Avant d’aller au vif du sujet, l’enseignement et la conception de l’histoire sous les gouvernements de la gauche plurielle, commençons par une série de citations qui permettront de clarifier le contexte. L’idéologie en matière d’éducation, telle qu’elle est définie par des organismes relais de la domination capitaliste mondiale (OMC, Commission Européenne, FMI, OCDE, etc) et telle qu’elle est adoptée sans restriction aucune et sans exception par tous les gouvernements français depuis 1974 (ce qui est logique pour les libéraux mais relève de la trahison pure et simple pour des socialistes ) est bien résumée dans un rapport de l’OCDE de 1996 :
L’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants mais doit être assurée par des prestataires de service éducatifs. La technologie crée, ce qui est une première, un marché mondial dans le secteur dans le secteur de la formation. […]. Les pouvoirs publics n’auront plus qu’à assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser.
Si la « gauche plurielle » s’est servie d’une rhétorique qui masque la crudité des aspirations capitalistes, en dépit des faits exactement contradictoires de sa politique, ce passage donne le ton du cynisme maintenant manifeste du libéralisme mondial, et par voie de conséquence, du cynisme de la gauche plurielle qui lève déjà un voile sémantique sur sa réelle appartenance idéologique, en substituant à « socialiste », le terme habilement trompeur de « plurielle » .
La privatisation généralisée de l’enseignement est organisée et repose notamment sur le contrôle des nouvelles technologies de l’information. Elle prévoir la suppression de dizaines de millions d’emplois de professeurs dans le monde. Quant à ceux qui survivront à ce balayage, leur rôle consistera à s’occuper de la population non rentable, comme l’affirme l’OCDE, c’est à dire en traduction plus directe, les pauvres (ceux que l’on a rendus pauvres). Bien entendu, il ne s’agira plus de les instruire mais de les faire se tenir tranquilles, ce qu’en d’autres termes on appelle « maintenir la paix sociale ».
Le cadre général étant mis en place, reste à savoir comment ce programme (n’en déplaise à ceux qui prétendent que ce type d’allégations ne sont que des rumeurs paranoïdes) va être mis en application. Il s’agit en effet de maintenir dans l’ignorance la plus grande partie de la population , qui, décrétée définitivement non rentable, devra accepter si possible avec bonne humeur son exclusion irrévocable au nom de la démocratie, de la modernité, du progrès, et d’autres tartes à la crème de la « novlangue » du meilleur des mondes capitalistes. Bien entendu, dans ce cadre là, la mort du savoir et de toute culture véritable est programmée.
En septembre 1995, 500 hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan, constituant à leurs propres yeux l’élite du monde « se réunirent à San francisco, pour confronter leurs vues de l’avenir. Leur point de départ fut que « dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale ». L’essentiel de la discussion porta sur le problème suivant: comment l’élite mondiale allait-elle maintenir la gouvernabilité des 80% d’humanité surnuméraire dont l’inutilité a été programmée par la logique libérale? La solution finalement adoptée fut présentée par Zbigniew Brezinski sous le nom de tittytainment à savoir « un cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète .
Ce programme a le mérite d’être clair; il l’est d’autant plus bien entendu qu’il n’est pas destiné à être connu du grand public, ce qui explique la sereine cruauté et la bonne foi de son discours. Dans ces conditions, l’enseignement, au sens véritable du terme, c’est à dire celui que toutes les réformes depuis trente ans s’appliquent consciencieusement à détruire, est à la fois inutile (au sens entreprenarial du terme) et dangereux. Certaines disciplines doivent à l’évidence disparaître mais comme leur disparition risque d’être remarquée, elles seront peu à peu remplacées, la philosophie par la culture générale, les lettres par la communication, et l’histoire par l’éducation civique . De nombreux enseignants auront remarqué que ce mouvement est désormais bien entamé . Mais tout cela ne suffit pas. Il faut aussi remplacer le savoir que l’on retire des établissements scolaires par du vide qui aura l’apparence du plein ce que Jean Claude Michea appelle « l’enseignement de l’ignorance ». Cependant, beaucoup de professeurs disposent encore d’un minimum de bon sens et pensent logiquement que leur tâche est d’enseigner un savoir à ceux qui en sont dépourvus. Il faut donc faire pression sur eux, les persuader contre toute logique que ce qu’ils font aux élèves, loin d’être un acte de justice sociale, l’accès de tous au savoir, notamment par l’école, en vertu de l’égalité des droits, est au contraire un acte d’injustice élitiste. Oui, on les convainc que c’est un véritable crime , brimant ceux qui ont des difficultés dans leur parcours scolaire et qui ne sont pas « socialisés » , eu égard à l’égalité des chances , laquelle se contente de considérer que l’accès à l’école est une roue de la fortune, avant l’accès à un travail providentiel. En somme, une bonne majorité des élèves ne mérite pas d’apprendre à savoir, elle n’en a pas les moyens, tout juste « d’apprendre à apprendre » , et encore, on ne voit pas comment, bref, il ne faut surtout pas qu’elle ait les moyens d’apprendre la langue la littérature, la philosophie, et bien évidemment l’histoire qui lui enseignerait à identifier les multiples facettes de ses dominateurs. Là interviennent les Sciences de l’Education, armée de propagande au service de l ‘idéologie dominante, qui, sous couvert d’obliger les enseignants à travailler autrement, met en place les conditions d’une véritable « dissolution de la logique »: cette expression de Guy Debord (Commentaires sur la société du Spectacle, Ed.Lebovici, 1988, p. 36) est reprise par Jean-Claude Michéa (op.cit. pp. 56-57). Pour Debord,
La dissolution de la logique est la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question; ce qui est incompatible ou, inversement, pourrait bien être complémentaire; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que du même coup, elle interdit. Un élève ainsi dressé se trouvera placé d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention a pu être complètement contraire à ce résultat. Il saura pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier: celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique, mais il emploiera sa syntaxe.
Michéa commente ainsi cette réflexion de Debord:
Il s’agit, notons le, d’une véritable révolution culturelle car comme le précise Guy Debord jusqu’à une période récente, « presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l’éclatante exception des crétins et des militants » .
En ce sens, on pourrait dire que la réforme scolaire idéale, du point de vue capitaliste, est donc celle qui réussirait le plus vite possible à transformer chaque lycéen et chaque étudiant en un crétin militant.
Une histoire vraie, une histoire fausse.
