Avec l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi, le ministère de l’Instruction Publique italien a perdu le second des deux termes qui composaient son nom, pour devenir tout simplement « Ministère de l’lnstruction ». Un choix en totale cohérence avec un programme de centre-droite en matière d’éducation, programme qui va s’achever avec la réforme Moratti, du nom de la ministre de l’instruction.
Cependant, il faut se rappeler que, si Letizia Moratti va mener jusqu’à son terme funeste le processus de privatisation de l’école, cette direction avait déjà été prise sous la houlette de Luigi Berlinguer, ministre de l’Ulivo (centre-gauche).
Il ne faut en effet pas oublier qu’une des conditions posées en 1996 par le Partito Popolare (fragment de l’ancienne démocratie chrétienne) pour entrer dans la coalition de Romano Prodi fut la « parité » entre les écoles publiques et privées (ces dernières gérées surtout par l’Eglise catholique). Le projet de parité de Berlinguer a ouvert la porte aux initiatives suivantes de Letizia Moratti, dont un énorme apport financier aux écoles privées : 30 millions d’euros. Dans le même temps, on lésine sur le strict nécessaire pour les établissements publics.
Vie et mort d’un enseignement progressiste
La réforme Moratti est la dernière étape de la privatisation et de la restauration, en Italie, d’une école « de classes ». Le tronc commun obligatoire du système scolaire secondaire italien avait été conçu en 1963. Jusqu’alors, le premier cycle secondaire était séparé en trois filières : formation professionnelle de niveau ouvrier (avviamento), formation professionnelle de niveau employé non spécialisé (commerciale) et enfin formation académique ouvrant l’accès au lycée et à l’université (scuola media). La scuola media unficata (unifiée) naquit sous la poussée égalitaire d’une société en expansion économique, dont les luttes ouvrières contre les discriminations sociales étaient une composante décisive.
Avec l’unification des filières de l’école secondaire obligatoire, fut introduite aussi la règle selon laquelle les élèves étaient inscrits d’office à l’école la plus proche de leur habitation. Un facteur important pour prévenir l’inégalité scolaire (voir sur cette question l’étude « La catastrophe scolaire belge » publiée par L’école démocratique ). Cette règle a été abrogée au début des années 80. Ce dont beaucoup de proviseurs ont profité pour mener des stratégies visant à faire de leur école un établissement d’élite (deuxième langue étrangère, natation, ateliers « à la carte » etc.). Ces politiques ont provoqué, par contre, l’exclusion des élèves « difficiles », des immigrés, des handicapés, et la ghettoïsation de beaucoup d’écoles.
La situation est devenue encore plus difficile quand le ministre Luigi Berlinguer (centre-gauche) a mis en oeuvre son projet de soi-disant « autonomia scolastica » (autonomie scolaire). Chaque établissement est devenu une « entreprise » conduite par un directeur-manager disposant d’un large pouvoir et touchant un salaire plus que double par rapport aux enseignants. En outre, a été introduite la possibilité pour les écoles d’avoir des sponsors et de modifier une partie des programmes (dont l’inévitable informatique attrape-parents). La « concurrence » entre les écoles pour trouver des sous, des soutiens externes, pour avoir plus d’inscriptions que les autres, est devenue la règle. Evidemment, tout ça n’a pu passer qu’avec l’accord enthousiaste des syndicats de la soi-disant « concertation », CISL, UIL et surtout la CGIL, le plus proche du DS, le parti de Berlinguer.
Avec ces profondes transformations, le terrain pour le nouveau gouvernement de centre-droite était bien préparé.
La réforme Moratti
La réforme Moratti prévoit une réduction du temps scolaire. Ce qui réduira, dans le tronc commun (huit ans), les possibilités d’individualiser l’enseignement pour les élèves qui en auraient besoin. Et précipitera probablement la quasi-disparition de quelques matières (par exemple, l’éducation musicale) qui seront, peut-être, remplacées par des cours et des ateliers facultatifs … et payants. De plus, la réforme Moratti met à mort des expériences d’innovation et d’expérimentation pédagogiques qui ont animé l’école italienne pendant les vingt-cinq dernières années. Derrière la façade démagogique des trois i (informatica,informatique, inglese, anglais et impresa, entreprise) si chère à Berlusconi, se cache la réalité misérable de l’abolition des projets de lutte contre l’échec scolaire, pour l’intégration des jeunes immigrés et des élèves handicapés (autant de projets qui faisaient la fierté de l’école italienne). Néanmoins, il est piquant de voir que les privilèges économiques accordés aux écoles privées et la diminution du financement des établissements publics rendent pratiquement impossible la réalisation des fantaisies berlusconiennes : il n’y a d’argent ni pour les ordinateurs, ni pour payer les enseignants de langue étrangère !
