. Pour assurer la viabilité de ses sociétés et l’acceptation de leur sort par les opprimés, le système s’était doté, jadis, d’un jeu complexe de valeurs morales et sociales : obéissance à l’autorité, discipline, patriotisme, politesse, hygiène, « bonne éducation » des enfants, religion, respect de la propriété, amour de la science et du progrès, vénération des beaux arts et de la culture d’élite, etc. Mais tout ce panthéon idéaliste se trouve désormais supplanté par le seul Dieu véritable de la société capitaliste : le profit, immédiat et individuel. Que la jeunesse soit abreuvée d’images violentes, pornographiques, tournant en dérision toute autorité autre que la force brutale, toute valeur autre que le bonheur individuel et immédiat, cela ne pèse pas bien lourd face aux impératifs de rentabilité des annonceurs publicitaires, des multinationales de l’audiovisuel et de l’industrie du jeu.
II. LA POLITIQUE EDUCATIVE EUROPEENNE, TENTATIVE DESESPEREE DE FAIRE SAUVER LE CAPITAL PAR L’ECOLE
Maintenant que nous avons éclairé le contexte, nous pouvons tenter d’y situer et d’y comprendre la politique éducative européenne commune qui émerge à partir de la charnière des années 80-90. L’expression « politique éducative européenne » est d’ailleurs, sans doute, excessive. S’il existe effectivement une politique commune, c’est moins le fruit d’une volonté de convergence européenne (même si celle-ci existe effectivement) que le résultat de la profonde identité des conditions objectives énumérées ci-dessus et de leur force déterminante dans l’évolution des politiques d’enseignement.
Cependant, l’étude des documents produits par diverses instances européennes en matière d’éducation – la Commission et le Conseil, mais aussi certains lobbies comme la Table Ronde Européenne des industriels – est particulièrement éclairante. N’ayant de comptes à rendre à aucune opinion publique, ces organismes disent en effet souvent tout haut et fort clairement ce que d’autres ne peuvent que se permettre de suggérer en privé. Elles sont aussi amenées, de par leur position supranationale, à formuler les axes communs, donc centraux, des politiques éducatives, en les abstrayant des contraintes et des spécificités nationales. Citons quelques uns de ces documents, parmi les plus importants :
• Education et compétence en Europe, Etude la Table Ronde Européenne sur l’éducation et la formation en Europe (1989)
• Une éducation européenne. Vers une société qui apprend, 2e édition, Table Ronde des Industriels Européens (1995)
• Enseigner et apprendre, Vers la société cognitive, Livre blanc sur l’éducation. Bruxelles, Commission des Communautés européennes (1995)
• Accomplir l’Europe par l’Education et la Formation, Rapport du Groupe de Reflexion sur l’Education et la Formation, Resumé et recommandations, Commission européenne, (1996)
• Apprendre dans la société de l’information, Plan d’action pour une initiative européenne dans l’éducation 1996-1998. Bruxelles, Commission des Communautés Européennes (1996).
• Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission européenne, Commission européenne (1997).
• Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, SEC(2000) 1832. Bruxelles, Commission des Communautés Européennes (2000).
• Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation, Rapport de la Commission européenne (2001).
Quelles sont les lignes directrices qui se dégagent à la lecture de ces documents ?
1. On observe une volonté manifeste d’instrumentaliser l’enseignement au service de la compétition économique. Les références aux implications économiques de l’éducation sont constantes. Toute réflexion sur l’école émane de cette prémisse obsessionnelle : « aider l’Europe à devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde ». C’est là, bien évidemment, la conséquence majeure de la crise généralisée du capitalisme. Celui-ci impose aux pouvoirs publics de placer au centre de toutes leurs attentions la quête constante de compétitivité économique, et ce au détriment de toute autre considération. L’enseignement doit être au service de la compétitivité et, pour ce faire, il doit s’adapter aux exigences de l’environnement économique actuel.