Du point de vue de l’application de ces éclatants principes à l’enseignement de l’histoire, comme tant d’autres disciplines , les lettres, la philosophie, les mathématiques, trois étapes sont mises en place en concomitance: destruction des enseignants, dislocation du savoir enseigné afin de lui retirer toute cohérence, toute logique, et ainsi le rendre incompréhensible, remplacement de l’histoire et de la géographie par des matières et des exercices parasites (ECJS, Education Civique Juridique et Sociale, TPE, travaux Personnels Encadrés). Nous ne nous étendrons pas sur la première phase outre mesure . Signalons simplement le rôle joué dans le processus par les antennes locales du Ministère de la propagande que sont les IUFM. Cet instrument de formatage créé par Jospin en 1989 a été entièrement livré aux délires des pédagogues des Sciences de l’Education et aux didacticiens. Les méthodes y sont généralement autoritaires et le bourrage de crâne ronflant et creux, systématique ou presque. De l’avis des étudiants eux-mêmes, ils y perdent leur temps et n’y apprennent rien. L’intitulé de certaines séquences laisse rêveur: « la mobilité oculaire chez l’apprenant », « le circuit oeil-cordes vocales-ouïe dans la lecture subvocalisée ». De fait, en philosophie et en histoire surtout, les IUFM sont au bord de l’explosion du fait de la résistance des stagiaires. Comme l’écrit Liliane Lurçat:
Les IUFM sont une entreprise redoutablement efficace, ils permettent de détruire la formation universitaire des futurs professeurs de différentes disciplines .
L’histoire pose problème à l’alliance libérale-libertaire, ce fondement idéologique de la gauche plurielle actuelle. Elle repose en effet sur la connaissance la plus rigoureuse possible du passé qui débouche sur la réflexion et l’analyse, la distance et la relativisation des événements collectifs, si bien qu’il est difficile de croire, pour un historien ou un étudiant en histoire que nous sommes enfin arrivés à l’aube de temps nouveaux ou dans un troisième millénaire tellement original qu’il rompt avec le cours de l’histoire humaine dans ses composantes « traditionnelles ».
Nous aimerions reproduire ici une très belle citation du grand assyriologue Jean Bottero . IL en vient à opposer plusieurs conceptions de l’utile. la première est celle
Dont le Moyen-Age avait son plus noble et grandiose idéal. Comme Platon, Aristote et saint Thomas, il mettait, lui aussi, la dignité et la grandeur de l’homme avant tout dans la poursuite et l’accomplissement de son appétit de savoir et de comprendre; et il pensait que, comme nousa vons chacun notre tête, pour voir, percevoir, penser et préparer et diriger ainsi, justement, l’activité de notre bouche, de nos bras et de nos jambes, toute société véritablement humaine, et digne de ce nom, doit avoir sa fonction de connaissance, pénétration, d’intelligence et d’information, qui ne laisse rien hors de son champ de vision, de recherche et d’étude[…].
Mais ajoute-t-il plus loin
Il s’est levé depuis quelque temps dans notre pays, propulsé par je ne sais quels démons sulfureux – et sans doute, hélas, en accord avec le propre régime de vie dans lequel nous avons pris nos habitudes -, un terrible ouragan de subversion, qui cherche sans le dire, à renverser la traditionnelle hiérarchie de nos valeurs, à écarter tout ce que nous mettions en avant de désintéressé, d’accueillant et d’ouvert au monde, aux choses et aux autres, d’appliqué à nous dilater l’esprit et le cœur, pour remplacer par l’unique motivation, brutale, arithmétique et inhumaine du profit: seul doit compter, seul doit être considéré et préservé dorénavant, ce qui rapporte; la véritable connaissance idéale ne sera plus que celle des taux d’intérêt et des lois de la finance; et les seules sciences à encourager, celles qui nous apprennent à exploiter la terre et les hommes. A part quoi tout est inutile. Voilà donc une bien autre notion de l’utile et de l’inutile, opposé par diamètre à celle dont j’étais parti. Prise au pied de la lettre, elle ramène l’homme , en fin de compte, au déprimant état de morne mécanique à digérer et à calculer. Mais si elle contredit tout ce que je viens de vous expliquer, elle en laisse intact le principe foncier et formel: tout ce qui est utile est servile. Nous disons seulement dans la nouvelle perspective que tout ce qui est utile au profit, est donc asservi au profit. Et me voilà, par là, ramené, très obliquement, à ma première vision naïve des choses, que j’ai corrigé quelque peu certes, comme je vous l’ai conté, mais que je ne me suis jamais décidé à abandonner. J’accepte donc le verdict de nos nouveaux porte-flambeaux, et je vous exhorte à l’accepter avec moi. Oui, l’Université des sciences, comme telle, est inutile – au profit! OUI, la philosophie est inutile; l’anthropologie est inutile; l’archéologie, la philologie et l’histoire sont inutiles; l’orientalisme et l’assyriologie sont inutiles, complètement inutiles! Voilà pourquoi nous y tenons tant.
IL n’y a rien à ajouter à ce superbe manifeste qui devrait redonner courage et enthousiasme à tous ceux dont l’amour de leur discipline les fait régulièrement traiter de passéistes et de ringards par des modernistes auto-proclamés.
L’idéologie de « l’utile au profit » s’en prend donc à l’histoire, mais, comme, de par définition, l’histoire se préoccupe du passé, il est particulièrement difficile pour les décideurs de faire disparaître l’histoire comme discipline, tant le cadre ainsi fourni est un des minima d’enseignement dont l’opinion publique a besoin pour ne pas s’apercevoir trop brutalement que l’instruction a été purement et simplement assassinée. D’où de touchantes professions de foi comme celles que l’on trouve dans le livre blanc de la Commission Européenne de 1995, Enseigner et apprendre, vers une société cognitive , publié sous la direction d’Edith Cresson, Commissaire européen à la formation. Or, curieusement, ce rapport, soumission totale et enthousiaste aux thèses du patronat, conserve un passage à l’utilité de la culture historique »
essentielle à la fois pour l’appropriation par chacun de ses racines, le développement du sens d’appartenance collective et la compréhension des autres. Il est au contraire très révélateur que tous les régimes autoritaires et dictatoriaux se soient signalés par l’appauvrissement et la falsification de l’enseignement historique. L’amnésie historique se paye socialement par la perte de références et de points de repères communs. Il n’est pas étonnant que faute de connaissance de l’histoire de la civilisation européenne, des expressions telles que la « traversée du désert », « un chemin de croix », « Eurêka », le « jugement de Salomon », ou la « tour de Babel », tendent à se perdre.
