Nous, enseignants-chercheurs, inquiets des projets gouvernementaux sur l’éducation et la recherche, appelons la communauté universitaire, dans son ensemble, à se mobiliser en signant ce manifeste, pour contrer les effets conjugués de la décentralisation des Universités, de la non augmentation des budgets de l’Etat pour l’Enseignement Supérieur et de la réduction des moyens accordés à la recherche scientifique. La décentralisation déjà bien engagée vise à donner aux Présidents d’Université le pouvoir de fixer librement les services et les obligations de chacun. Il est ainsi à craindre que, en l’absence d’une politique nationale donnant de véritables moyens pour la recherche et l’enseignement, les » choix » des Universités aillent toujours dans le sens d’une rentabilisation d’une université » de masse « , une Université qui ne puisse se donner les moyens d’améliorer les conditions de travail de chacun, et de créer les postes nécessaires d’enseignants et de personnels administratifs.
L’exemple de l’application de la réforme Licence-Master-Doctorat : les bases matérielles d’une dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs par une autonomisation accrue des Universités
La mise en place de la réforme Licence-Master-Doctorat (LMD ou 3-5-8) fournit un exemple concret qui corrobore ces inquiétudes. S’effectuant à des rythmes et selon des modalités différents dans les régions, tous les personnels universitaires ne sont pas concernés de la même façon, ni au même moment, par son application.
Dans certaines Universités, l’adoption de la réforme LMD (qui, pour certaines Universités, s’ouvre dès la rentrée 2003-2004) conduit d’emblée à une réorganisation profonde de l’enseignement et du calendrier universitaire. Elle obéit, pour l’essentiel, à des contraintes extérieures aux exigences pédagogiques, relevant de deux dimensions différentes et complexes : les contraintes de l’harmonisation européenne ; et sur le plan local : celles de la gestion des salles de cours, des emplois du temps entre disciplines, de la prise en charge d’un plus grand nombre d’étudiants par enseignant, d’une rentabilisation des temps de présence (raccourcissement systématique du créneau horaire des cours à 1h30mn au lieu des 2 heures initiales) – omettant au passage de tenir compte des temps de » pause » dont chaque enseignant-chercheur sait l’utilité pour les étudiants qui trouvent là l’occasion, souvent, de solliciter différemment leurs enseignants.
L’organisation pédagogique qui en découle conduit également à l’allongement des semestres, ainsi qu’à des regroupements intensifs de certains enseignements liés à la mise en place des doubles parcours dans des disciplines différentes (par exemple : mettre les cours de sociologie les matins et ceux des disciplines associées les après-midis). De fait, l’emploi du temps de chaque enseignant va devoir s’étendre sur la semaine (par ex. faire son service les matins), et ne pourra matériellement plus être concentré sur des journées entières, libérant ainsi des jours pour les autres charges de travail, en particulier pour les activités de recherche et d’écriture qui » supportent » mal la fragmentation temporelle (deux heures par-ci, deux heures par-là). Bref, la réforme conduit à rigidifier le dispositif et empêche l’innovation de l’enseignement en un moment où, paradoxalement, il est demandé d’améliorer le suivi individualisé des étudiants, de favoriser leur orientation par la construction de projets qui couvrent à la fois leur horizon professionnel et le processus de construction de leurs connaissances.
Mais c’est en ce qui concerne la recherche que le dispositif comprend le plus d’effets pervers. La définition des emplois du temps des enseignants-chercheurs était jusqu’alors pensée en lien avec le déroulement des activités des équipes de recherche : réunions de laboratoire, séminaires de recherche, invitations de conférenciers extérieurs, séminaires de formation des doctorants, séminaires de DEA. Or, la multiplication artificielle des contraintes matérielles et temporelles de l’enseignement provoquée par la Réforme LMD restreint considérablement cet espace de la recherche. L’effet est encore accentué dans les disciplines (comme la sociologie) où la recherche implique des déplacements sur des terrains extérieurs à l’université, voire à l’étranger : comment prévoir des déplacements ou des protocoles d’enquête de terrain lorsque la plus grande partie de l’année est contrainte par les enseignements ? Pour beaucoup d’enseignants chercheurs la période des congés annuels est d’ores et déjà consacrée aux travaux d’enquête, de collecte d’informations ou d’écriture : faut-il limiter ces activités à ces seules périodes ?