2. Malgré les besoins criants qui apparaissent aux yeux de tous les acteurs de l’enseignement – déficit généralisé de locaux, de moyens didactiques et surtout d’encadrement -aucun des textes susmentionnés ne plaide en faveur d’un refinancement de l’enseignement. Là encore, cela se « comprend » aisément dans le contexte esquissé plus haut : les Etats sont engagés dans une réduction généralisée de la pression fiscale et aucun n’envisage sérieusement d’augmenter les impôts pour offrir davantage de moyens aux écoles, collèges, lycées et autres universités. On pourrait cependant déceler une contradiction entre la volonté de disposer d’un enseignement performant (en termes de soutien à l’économie) et l’étroitesse budgétaire où on le confine. Mais cette contradiction-là va trouver sa solution dans la prise en compte des autres caractéristiques de la crise du capitalisme.
3. La quête frénétique d’innovation technologique et de rentabilité induit une instabilité extrême de l’environnement industriel, économique et social. Les entreprises se créent et disparaissent, les travailleurs sont occupés et désoccupés, les marchés naissent et disparaissent à un rythme sans précédent. Dès lors, la capacité de prévoir les besoins futurs, donc de planifier les flux sortant des systèmes éducatifs, est quasiment nulle. Personne ne peut savoir de combien d’ingénieurs, de soudeurs, d’analystes-système, de bio-techniciens, l’économie aura besoin dans cinq ans. Personne ne peut prédire de quels savoirs scientifiques ou techniques ces travailleurs devront être dotés. D’où l’apparition de nouveaux mots-clés dans tous les documents doctrinaux consacrés à l’enseignement : « flexibilité » et « adaptabilité. L’enseignement doit être plus flexible et, pour se faire, il faut abandonner les vieilles structures bureaucratiques, où l’Etat dirige centralement le système, au profit de réseaux d’établissements scolaires en « saine concurrence ». La certification et le passage de l’école à l’emploi doivent être « flexibilisés » en abandonnant les diplômes nationaux au profit de certificats de compétences modulaires et transnationaux. Les produits sortant de l’école doivent, eux aussi, être rendus plus flexibles : moins de savoirs – jugés trop vite obsolètes – et davantage de compétences – qui peuvent être mises en oeuvre de manière souple, dans un environnement changeant. L’école doit moins apprendre qu’apprendre à apprendre. Elle ne doit pas instruire mais préparer à la « formation tout au long de la vie ».
4. Cette dérégulation du tissu éducatif ne risque-t-elle pas d’entraîner de profondes inégalités ? Qu’à cela ne tienne, ou plutôt, tant mieux, puisque c’est exactement ce que réclame l’évolution duale du marché du travail. En France, le nombre des emplois non qualifiés est passé de 4,3 à 5 millions au cours des années 90. Il représente désormais un quart de l’emploi total. Les jeunes surtout sont contraints, en masse, d’accepter ces emplois précaires, mal rémunérés et où l’on n’exige d’eux aucune qualification particulière, mais une foule de micro-compétences : savoir prononcer une demie douzaine de phrases – poliment – dans une langue étrangère, se connecter à un serveur Internet, comprendre ou pouvoir dessiner un plan d’accès, expliquer le mode d’emploi d’un téléphone portable, etc. Il faut qu’ils sachent lire aussi, mais pas Goethe ou Zola. Il faut qu’ils sachent écrire, mais qu’importe s’ils commettent quelques fautes. Il faut qu’ils sachent calculer, mais pas forcément une dérivée ou une équation du deuxième degré. Alors, à quoi bon prétendre investir dans un enseignement de haut niveau pour tous, alors qu’il est devenu clair que l’économie ne pourra pas utiliser plus de 20 ou 30% d’universitaires ?
5. Tous les documents européens, surtout au cours des années 1995 à 2000, ont accordé une attention extrême à l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école. L’ambition n’était pas, comme certains l’ont cru, de promouvoir l’utilisation de ces instruments au fort potentiel d’innovation pédagogique en vue d’améliorer l’accès aux savoirs, mais plus platement de favoriser ainsi l’émergence d’un marché européen des TIC. C’est là une autre façon de stimuler l’économie au moyen de l’école : en préparant et en formatant le consommateur.