Or ce passage, apparemment très bien intentionné au début, en dépit d’une formulation influencée par le discours pieux qui s’est immiscé subtilement dans le discours pédagogico-social et politique ( la compréhension des autres), ainsi que par le discours à connotation nationaliste (il faut bien concéder, à l’heure mondiale et européenne de la délocalisation, des rêves communautaires de « terre-mère » et d’origine), ce passage donc se clôt par des perspectives étonnantes qui, sous couvert de désapprobation de l’amnésie historique des régimes totalitaires, donne une image non innocente de la civilisation européenne (l’Europe gréco-biblique) et distrait le lecteur confiant et rassuré d’aller voir sur le terrain et dans les faits ce qu’il en est exactement de l’enseignement de l’histoire dans nos écoles. Reportons-nous, à titre d’illustration, à un livre scolaire de 4ème d’histoire-géographie , qui , justement, a l’Europe au programme: dans le chapitre de présentation de l’Europe, on trouve un dossier intitulé « Une civilisation européenne? » Les titres donnés par le manuel aux différents textes proposés sont révélateurs: « Des héritages culturels communs », « Le respect des droits de l’homme », « Le christianisme, religion d’Europe? ». Le premier texte, de Paul Valéry, extrait de Variétés, et datant de 1924, manifeste un européocentrisme délirant qui fait la louange de l’Empire romain (« Rome est le modèle actuel de la puissance organisée et stable »), du christianisme, de la Grèce. En outre, sa conclusion fait preuve d’une absurdité historique totalement indigne de figurer dans un livre sérieux: « Il y eut des arts de tous les pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe ». On voit mal comment des enfants de 4ème , qui ont entre 13 et 14 ans, pourront estimer seuls ce qu’il faut critiquer dans ce passage présenté sans mise en perspective, sans questions…Le choix apparemment anodin d’une telle ânerie ne peut signifier qu’une chose: la vérité ne compte pas, seule importe l’idéologie, et tant pis si les élèves, l’année précédente, ont appris la civilisation arabe médiévale et ses avancées remarquables dans le domaine scientifique. De toute façon, non seulement la logique n’est plus primordiale mais elle doit être sévèrement combattue jusqu’à sa dissolution totale dont parlait Guy Debord.
Ceci se confirme lorsqu’on analyse attentivement les propos de Dominique Borne , tenus au journal Le débat, en 2000. Inspecteur général de L’Education Nationale, depuis 1988, donc depuis le ministère Jospin, il a joué un rôle essentiel dans l’élaboration des programmes d’histoire-géographie, à partir de 1992. Rappelons qu’auparavant (entre 88 et 92), c’est Philippe Joutard qui avait été chargé par Lionel Jospin d’une mission spécifique sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie, ce même Joutard qui est l’auteur du rapport commandé en 2000 par Jack Lang, et qui, inspirant la réforme du collège de 2001 , assassine cette fois-ci totalement l’enseignement secondaire Dans cet entretien donc, avec Philippe Borne, entre deux remarques pleines de justesse (« il est désormais indispensable de se méfier d’un « sens de l’histoire » qui permettrait d’expliquer la globalité de son déroulement, il est d’autant plus important de rechercher du sens aux événements historiques ») et de basses flatteries adressées aux enseignants (« j’admire leur courage moral et civique »), l’Inspecteur général lâche des remarques proprement stupéfiantes. La pire est sans doute qu' »il faut combattre le mythe de la continuité historique ». Première nouvelle: la continuité historique est donc un mythe. Nous qui croyions jusque là que 2000 précédait 2001 et le matin l’après-midi dans une journée, nous qui croyions que l’histoire était continue par définition (consultez vos dictionnaires étymologiques et ils vous parlerons de récit, d’enquête, où la structure est continue), on nous aurait donc menti? Soyons sérieux: l’histoire est à la fois (et ce sont les dictionnaires qui l’affirment à moins qu’il faille suspecter la crédibilité des dictionnaires depuis leur apparition) la science de la connaissance historique et par extension la suite des évènements vus rétrospectivement.
Nier la « continuité historique », n’est pas seulement une maladresse ou une idiotie, c’est une prise de position qui revient à nier l’histoire, à nier que l’histoire a du sens en tant que tel. Profitant de l’amalgame possible entre « sens » (direction, orientation) et sens (signification) préalablement dénoncé à juste titre quand il s’agit de privilégier un seul sens , on met en place le nouveau programme (de 1997) sur la base de cette idée, et on comprend alors l’existence de certaines absurdités qui en découle, et surtout l’absence totale de logique et de bon sens. Reprenons la piteuse tentative de justification de Dominique Borne: »
les programmes sont toujours construits de façon à tenter de modifier les pratiques de l’enseignant. Il faut décrypter.
Quelle magnifique aveu! Non seulement les programmes ne sont pas conçus pour mais contre les enseignants, mais encore ils sont faits pour être décryptés, on n’ose imaginer ce qu’en tireront les élèves! Le but est bien là: rendre l’histoire incompréhensible, illogique, absurde, c’est au fond la rendre irréelle, impalpable, et la faire disparaître. Juste après la phrase préalablement citée, on trouve »
un exemple: le programme de sixième commence au néolithique. Beaucoup d’enseignants ont regretté l’abandon du paléolithique. La raison en est simple: la pierre taillée passionne tellement que les élèves y ont droit tous les ans dans le primaire. Fallait-il recommencer encore une fois en sixième? Pour le paléolithique, nous avons retenu l’agriculture et l’écriture en insistant sur l’écriture.
D’une part, ce magnifique exemple de « décryptage » du programme de va pas de soi d’autant que ce qui s’apprend (la forme et le fond) au primaire n’est pas identique, loin s’en faut, de ce qui s’enseigne au collège, d’autre part on en arrive ainsi à inculquer aux élèves de 6ème l’idée que l’homme n’est pas apparu: il était là, il écrivait et il cultivait . Qu’en est -il de la logique? Sous prétexte qu’il y eut effectivement des changements et des ruptures sur certains plans entre les âges, et sous prétexte que les manuels scolaires accentuaient autrefois un autre mythe de la linéarité et de la succession marquée des choses et des événements, on casse le principe (et la réalité) de la continuité historique, pour faire mieux passer en filigrane le mythe progressiste de l’atemporalité du « post-moderne », avec tout son cortège de la fragmentation, de l’émiettement, des liens secrets entre les choses, bref de tout ce qui caractérise le moderne, le nouveau, par essence discontinu dans ses formes car mouvant dans le temps et absolument nouveau pour prétendre faire du passé et de l’histoire, science du passé, table rase (voir plus loin). Toujours dans le même entretien, Dominique Borne continue à s’en prendre à la chronologie tout en s’en défendant:
Aucune enquête ne prouve que les élèves autrefois maîtrisaient mieux la chronologie qu’aujourd’hui. […] La continuité est une illusion, et une illusion que l’on peut épargner aux enfants. Il faut donc leur épargner les frises chronologiques. La frise entraîne d’abord la confusion entre l’espace et le temps. Ensuite, la frise est forcément téléologique, les évènements s’engendrant les uns les autres.
Passons sur le mépris des élèves qui transparaît ici dans la mesure où ils sont considérés comme passablement abrutis (but recherché), d’être susceptibles de confondre l’espace et le temps sur la base d’une simple représentation symbolique du temps dans l’espace à deux dimensions: c’est là leur dénier la possibilité de comprendre la symbolique de tout schéma, toute carte, tout diagramme, toute géométrie mathématique dans l’espace. Il faut être clair: n’importe quel enseignant d’histoire sérieux sait que la frise chronologique est un outil qui a fait ses preuves et qui est particulièrement adapté à la mise en palce d’une structure de pensée historique. Vouloir la détruire, c’est réduire la possibilité pour les élèves d’acquérir des repères, c’est mettre à mal la structuration de leur pensée.