Mais ce qui inquiète le plus, c’est la précocité de la sélection dans le destin scolaire des élèves. A treize ans, garçons et filles doivent choisir (conseillés par les enseignants) : soit continuer leur parcours dans un des lycées prévus par la réforme (classique, sciences humaines, scientifique, technologique, économique, musical, artistique, linguistique), soit aller en instruction et formation professionnelle. L’écart des programmes et des perspectives offertes par les deux parcours est étonnant. Les lycées, centrés sur la formation culturelle, ouvrent les portes de l’Université. Le parcours prévu pour la formation professionnelle, même si en principe il n’exclut pas la possibilité d’un accès universitaire, est fortement axé sur la collaboration avec les entreprises. Celles-ci peuvent entrer dans la formation à des degrés divers : du simple stage à des formes de mi-temps travail-étude (ce dernier cas à partir de quinze ans), en passant par l’apprentissage. Il est évident que les élèves qui entreront dans la formation professionnelle se trouveront dans un cul-de-sac : même si la loi prévoit des « passerelles » entre les deux filières du cycle supérieur,il n’est pas difficile d’imaginer que le passage du lycée à la formation professionnelle sera facile, quand le contraire sera presque impossible. En effet, la « formation professionnelle supérieure » qu’on annonce semble plutôt avoir été pensée pour offrir à ceux qui ont été exclus des lycées, la possibilité de poursuivre des études hors de l’université.
Donc, la réforme Moratti propose un lourd retour aux discriminations sociales qui avaient été remises en cause pendant les années soixante.
Un autre aspect très dangereux de la réforme concerne le choix des matières et des programmes de celles-ci.
En effet, au-delà d’un noyau fondamental qui sera le même pour toute l’Italie, les Régions auront un quota réservé pour introduire dans l’emploi du temps des matières et de sujets d’« intérêt local ». Cette situation a déjà fait naître des rêves chez les xénophobes de la Ligue du Nord du ministre Umberto Bossi, comme introduire l’enseignement des dialectes, des « traditions locales », jusqu’à la gastronomie typique. Mais le vrai danger n’est pas dans les sorties folkloriques de Bossi. En réalité, cette loi donnera aux Régions la possibilité de resserrer les liens avec les entreprises, par le biais de conventions qui leur permettront une présence puissante dans les institutions éducatives, surtout dans le domaine de la formation professionnelle. Voilà remis en question un système qui avait le double mérite de contribuer à former une citoyenneté italienne et de favoriser l’égalité des chances des jeunes des différentes régions.
Enfin, un détail à ne pas sous-estimer : la réintroduction de la note de « conduite », qui sera déterminante au moment de décider du passage à la classe supérieure ou du redoublement de l’élève. Une véritable épée de Damoclès pour les élèves « difficiles » des banlieues. Révélatrice de la volonté autoritaire et restauratrice qui anime la réforme Moratti. La prochaine phase annoncée par Letizia Moratti ? La révision du statut du personnel enseignant. Celui-ci sera soumis à des contrôles politiques concernant les contenus de l’enseignement et la gestion des classes. Ce qui augmentera le pouvoir des directeurs et finira de précariser les enseignants dans leur travail.
Une lueur d’espoir
En tout cas, il ne faut pas oublier que la réforme Moratti, comme beaucoup d’autres lois du gouvernement Berlusconi, est une loi-cadre dont on a tracé seulement les lignes principales et qui sera achevée par des décrets et des ordonnances ministériels. Une façon sans doute d’éviter une confrontation avec l’opposition parlementaire, mais qui peut avoir un effet boomerang. En effet, chaque décret provoque les protestations des enseignants, des élèves et des parents. Et la marche de la réforme pourrait devenir un calvaire pour Letizia Moratti.
NDLR : titre et intertitres sont de la rédaction.
> Réforme Moratti : vers la privatisation finale ?
Cette contre-réforme ressemble comme deux gouttes d’eau à celle conçue par la droite espagnole et dont la mise en oeuvre est fort heureusement freinée pour le moment.
â l’ordre du jour: la croyance béate en l’implantation de l’informatique et de l’anglais tout en supprimant les plans de récupération pour les enfants en danger d’échec scolaire (de plus en plus nombreux, compte tenu de la marginalisation grandissante de couches entières de la population précarisée) . Tous les autres aspects abordés dans l’article, correspondent pratiquement point parpoint à ceux contenus dans le projet de loi espagnol: centre scolaire assimilé à une entreprise, concurrence entre établissement, plans d’étude des élèves, occupation de l’espace public par l’église (cours de religion avec des profs payés pas l’Etat),.
Le pire : la complicité des syndicats qui ont le cynisme de se dire encore
« syndicats de classe »!!:
Le mot d’ordre de la privatasition lente (ou pas tant que ça!) mais constante, est pris très au sérieux par les tenants des entreprises et des pouvoirs dont ils sont la base sociale.