Avez-vous remarqué que ce sont les principaux pouvoirs en place – politique et économique en tête -, qui nous appellent à exercer notre citoyenneté. Curieux, non ? Pourquoi cet engouement ? Qu’attendent-ils de nous, au juste ? Poser ces questions, c’est déjà un peu y répondre.
Comme nous l’avions déjà souligné dans le dossier sur la participation des jeunes à l’école, on peut situer la résurgence du discours sur la citoyenneté au tournant des années 80/90. Le moment où l’extrême droite renaissait spectaculairement de ses cendres. Provoquant un « sursaut citoyen ». Il redevenait urgent de sensibiliser les jeunes, de les instruire des crimes du fascisme et du racisme, de les inviter à faire le choix de la démocratie plutôt que celui de la barbarie.
Tenir à distance extrême droite … et extrême gauche
Premier danger perçu par les pouvoirs établis, donc : l’extrême droite. Mais il n’est pas le seul. Il est plus que vraisemblable que, dans les hautes sphères, les plus perspicaces de nos dirigeants aient également compris que les contradictions, les impasses et les conséquences sociales intolérables du capitalisme sont en train de devenir trop visibles. Et d’alimenter une autre révolte, progressiste, celle-là. La menace viendra aussi de l’extrême gauche. De là viendra le seul véritable danger pour le capitalisme et le néo-libéralisme (que ne remet pas fondamentalement en cause l’extrême droite).
Dès lors, la stratégie de survie adoptée par les pouvoirs économique, politique et médiatique – et relayée par les « idéologues » de la démocratie du marché mondialisé -, est la suivante : évitons la voie autoritaire (qui risque de nous valoir un retour de manivelle). Suivons une voie plus « soft », mettons tout en œuvre pour valoriser aux yeux de tous la voie centrale, la voie « de la sagesse », celle qui refuse les extrêmes (« un extrême en amène un autre »), la voie, somme toute, du statu quo, celle qui nous maintiendra au pouvoir sans rien, ou presque rien changer. La voie « du moindre mal ». Du « pragmatisme », « ici et maintenant », à l’abri des « archaïsmes et des utopies idéologiques » de la gauche de gauche.
Tâchons de convaincre tout un chacun qu’être un bon citoyen, c’est obéir, c’est voter, – mieux, voter utile ! -, le convaincre du fait qu’il n’obéit pas par soumission à un pouvoir totalitaire, mais par civisme, par sens des responsabilités (ah, cette « citoyenneté responsable » !)
Voyez aussi comment les formations politiques de centre gauche s’évertuent à récupérer la dynamique des forums sociaux et autres rendez-vous altermondialistes. Elio ne rate aucune occasion d’en être… pour, le lendemain, continuer de participer à l’intolérable (privatisation des services publics, politique (de refus) d’asile, etc.)
Une expérience révélatrice
Richard Lorent (1) relate, de façon instructive, une expérience de participation citoyenne des jeunes dans deux communes de l’arrondissement de Charleroi. Des enquêtes avaient mis en évidence leur intérêt pour la vie de leur commune et une certaine disponibilité de leur part. Traduction : ils étaient prêts à s’impliquer dans des projets et dans une structure participative. S’il y eut bien quelques suites positives, dans les deux cas, la structure de participation politique n’a pas vu le jour. Pourquoi ? Le manque de motivation des jeunes est hors de cause, au vu des résultats des enquêtes. Alors ? Des entretiens plus ou moins informels de l’auteur avec les protagonistes, il ressort que les autorités craignaient de perdre le contrôle. Une structure politique conçue par les jeunes et dirigée par eux constituait une trop grande inconnue pour le pouvoir communal. Rien à voir avec les conseils consultatifs des enfants, réservés aux bons élèves de fin de primaire, dirigés et neutralisés par les édiles communaux, et constituant de « tentants alibis ». Conclusion : « Derrière le jeu formel de la démocratie, le cachant parfois à peine, ceux-ci (les noyaux dirigeants) sont structuralement conduits à neutraliser, dans la mesure du possible, toute incertitude à même de peser sur l’étendue et la pérennité de leur pouvoir. »
Neutralité ou neutralisation ?
Autre voix à fustiger cette volonté politique de neutraliser la citoyenneté, celle de Jacques Cornet, lui aussi sociologue, militant de la CGé, qui écrivait dans Le Ligueur du 25 mai 1994 : « C’est seulement en (…) apprenant à poser et analyser les problèmes politiques réels qu’on fera de la véritable éducation civique. Et pourtant cela ne se fait pas (ou peu). Normal. Neutralité oblige, pour faire de la formation politique, il est interdit de faire de la politique. Car si l’Ecole est neutre, c’est par volonté de neutralisation, c’est pour cultiver l’ « inconscience de classe » (l’expression est de Bourdieu), pour annihiler toute prise de conscience de position sociale particulière, filles, enfants de travailleurs, enfants de l’immigration, enfants des banlieues …
Et pourtant, entre la neutralisation qui sera de moins en moins efficace et l’endoctrinement que craignent tant les familles et qui, lui, ne sera jamais efficace, il y a place pour une véritable formation libératrice qui fasse de tous les jeunes des citoyens démocrates à part entière. Qui en a peur ? »
Qu’ajouter à cela ?
(1) Apprendre la démocratie et la vivre à l’école, CGE et éditions Labor, Bruxelles, 1995