La destruction est particulièrement poussée au collège notamment au niveau de la 3ème. Ainsi, les programmes d’histoire et de géographie ne sont plus séparés et font l’objet d’un seul livre. Mais, contrairement à la classe d 4ème où chacune occupe une partie bien différenciée d’un même ouvrage, en 3ème, il n’ y a plus de distinction entre les deux disciplines. On passe directement de la seconde guerre mondiale (chapitre 4) à l’élaboration et l’organisation du monde d’aujourd’hui, partie qui comprend un peu d’histoire de beaucoup de géographie. Puis, après un long chapitre sur les inégalités, échanges et urbanisation (chap.6), on se trouve tout d’un coup en 1947, pour un chapitre intitulé « de la guerre froide au monde d’aujourd’hui ». le résultat est simple: les élèves n’y comprennent plus rien, ne font plus la distinction entre ce qui est actuel et ce qui date d’ il y a 50 ans, entre l’histoire et la géographie. On réussit le tour de force de donner un caractère irréel et abstrait à l’histoire. IL ne faut pas oublier que beaucoup d’élèves au collège et même au lycée ont du mal à admettre sans difficulté qu’on n’enseigne pas l’histoire de manière strictement chronologique. La chronologie est structurante et contrairement à ce qu’affirme Mr Dominique Borne, une certaine continuité historique est nécessaire. Rajouter à la confusion des programmes, c’est vouloir sciemment la perte de tout sens de l’histoire chez les élèves. Ce n’est pas en leur faisant apprendre quelques grands repères chronologiques pour le brevet, que les choses vont changer. En effet, ces fameux repères sont ôtés de leur contexte et bombardés à la fin du livre de 3ème. Les élèves doivent donc apprendre, en plus du programme de l’année, des dates, noms et événements qu’ils sont censés avoir vus en 6ème, 5ème, et 4ème. Pour s’y retrouver, il faut un type de mémoire que n’a pas l’immense majorité des adolescents de 15 ans. Par « repère chronologique », il faut donc entendre exactement l’inverse. mais tout ceci ne s’arrête pas à mettre en place la destruction des individus, il y a aussi la volonté de promouvoir une culture du zapping, du flasch, de l’instantané, qui est celle de la télévision et d’une utilisation non raisonnée d’internet. On « clique » sur -3000 et on obtient la naissance de l’écriture. Le contexte quant à lui n’a de toute façon aucune importance.
Outre l’avantage de supprimer tout esprit critique, cette méthode permet d’habituer les élèves au futur que leur promettent les théoriciens du meilleur des mondes libéral, c’est à dire, la « formation tout au long de la vie » (ou « apprentissage à vie ») contrôlée bien entendu par les entreprises des nouvelles technologies de la communication. Cette formation serait accompagnée en Europe par une « carte personnelle des compétences » où seraient « portées les connaissances validées » et on se demande comment l’histoire, la philosophie, etc pourraient figurer sur cette carte quand on voit comment sont présentées et validées les compétences elles-mêmes , qui n’ont d’autre aptitude que celle de détruire le savoir. La philosophie de ce projet est clairement analysée par N.Hirtt et G. de Sélys (Tableau noir, op. cit. p.92 ):
Aujourd’hui les patrons estiment que les connaissances que doivent posséder leurs travailleurs, pour leur être utiles, ont une « durée de vie » de plus en plus courte. […] ce ne sont, bien sûr, que les connaissances dont nous devons disposer pour travailler dans leurs usines et augmenter leurs profits. Pas les connaissances dont nous avons besoin, nous, pour mener notre vie. Ils veulent que nous passions notre vie à apprendre ce qui leur est utile […]. En outre, si nous devons leur payer notre apprentissage perpétuel, nous les enrichissons encore plus.
Cette conception de la connaissance annihile bien entendu la connaissance historique et bien d’autres disciplines. La disparition des diplômes, pour imparfaits soient-ils, est programmée, et c’est notre sémillant jack Lang, qui, tout sourire dehors, s’applique à la mettre en place, plus encore que tous ses prédécesseurs: mise en place dans les universités de l’ECTS (European credit transfert system), réforme des collèges, avec l’accent mis sur l’évaluation. Il s’agit là de la systématisation de l’utilisation (avec bilan au conseil d’administration qui n’a normalement jusqu’ici aucune compétence pédagogique) de ces cahiers d’évaluation présents de l’école primaire à la 2nde, divisés jusqu’à l’absurde en compétences et qui sont une insulte à l’intelligence des enseignants et des élèves.
Prenons un exemple: le professeur qui s’initie à cette évaluation doit d’abord lire à deux ou trois fois pour comprendre comment ça marche; ensuite, une fois familiarisé, il évaluera vite, bien trop vite (notons au passage qu’il ne s’agit plus de corriger, oh! l’affreux mot!). Si on appréhende un sujet posé comme « villes et campagnes proches en Toscane au XIVème siècle » , le test d’évaluation va fragmenter le sujet en items (sic) qui seront eux-mêmes décomposés en choix de réponses possibles, lesquelles réponses seront évaluées par un autre choix de chiffres dans des cases, qui seront entourées selon l’adéquation du code ainsi posé avec l’estimation du professeur ramenée à la portion congrue: c’est ainsi que le sujet posé plus haut deviendra, pour l’item 1 : A) « un découpage spatial sommaire de l’espace d’une fresque de Lorenzetti, avec le choix de quatre expressions pour chaque espace » (ville/campagne) données préalablement à l’élève (niveau école primaire sous une apparente complexité), B) une évaluation faite par le professeur selon uncode chiffré (1: réponse attendue, 2: réponse partielle, 3: réponse admise, 4: erreur intéressante, 9: réponse fausse, 0: pas de réponse). Imaginons un instant que l’élève « déplace » pour une raison ou une autre l’une des expressions apte à décrire l’un des deux espaces de la fresque (description imposée par ailleurs critiquable) et qu’il mette « dessin précis » dans le carré relatif à la partie de l’espace « campagne » (alors que l’expression « dessin flou » désigne la campagne!), comment le professeur va-t-il utiliser le code? Dans ce cas précis, est-ce une réponse fausse pour autant (précisons que le professeur, pour les items, se voit imposé une petite partie du code seulement, sélection du code qui varie d’un item à l’autre)? Idem pour l’item 2 qui demande de « nommer l’élément du paysage urbain [de la fresque] qui sépare la ville de la campagne »: si l’élève marque qu’un « mur » sépare la ville de la campagne (alors que le terme « attendu » est « rempart, fortification, muraille »), on ne peut pour autant dire que le code 3 (réponse admise) ou le code 2 (réponse attendue) s’appliquent, dans la mesure où l’on ne peut faire la différence de la spécificité de la réponse entre ces deux codes, hormis en se procurant les explications du cahier d’évaluation à l’usage des professeurs (lesquelles ne sont évidemment pas prises en compte par l’ordinateur et les résultats finaux). Par conséquent cette « maîtrise insuffisante d’un vocabulaire spécifique » ne passera pas de la copie de l’élève à l’évaluation de ses « compétences » (dans notre cas, « appréhender l’espace »), et, en outre, la réponse « attendue » ne mentionne pas le terme technique précis qui est « courtine », alors que « mur » est aussi valide que « muraille »… de plus, la correspondance des items à des « compétences » est imposée et non réfléchie: toujours pour notre cas, pourquoi les items 1et 2 ne désigneraient-ils que « appréhender l’espace », alors qu’ils peuvent tout aussi bien renvoyer aux compétences « sélectionner », « classer », « mettre en relation », « appréhender le temps » (puisqu’il s’agit du Moyen Age) ?