6. Les documents cités plus haut ne disent jamais qu’il conviendrait de privatiser l’enseignement et de le transformer en marché. Mais ils nous expliquent que d’autres y pensent et qu’il faut donc s’y préparer. En interdisant ce marché ? En finançant mieux l’école publique ? Non, en la mettant en position d’entrer en concurrence avec les « offreurs d’éducation » privés. La stratégie européenne en matière d’enseignement supérieur – le secteurs le plus convoité par les investisseurs privés car, potentiellement le plus rentable – est particulièrement éclairante à ce sujet. Le processus de Bologne vise officiellement à créer un « espace européen d’enseignement supérieur » en harmonisant les cursus, en introduisant des certificats modulaires et internationaux (les ECTS), en favorisant la mobilité des étudiants, en favorisant la fusion et/ou la spécialisation des universités européennes et en stimulant la mise en place de systèmes de contrôle de qualité européens. Or, à y regarder de plus près, ces objectifs répondent point pour point aux recommandations formulées en 1998 par une commission de l’OMC, chargée d’examiner les moyens de stimuler le marché mondial des services éducatifs (en préparation du sommet de Seattle). Alors, quand on nous parle d’ « espace européen » de l’enseignement supérieur, ne faut-il pas lire « marché européen » ?
III. UNE CATASTROPHE EDUCATIVE EN PREPARATION
Les conséquences de cette politique éducative sont déjà bien visibles. Dans tous les pays, on assiste à une recrudescence des inégalités sociales à l’école. Le fossé se creuse entre des écoles dites d’élite, centrées sur la préparation des fils de la bourgeoisie aux « hautes fonctions » qui leur reviennent par héritage social, et les écoles du peuple, les écoles « poubelles », les établissements d’enseignement technique et professionnel qui se contentent de communiquer les vagues compétences « transversales » et « sociales » que l’économie exige désormais.
A peine la massification de l’enseignement secondaire a-t-elle été réalisée – et encore, très partiellement dans de nombreux pays européens – et voilà que l’on abandonne déjà toutes les promesses de démocratisation dont cette massification se disait porteuse ; voilà que l’on confine les enfants du peuple dans un enseignement vidé de sa substance émancipatrice.
Dans les formations techniques et professionnelles, mais aussi dans la majeure partie de l’enseignement supérieur, l’évolution en cours se traduit par une subordination totale au contrôle et aux diktats émanant des milieux patronaux.
Cette politique éducative – si l’on peut encore la nommer ainsi – est pensée comme une tentative de sauver le capitalisme mondial de la crise où il se trouve plongé. Mais c’est une tentative désespérée, une fuite en avant dans un système empêtré dans son tissu de contradictions insurmontables.
La mission des enseignants et des éducateurs progressistes est d’y opposer une vision émancipatrice de l’école. Nous devons oeuvrer à l’avènement d’un enseignement qui apporte à tous les futurs exploités, à tous les futurs opprimés, les armes de la connaissance et de la compréhension du monde. Afin qu’ils s’en saisissent pour le changer.
> L’éducation européenne et la crise mondiale du capitalisme
Bonjour,
Mon message n’a pas de rapport avec l’article, mais en tant que webmaster du CEL d’attac 95 Nord-Est, je voulais savoir si le squelette de votre site était libre d’accès, et si oui, comment se le procurer.
Merci de votre réponse.
Michel Oury
> L’éducation européenne et la crise mondiale du capitalisme
Queqlues lignes qui en disent long sur l’enseignement…
Que font les enseignants, les directeurs d’écoles et les acteurs de terrain?
Aucun avis sur la question, personne n’en parle ni les media, ni les principaux intéressés.
En tout cas, bravo Monsieur Hirtt pour cet article clair et qui résume très bien ce qui se passe depuis plusieurs années dans la sphère éducative des pays membres de l’U.E.