Au-delà du cas de la Réforme : l’autonomisation des Université et ses conséquences sur les fonctions d’enseignement et de recherche
La façon dont est pensée la réforme LMD est largement déterminée par le contexte politique actuel qui conduit vers l’autonomisation des Universités et rend possible la » modulation » des services des Enseignants-Chercheurs. Les récentes déclarations de Luc Ferry (Poitiers) – selon lesquelles « les Universités devraient avoir le droit de moduler les obligations de services des Enseignants Chercheurs en fonction de leur stratégie de politique universitaire », ceci sans création d’emplois -, le prouve. Or, il faut craindre que ce soit au détriment de l’encadrement des étudiants, de l’autonomie de la recherche et du temps consacré à l’activité scientifique, qu’opèrent de telles orientations gouvernementales. En effet, une subordination plus grande de la recherche fondamentale aux exigences de la société entreprenariale (économique et politique) est aussi en train de se jouer. (Cf. Franck Laloë sur « fête ou défaite de la science ? », Le Monde du jeudi 24 avril 2003.). En réalité, la volonté de décentralisation conduit à faire des Présidents d’université de véritables sergents recruteurs, gestionnaires dans une université managériale, faisant varier les services, les obligations et les devoirs des enseignants-chercheurs en fonction de la demande économique locale, et au service de la demande, alliant ainsi une conception à la fois démagogique, néo-libérale et étroitement « instrumentaliste » des savoirs et des tâches d’enseignants-chercheurs. Dans cette logique, il faut bien prendre conscience que les enseignants-chercheurs auront à passer de moins en moins de temps « non-imméditament-rentables » à chercher et à produire des connaissances qui, dans ces conditions, seront logiquement jugées comme « inutiles » par des étudiants tout entier préoccupés par des objectifs à très courts termes (obtenir une Licence le plus rapidement possible), et par les commissions d’évaluation des parcours de formation dont on peut craindre les orientations politiques ajustées aux besoins des entreprises de la Région.
C’est dire que le mécontentement exprimé ici avec force n’est pas un mécontentement vissé sur la défense d’intérêts étroitement statutaires. Il invite plus généralement à prendre conscience que ce qui est en jeu, c’est une conception de la société, conception de l’éducation, conception de la place faite au savoir critique et à sa diffusion, conception de la place faite à l’accès du plus grand nombre à cette connaissance…
Se mobiliser collectivement : une urgence
Dans ces conditions, il est urgent d’agir, collectivement, pour affirmer une conception de l’Université, de l’enseignement et de la recherche reposant sur la production de connaissances scientifiques et de leur diffusion au sein de nos enseignements ; un savoir dispensé par des enseignants-chercheurs dont le travail d’enseignement puisse encore être nourri des fruits de leurs travaux de recherches – libres de toute subordination hétérodoxe -, et qui contribuent à alimenter le savoir critique et scientifique, que toute société démocratique réclame.
Mais au-delà de cette urgence, c’est sans doute le manque de débats concernant les transformations de l’Université et de ses publics, depuis plusieurs années, qui est en cause, transformations qui ont largement complexifié nos tâches de travail et détérioré nos conditions de travail d’enseignement et de production scientifique. Les gouvernements antérieurs, et l’actuel en particulier, n’ont sans doute pas su ni voulu prendre en compte nos conditions de travail, nos contraintes, nos possibilités d’avancement de carrière, qui vont en se dégradant depuis plusieurs années. Comme n’importe quel groupe professionnel, nous avons un droit et un devoir de défendre et de chercher à améliorer nos conditions d’exercice, pour les étudiants et pour les enseignants-chercheurs nouveaux-entrants, particulièrement ceux qui officient dans le premier cycle universitaire qui accueille un nombre croissant d’étudiants souvent très éloignés de la culture universitaire.
Il est donc d’autant plus important que les réformes se ne fassent pas sans nous, sans consultation, et au mépris d’une partie de nos fonctions. Pour ces raisons, et au-delà de nos différences, il convient de se manifester et de se montrer déterminés pour : l’amélioration des conditions de travail ; le rétablissement des crédits de recherche ; la préservation d’une université démocratique et de qualité : ce dernier point est essentiel, il passe par une politique forte, nationale et non locale, permettant de donner à toutes Universités françaises les moyens indispensables pour qu’elles puissent fournir aux étudiants des conditions d’étude plus proches des conditions matérielles auxquelles accèdent d’emblée les étudiants des Grandes Ecoles. Cela ne signifie certainement pas qu’il faille renforcer la sélection et donc les inégalités sociales entre étudiants, comme l’autonomisation des Universités conduit à le faire. C’est un pari social et politique majeur, qui va à l’encontre, il est vrai, de la logique néo-libérale à l’œuvre aujourd’hui.
Il est vital de nous faire entendre collectivement.
Signataires:
Envoyez vos signatures à sylvia.faure@univ-lyon2.fr
Sylvia FAURE (MCF sociologie) ; Mathias MILLET (MCF sociologie), Daniel THIN (MCF sociologie), Stéphane BEAUD (MCF sociologie), Pierre-Emmanuel SORIGNET (MCF sociologie), Corinne ROSTAING (MCF Sociologie),
Mai 2003