Ce type d’évaluation, imposé pour les tests d’entrée en seconde, sera ensuite étendu à l’ensemble des exercices et autres tests censés rendre compte de la connaissance de l’élève et de son évolution. Il est donc prévu d’en faire la preuve absolue de ses capacités, de la maternelle à l’université, de l’enfance à l’âge de la retraite, puisque ces compétences seront prises en compte pour obtenir un emploi, et informatisées. On voit bien à quel point et comment ces évaluations disloquent les connaissances et imposent un certain type de « qualités » immédiatement convertibles en compétences « pratiques » utilisables par les entreprises (d’où les cartes informatisées prévues), et qu’elles participent ni plus ni moins d’une emprise totalitaire sur les individus et les sociétés, emprise liée, dans les projets des grands patrons, à la « formation du berceau au tombeau », réclamée par la Table Ronde des Industriels Européens, ce lobby qui influence la commission européenne et les gouvernements de l’Union européenne.
La fin de l’histoire
Un étudiant, un homme, qui a des connaissances en histoire, fera aisément le rapport de cette emprise totalitaire avec l’Italie mussolinienne, qui a, entre parenthèses, inventé l’expression et le ministère de l' »Education Nationale ». Il saura, par exemple, que la formule des industriels européens fait écho à celle de Mussolini: « Je prends l’homme au berceau et je ne l’abandonne qu’au moment de sa mort où je le rends au pape », il saura aussi que les diktats du fascisme (autre formule de Mussolini) comme « Obéissez parce que vous devez obéir », se répercutent jusque dans les injonctions de la « formation générale et commune » des IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) où l’on a entendu que « vous êtes fonctionnaires, vous devez obtempérer ou démissionner ». Faut-il rappeler encore que cette utilisation abusive du « devoir d’obéissance » des fonctionnaires a été utilisé comme justificatifs au zèle des Eichmann, des Barbie et autres Papon? Un élève n’aura d’ailleurs plus l’occasion d’entendre parler de Mussolini au collège, puisque, sous prétexte de rompre la continuité de l’histoire, on a supprimé du programme de 3ème l’étude du fascisme italien, ainsi que celle de la crise de 1929 (voir plus loin), savoirs historiques qui embarrassent sans doute les grands groupes et leurs serviteurs quand on leur rafraîchit la mémoire. Ces brefs rappels et échos sonores ne doivent pas toutefois faire accroire que nous identifions la situation actuelle à celle d’un « totalitarisme à l’ancienne », identification qui non seulement est fausse sur le plan historique, mais encore constitue le piège des amalgames et des extrapolations faciles dans lesquels sombre justement une majorité de personnes, manipulées par les amalgames du savoir simplifié et du discours limité des dominateurs. L’histoire est précise, rigoureuse, constamment réflexive. On observe seulement, dans l’illustration des formules présentées ci-dessus, qu’il y a une inspiration de type totalitaire qui sourd des comportements, des mentalités et des réflexes des actuels maîtres du monde, alors que le système qui se met en place aujourd’hui prend des formes nouvelles, formes jusqu’ alors inédites en puissance sur une aussi grande échelle et à tous les niveaux de notre existence, et qui, par là même, fortes de cette nouveauté, illusionnent davantage. Le « nouveau totalitarisme » , dans son rapport à l’histoire, n’impose pas un sens à l’histoire, voilà le subterfuge; il impose insidieusement une volatilisation du sens de l’histoire, un « au-delà » de l’histoire. Cette négation de l’histoire (et par conséquent la tentative d’en détruire l’enseignement et la discipline) ne contribue pas seulement à la dissolution de la logique évoquée plus haut , mais encore signifie l’adhésion à une idéologie qui est celle de la « fin de l’histoire », expression empruntée au titre du best-seller de 1992 (La fin de l’histoire et le dernier homme), du célèbre « prophète » néo-libéral Francis Fukuyama. Dans un article sur « La révolution des biotechnologies » , Fukuyama précise sa pensée en des termes qui font frémir:
La biotechnologie sera alors capable d’accomplir ce que les anciennes idéologies ont maladroitement tenté de réaliser: enfanter d’un nouveau genre humain […] Un jour, nous serons donc en possession d’une technique qui nous permettra d’engendrer des êtres humains moins violents […]. Aujourd’hui, les possibilités infinies des sciences modernes suggèrent que d’ici deux ou trois générations, nous disposeront des connaissances et des technologies nécessaires pour réussir là où les ingénieurs du social ont échoué. A ce stade, nous aurons définitivement mis un terme à l’histoire humaine car nous aurons aboli l’être humain en tant que tel. Alors, une nouvelle histoire post-humaine pourra commencer.
Saluons au passage l’expression « ingénieurs du social » que sont devenus aux yeux de ce « penseur » du néolibéralisme les acteurs de la lutte sociale contre les inégalités et les injustices, retenons que cette envolée délirante a des accents, encore une fois, qui modulent à nos oreilles les chants de victoire d’une Allemagne nazie et d’une Union soviétique stalinienne, lancées à la création d’un homme nouveau, idéal, abolissant le passé et se débarrassant des scories et des parasites de l’histoire humaine. Au fond, ce que l’on reproche à l’histoire, c’est son humanité, c’est qu’elle reconstitue une mémoire humaine pleine de bruits et de fureur, d’une grande violence, car l’histoire humaine est toujours, en dernier ressort, l’histoire des affrontements entre les humains qui dominent et ceux qui sont dominés; connaître cette histoire-là, c’est se donner des armes pour comprendre et lutter contre l’asservissement, les nouvelles formes de domination. Faire disparaître cette histoire-là, c’est effectivement tuer l’humain, l’asservir encore plus aux désirs de pouvoir d’une minorité qui profite du triomphe de la société capitaliste mondiale et globale. Dans un livre remarquable et stimulant , M. Hardt et A. Negri qualifient d' »empire » la forme actuelle de domination mondiale (en référence à l’Empire romain). Ils le caractérisent ainsi:
Le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité […] En d’autres termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un moment transitoire dans le flux de l’histoire, amis comme un régime sans frontières temporelles, donc, en ce sens, hors de l’histoire ou à la fin de celle-ci.
A lire ce passage, on voit à quel point la philosophie des programmes d’histoire depuis 1988, telle qu’elle est exprimée notamment par les propos de Dominique Borne dans Le Débat est parfois gagnée à cette idéologie de la fin de l’histoire, sous une apparence anodine, plutôt modérée et peut-être à l’insu des inspirateurs des programmes, tant est insidieuse et diffuse l’intrusion de cette idéologie libérale. Nous avons déjà insisté sur le sujet de la continuité historique et de la destruction de la chronologie. Autre passage révélateur:
Mettre l’accent sur la croissance, c’est vouloir dépasser les problématiques vieillies des « révolutions industrielles », c’est insister sur les évolutions de temps long, c’est montrer que les crises sont des accidents certes graves, amis qui n’ont interrompu que temporairement le phénomène majeur de la croissance.
Les propos reproduits ci-dessus ont des conséquences très graves. Si l’on insiste sur la croissance sans en donner une définition précise, on donne l’impression que ce phénomène forcément positif par essence, est inéluctable (la crise n’est qu’un « incident mineur ») et pour un peu éternel. « Dépasser les problématiques vieillies des « révolutions industrielles », c’est aussi faire l’impasse sur les mouvements sociaux qui les accompagnent. Enfin, présenter le nazisme sans parler auparavant ni du fascisme italien, ni de la crise de 29, c’est en faire un accident de l’histoire, apparu on ne sait trop comment et heureusement disparu à jamais. Quant à l’analyse de la crise économique mondiale des années 30, son analyse risquerait de faire fâcheusement apparaître les conséquences dévastatrices du libéralisme économique. On n’en parlera donc pas. Quant au reste des programmes, ils recèlent aussi des caractéristiques que l’on peut trouver contestables. Certes, il est bien évident qu’on ne peut tout enseigner, qu’il faut faire des choix mais peut-on pour autant, comme le fait le programme de seconde, procéder par bonds successifs, sans liens entre eux? Sous prétexte d’introduire au lycée un peu d’Antiquité, de Moyen Age et d’époque moderne, on traite à fond quelques sujets (le citoyen dans l’Empire romain, le christianisme, la Méditerranée au XIIème siècle, l’Humanisme…) et on laisse de côté tout le reste qui n’est pas même évoqué. Il aurait fallu réinsérer tout cela dans une évolution générale, une chronologie. Ce programme n’est pas censé être fait pour des historiens mais pour des élèves de début de lycée. De fait, l’isolement chronologique et l’extrême spécialisation des sujets montre qu’on est plus près de la propagande que de l’histoire. Ainsi, pourquoi traiter du citoyen dans l’Empire romain au IIème siècle et non dans la République romaine? L’Empire est en effet le modèle d’une société globale à l’intérieur de laquelle déjà un idéal de « fin de l’histoire » se mettait en place (on appelait cela la « paix romaine ») dans lequel les citoyens participaient à la vie publique sur le plan local mais ne pouvaient en rien influencer le sommet de l’Empire et où un prototype d’abrutissement médiatique était déjà présent. Citer Tacite comme le font Hardt et Negri en parallèle avec la situation actuelle est très éclairant. L’historien latin écrivait: « ils massacrent et ils appellent cela « la pacification de l’Empire » ». Aujourd’hui, dans le monde de la fin de l’histoire, les guerres menées par l’Empire le sont toujours au nom du maintien de la paix, « une paix perpétuelle et universelle, en dehors de l’histoire » . On comprend au fond la fascination de nos dirigeants pour l’Empire à la fois par adhésion enthousiaste au « nouvel ordre mondial » (quelle utopie évidente et dangereuse!) et aussi par identification avec une vieille tradition d’autoritarisme à la française. Comme l’explique très justement Jean-Claude Milner:
A bien considérer les choses, le degré de précarité des libertés formelles est proprement incroyable en France. On l’a vu avec Vichy qui, sur ce point comme sur d’autres, a mis au jour un secret jusque là bien gardé. La morale de l’histoire est en effet la suivante: le peu de différence réelle entre la IIIème République, Démocratie parlementaire, et l’Etat français du Maréchal Pétain. Et il est une autre morale: les « réformes » de Vichy sont peu étrangères à l’imaginaire politique français; si peu en fait que beaucoup d’entre elles ne font qu’annoncer des « réformes » ultérieures décidées aussi bien par la IVème République que par la Vème République gaulliste ou centriste ou socialiste.
Or, rajoute l’auteur, en France, contrairement à d’autres pays comme l’Angleterre ou les Pays Bas, la limite à l’exercice illimité et incontrôlé des pouvoirs ne s’appuie pas sur un texte ou un concept particulier (l’habeas corpus en Angleterre, la Tolérance aux Pays bas) , mais sur
Une multiplicité d’évènements historiques, de dates, de noms, de concepts auxquels on n’a accès que par le savoir. C’est parce qu’il a appris des choses sur la Révolution Française, sur Voltaire et sur Victor Hugo; c’est parce qu’il sait que la philosophie existe, et enseigne – par Platon ou Descartes, ou Rousseau, ou Kant, ou d’autres – que les commandements du pouvoir sont parfois résistibles; c’est par ces savoirs historiques, littéraires ou conceptuels que l’individu est amené à supposer qu’il y a une limite. C’est par ces mêmes savoirs que le potentat peut être persuadé de suspendre son geste.
Comme le dit Milner, le garant des libertés dans l’imaginaire français est fait de savoirs que nul ne détient s’ils ne lui ont pas été enseignés et que seul celui qui sait peut enseigner. Ces lignes, écrites en 1984, sont toujours d’une actualité brûlante.
Faisons des histoires
Non, la destruction des savoirs n’est pas le fait d’une sottise ou d’une maladresse, c’est un acte d’oppression au sens le plus fort du terme. Enseigner l’histoire, la littérature, la philosophie, est plus que jamais un acte de résistance. Oui, il faut résister à la destruction du langage, à la mise à sac des concepts les plus fondamentaux. Prenons par exemple le mot « citoyen ». Ce terme qui désigne simplement le ressortissant d’un Etat (où le droit de vote est garanti) est aussi par la référence à la Révolution française, une de ces multiples références dont parle Milner. Or, depuis quelques années, ce mot est devenu à tel point envahissant qu’il en a perdu tout sens. On a même inventé de toutes pièces un adjectif « citoyen » alors qu’il existait déjà « civil » et « civique ». Comme le fait très justement remarquer J.C. Michéa
Quand la classe dominante prend la peine d’inventer un mot (« citoyen employé comme adjectif) et d’imposer son usage alors même qu’il existe, dans le langage courant, un terme parfaitement synonyme et dont le sens est tout à fait claire, quiconque a lu Orwell (1984) comprend immédiatement que le mot devra dans la pratique signifier l’exact contraire du précédent.
En somme, qu’est-ce qu’un citoyen pour nos classe dirigeantes? Qu’est ce que cette « éducation à la citoyenneté » (concept totalement idiot d’ailleurs car la citoyenneté est un état de fait) dont on voudrait par force faire le but essentiel de l’école? Un extrait d’une formation donnée en IUFM illustrera une fois encore ce propos
Les objectifs d’un enseignant en Lettres par exemple ne sont plus d’enseigner la littérature: si les élèves peuvent lire un contrat de travail et décrypter une publicité, vous devez vous en satisfaire. D’ailleurs les programmes le montrent: il y a une ligne sur « transmettre les connaissances » et douze lignes sur « former un citoyen ». Ainsi, si plus tard un élève se retrouve devant une commission de surendettement parce qu’il n’a pas su gérer son argent, ce sera de votre responsabilité. Si un élève plus tard vote Le Pen, ce sera de votre responsabilité.
On reste confondu devant tant de bêtise, mais on se garde bien d’en rire car elle se fonde sur l’ignorance et la propagande dans laquelle on forme les futurs « maîtres », par des « maîtres » tout aussi convaincus de la valeur de la doctrine commune. Une connaissance en histoire précise sur le terme de « citoyen » eût été de nature à éviter et à contrecarrer ces dérives. Le portrait du futur citoyen est très clair: c’est un consommateur (il est sensible à la publicité) qui gère son argent, ce qu’il a appris à l’école, qui est endetté mais pas trop (il faut qu’il puisse consommer) , il a un contrat de travail (probablement à durée déterminée car il faut rester en mouvement et « apprendre tout au long de la vie » les métiers les moins qualifiés possible), et il se tien tranquille (il ne vote pas Le Pen). La devise du « citoyen » formé par l’Education Nationale, à la place de l’élève ou de l’étudiant en histoire, est : « obéis, consomme et tais-toi ». Pour reprendre le titre de Thoreau (La désobéissance civile), la désobéissance est civile, mais l’obéissance est citoyenne. IL faut le redire haut et fort: non, l’école n’est pas faite pour former des citoyens (encore moins des Français ), mais pour instruire et aider ainsi à la formation d’hommes libres car le savoir libère. Il faut donc continuer à libérer,k c’est à dire à continuer à enseigner malgré tout l’histoire, la littérature, la philosophie etc. Mais il faut aussi nos disciplines déléments parasites qui les étouffent et peuvent les détruire. Je veux ici parler bien entendu des TPE (Travaux Personnels Encadrés) en lycée, des Itinéraires de découverte (quel nom charmant! A quand « les Promenades de Santé Bucolique »?) en collège et l’ECJS (Education Civique, Juridique, et Sociale), en lycée également. Les TPE mettent en place l’interdisciplinarité: un professeur surveille l’autre et peut ainsi le dénoncer s’il lui prenait l’envie de continuer à enseigner; tous deux encadrent les élèves (ils leur montrent comment allumer un ordinateur, se brancher sur internet et faire des photocopies) qui font des travaux personnels (au choix, une construction de type « fête des mères » ou un exposé trouvé tout fait sur internet). Les professeurs s’ennuient avec les élèves, tout le monde trouve ça ridicule en aparté, dans la salle des professeurs ou en récréation, mais le Ministère est content. C’est moins drôle quand on sait que les TPE prennent des heures de cours aux disciplines. N’ayons pas peur des mots: c’est du vol. le savoir historique est un bien auquel a droit tout enfant et adolescent quel qu’il soit. L’en priver de la sorte est criminel. C’est une discrimination infâme car chacun sait que les couches les plus favorisées auront toujours les moyens rattraper cette perte. Il est de salubrité publique de mettre fin aux TPE en obligeant le Ministère à les supprimer et en attendant, en refusant de jouer le jeu, c’est à dire en utilisant les heures de TPE pour des cours normaux.
Quant à l’ECJS, la réalité n’a bien entendu rien à voir avec l’intitulé. des questions très générales (« sujets de société ») sont proposés aux élèves qui se mettent par groupes et vont se documenter (où ils peuvent c’est à dire souvent sur Internet) pendant plusieurs semaines. Le professeur comme pour les TPE ne joue qu’un rôle d’animateur ou de surveillant. Le but final est d’organiser en classe un débat sur le sujet choisi. La salle est organisée comme un plateau télé avec un modérateur (« le professeur ou quelqu’un d’autre », disent les textes mais qui?) et les élèves exposent leurs arguments et débattent avant que le professeur ne revienne sur le sujet pour faire un bilan. Bien entendu, les élèves n’ont pas reçu de cours, ils n’ont pas été instruits sur le sujet qu’ils traitent. Ce qu’ils expriment est donc forcément leur opinion, car ils n’ont pas de possibilité d’analyse. Il s’agit d’une véritable « délaruisation » de l’enseignement. Le modèle idéal proposé pour l’école est donc clairement le plateau de télévision. Or là aussi, cette insanité se voit attribuer des heures et des moyens pris à d’autres disciplines, notamment l’histoire-géographie. Une fois de plus nous le disons clairement, c’est du vol. Il faut se réapproprier les heures ainsi dérobées, refuser la transformation des classes en lieux de pseudo-débats où s’expriment pêle-mêle opinions, fantasmes et autres soi-disant « expressions libres ». Au contraire, traitons vraiment les sujets prévus en ECJS qui peuvent être intéressants et vraiment formateurs pour de futurs débats de fond, s’ils sont présentés de manière structurée et approfondie. Des débats, des questions-réponses surgissent toujours à un moment donné du cours, et cela ne date pas d’aujourd’hui; il fallait l’arrivée de la gauche au pouvoir pour faire croire que les cours dits « classiques » en histoire étaient des cours magistraux qui élimineraient toute discussion dans la classe, tout exposé, tout débat, alimentés par un savoir et une réflexion. Le refus pur et simple de ces innovations pédagogiques, l’exigence de groupes réduits (15 par classe), le temps (heures pleines et nombre d’heures raisonnable), le rapport enseignant-élève établi sur la confiance en un savoir aimé pour ce qu’il libère de l’homme, voilà de quoi lutter contre la violence de l’ignorance scolaire qui est faite à l’encontre des professeurs et des élèves, et non pas, comme on veut bien nous le faire croire, engendrée par l’école, au détriment des enfants et des adultes qui devraient y travailler tous en sécurité, protégés des violences sociales surgies et alimentées à l’extérieur, pour la gratuité de l’otium, « loisir » de savoir qu’est et devrait rester l’école .
Cette école maintiendra les examens comme le Baccalaureat qui sera revalorisé étant donné les coups que reçoivent les examens en général (lesquels, dans les projets de réforme, seraient à terme remplacés par la carte des compétences). Pour prendre l’exemple de l’épreuve d’histoire-géographie au bac telle qu’elle a été modifiée en 1998, il s’agit à l’évidence d’une « mise à mort », « une funeste plaisanterie », comme l’écrivent, indignés, un groupe de professeurs du lycée Jules Ferry à Coulommiers . La dissertation a été remplacée par une « composition » (aux critères aussi flous dans leur formulation sinon pires que la dissertation), mais l’Inspection Générale d’Histoire-géographie a précisé en 1999 que la « composition à connotation moins rhétorique ou scolastique que l’ancienne dissertation (sic) suppose simplement un devoir organisé ». Aucune exigence donc de réflexion, de rigueur et d’organisation de la pensée ni même d’ailleurs celle de traiter le sujet…Une autre épreuve a aussi v le jour censée remplacer le commentaire de document. Il s’agit désormais, à partir de plusieurs documents , d’en classer les informations et de les regrouper par thèmes dans un tableau , et enfin d’en faire une synthèse d’environ 300 mots. Plusieurs remarques: la limitation en nombre de mots d’une synthèse au niveau du bac est une grave erreur et fait passer le formalisme étroit avant l’analyse. Ce type d’exercice peut se justifier comme brouillon mais certainement pas comme devoir définitif. Il s’agit en fait désormais de l’endroit privilégié pour le bourrage de crâne idéologique d’autant plus facile qu’aucune correction ne vient après le baccalauréat mettre en perspective le contenu des documents. Nous citerons ici deux exemples pour bien montrer que nous ne sommes hélas pas victimes d’une crise aigüe de paranoïa. Un sujet proposé ne juin 1999 &tait intitulé « Comment est organisé l’espace économique mondial? » Parmi les 5 documents, un texte présentait la prospérité de multinationales originaires des nouveaux pays industrialisés. Très logiquement, la plupart des copies ont parlé des « bienfaits » des multinationales et des délocalisations pour l’économie es pays du Tiers Monde. La même année, un autre sujet s’intitulait: « Vers une mondialisation des cultures? » Sur 5 documents, deux textes étaient proposés. Le premier pose de sérieux problèmes. Il s’agit en effet d’un extrait du Choc des civilisations de Samuel P. Huntington. L’auteur, universitaire américain et ancien conseiller de Jimmy Carter (encore un!), y défend la thèse d’un affrontement entre une civilisation occidentale et des civilisations non occidentales qui la repoussent. Ce schéma appliqué au monde actuel permet de faire l’impasse sur la mondialisation capitaliste et ses ravages et justifie n’importe quelle intervention militaire américaine, comme la défense de la civilisation contre la barbarie. ON perçoit à la lumière des événements récents que ce livre n’est pas œuvre d’historien mais d’idéologue. Selon les moments, il remplace La fin de l’histoire sur la table de chevet des conseillers du président des Etats-Unis. Quelques extraits proposés au bac vont nous éclairer:
L’essence de la civilisation occidentale, c’est le droit, pas le McDo. […] Quelque part au Moyen Orient, une demi-douzaine de jeunes gens peuvent bien porter de jeans, boire du coca-cola, écouter du rap et cependant faire sauter un avion de ligne américain.
Ce passage est la preuve de la manipulation idéologique que pratique ce texte, mais bien évidement son analyse, surtout noyée sous des obligations formelles, est complètement hors de portée des élèves.
En plus, dans le texte suivant, on trouve:
Juste à l’extérieur de Bombay, à proximité de villages encore immergés dans la pauvreté, où, de notoriété publique, on pratique l’infanticide quand les nouveaux-nés ont le malheur d’être des filles non désirées, on trouve une ville nouvelle…
Puisqu’on demande aux élèves de classer par thèmes dans un tableau les informations essentielles, on va retrouver dans leur classement d’un côté les occidentaux caractérisés par le droit, et de l’autre, les Orientaux (Indiens et Moyen-Orientaux) dont les activités essentielles sont l’infanticide des petites filles et la destruction en vol des avions de ligne américains. Rien, bien sûr sur l’influence pernicieuse et galopante des valeurs de la civilisation occidentale que sont les modes alimentaires, urbaines et culturelles véhiculées par les multinationales, la technologie et les médias. Il est inutile de s’indigner face à l’éventuelle sottise des élèves; ils n’écrivent que ce qu’on leur enjoint insidieusement d’écrire. Ils doivent bien comprendre en effet que face à la barbarie des non-Occidentaux, Coca et McDo sont bien innocents.Quant à la correction, elle n’a de toute façon aucune importance, puisque d’après l’Inspection Générale, l’épreuve d’Histoire -Géographie dans son ensemble n’est plus une épreuve qui exige connaissances, rigueur, réflexion, mais elle doit seulement « permettre aux candidats capables de donner quelques clés d’explication du monde contemporain, sans érudition particulière, d’accumuler les points nécessaires et/ ou à l’obtention de mention ». On a vu plus haut quelles étaient les clés en question. Le bac n’est donc plus que l’endroit où l’on vérifie que l’élève-consommateur possède bien sa vulgate de la pensée unique néo-libérale.
Pour terminer, on peut simplement poser la question, face à cette esquisse certes limitée de l’enseignement de l’histoire: Que faire? Tout d’abord, il faut bien se dire qu’on peut encore faire quelque chose. L’école en France n’es tpas complètement détruite. Il n’es tpas trop tard pour réagir (il n’est jamais trop tard d’ailleurs, les lois se font et se défont). Nous avons indiqué plus haut de nombreux ouvrages qui peuvent informer utilement sur la situation et aussi des actions à mener contrètement dans les établissements scolaires. IL faut surtout réhabiliter de concept de « désobéissance civile » (et pas « citoyenne »!), pour des raisons morales, intellectuelles et politiques, au sens plein du terme. Il faut se réapproprier le langage,
Ne plus accepter sans réagir les discours qui dissolvent les réalités et les contradictions dans un verbiage tournoyant, le jargon faussement savant et moderniste qui masque l’inconsistance du propos .
Ceci pour l’histoire, pour toutes les disciplines.
Mais surtout, il faut résister, comme le disent Nico Hirtt et Gérard de Sélys:
Les riches préparent un projet barbare. Détruire l’enseignement public, instruire eux-mêmes ceux dont ils ont besoin et décérébrer le reste de l’humanité.[…] Il faut s’insurger. Il faut y opposer une véritable insurrection. Nous devons nous informer, réfléchir, discuter, nous unir, nous organiser, rallier ceux qui pourraient se croire à l’abri ou ne pas se sentir directement concernés. Femmes et hommes, jeunes et vieux, sur la terre entière. Dans les universités, les écoles, les usines et les bureaux. Ils ne se laisseront pas faire. Ils chargeront leurs gouvernements de nous calmer, de nous séduire, de nous tromper par d’habituels mensonges. Ils nous enverront leurs polices, leurs armées. Nous devons résister, et un jour, les chasser .