N’est-il pas curieux que ce soient les pouvoirs -directions d’écoles, pouvoirs organisateurs, réseaux et ministres- qui poussent les jeunes, leurs parents et les enseignants à la participation ? D’où vient cette vague ? Quelle lame de fond peut-elle bien cacher ?
Les conseils d’élèves avaient connu une première période faste dans l’immédiat après-mai 68, puis s’étaient éteints, à quelques rares exceptions près. Leur résurgence date de la fin des années 80 et du début des années 90.
Que s’est-il passé pour provoquer ce retour en force des thèmes de la participation, de la citoyenneté et de la démocratie dans les écoles ?
Nous pouvons avancer deux explications.
Des raisons légitimes
Un. Le tournant des années 80/90 a vu l’extrême droite renaître de ses cendres de manière spectaculaire. Réveillant de vieux cauchemars dans l’esprit des démocrates. Et provoquant un « sursaut citoyen » : il redevenait urgent de sensibiliser les jeunes, de les instruire des crimes du fascisme et du racisme, de les inviter à faire le choix de la solidarité et de la démocratie plutôt que celui de la barbarie.
Deux. Dans le même temps, les premiers effets de la misère de l’école se faisaient sentir. Le désinvestissement, souhaité par les milieux patronaux, amorcé vers 1980 et mené avec assiduité depuis lors par les ministres en charge de l’enseignement -libéraux, chrétiens ou socialistes- a eu raison du mouvement de rénovation entrepris dans les écoles et y a créé un malaise profond : de rationalisation en rationalisation, la surcharge de travail commence à peser sur les épaules des enseignants, les classes gonflent, l’ambiance se dégrade, les élèves s’en ressentent et le font sentir à leurs profs… D’autant que la crise économique et le chômage de masse sont passés par là : l’école n’est plus perçue comme la voie assurée d’une promotion sociale. Les jeunes la subissent plus qu’ils n’y vivent. Ils s’y ennuient profondément. Une des idées émises, sur le terrain, pour rompre ce désenchantement, sera de renouer avec des pédagogies actives et de faire appel à la participation des enfants. En toute bonne foi -mais aussi avec pas mal de candeur-, bon nombre d’élèves -et d’organisations de jeunesse-, d’enseignants, d’éducateurs, de directions et de parents vont se mobiliser dans ces projets. Leur volonté est on ne peut plus légitime : rendre au collectif la place qui lui revient dans une société qui encourage de plus en plus l’individualisme. Il va de soi que l’objet de cet article n’est pas de critiquer l’action de ces progressistes, qui paient d’ailleurs au prix fort -temps, santé et argent- leur engagement. Quand une de leurs actions aboutit à un réel progrès pour l’ensemble de la collectivité, par exemple un aménagement en matière de sécurité, une sensibilisation au commerce équitable -via l’installation d’un Jeune Magasin du Monde/Oxfam-, ou un recul du racisme dans l’école, on ne peut que s’en réjouir.
Ce qu’il nous faut dénoncer, c’est le dévoiement des termes de participation-citoyenneté-démocratie à des fins moins reluisantes, voire carrément anti-démocratiques.
Faire plus avec moins
Tout souverain rêve de pouvoir compter sur la participation de ses sujets. Au niveau local, pouvoirs organisateurs et directions reconnaissent volontiers que la participation des élèves et des parents, comme celle des travailleurs de leur établissement (appelons-les dans ce cas les participants) est précieuse à deux titres. Elle constitue indéniablement un plus pour le management et le marketing de leur établissement (notez ces anglicismes révélateurs). En animant la vie quotidienne de l’école par des conseils d’élèves, des groupes divers -ping-pong, radio, scrabble, atelier théâtral-, des tournois de minifoot, des expositions ou des voyages, les participants créent et/ou entretiennent dans leur établissement une ambiance et un sentiment d’appartenance propices pour fidéliser sa clientèle (et attirer ses frères, soeurs, cousin-e-s, ami-e-s et futurs enfants). Il n’est jamais inutile de rappeler qu’en notre Royaume, les subsides et les emplois d’une école sont directement liés au nombre d’élèves inscrits, la liberté de choix étant acquise au chef de famille. Et que, par conséquent, l’enseignement est bel et bien un marché concurrentiel. Révélateur à cet égard : l’empressement des « responsables marketing » des écoles à médiatiser la moindre initiative « citoyenne » de leurs collègues ou de leurs étudiants. Il n’y a pas de petite publicité.
Par ailleurs, quand des participants s’impliquent dans la gestion de leur école -autogestion de la cafétéria, conseil de participation, bénévolat pour repeindre les locaux, activités parascolaires, opération pasticcio pour financer l’excursion, participation aux frais facultatifs-, de toute évidence le pouvoir voit sa tâche facilitée : les tensions se réduisent, les rouages de l’institution tournent avec plus de fluidité, le manque de moyens se fait un peu moins criant … autant de points gagnés également pour renforcer l’image de l’établissement et sa publicité.
Mais attention ! A profiter ainsi de l’enthousiasme des jeunes pour les embarquer dans des actions souvent vouées à l’échec -parce que les moyens manquent cruellement et parfois aussi une véritable volonté de démocratie dans le chef des décideurs-, et les décevoir à la mesure des espoirs qu’ils avaient placés dans ce semblant d’ouverture, on en arrive souvent à les dégoûter de la démocratie.
Autre effet pervers : la participation peut creuser le fossé qui sépare déjà les écoles à populations privilégiées -en argent et en culture- des écoles de relégation, où monter des projets et initier les jeunes aux enjeux et aux pratiques démocratiques est plus difficile. Fossé culturel : par exemple, la formation des délégués de classe -techniques d’expression, conduite de réunion et négociation- profitera plus aux jeunes de l’enseignement général qu’à ceux du professionnel. Ne fut-ce que parce qu’ils maîtrisent mieux la langue. Fossé financier aussi : par exemple, tombolas, fancy-fairs et autres appels de fonds donnent généralement des résultats plus juteux dans les écoles fréquentées par les enfants des classes moyennes et supérieures que dans les écoles populaires. Avec pour corollaires de meilleures installations, de meilleurs équipements et plus d’activités. Ainsi donc voit-on des actions menées au nom de la démocratie s’avérer profondément anti-démocratiques.
Voilà pour le niveau local. Mais le pire danger n’est pas là.
La participation, comme un rêve patronal
Ceux qui, le plus cyniquement, tirent les marrons du feu de la participation, ce sont les patrons, les « vrais », « aussi bien les propriétaires des usines, des banques et des bureaux dans lesquels on travaille pour eux, que les directeurs de ces usines, de ces banques et de ces bureaux, qui sont en général leurs mercenaires très bien payés » (1).
Selon nous (2), la participation s’inscrit dans un mouvement plus global, celui d’une « large décentralisation des systèmes éducatifs, reposant sur l’autonomie des établissements et sur une participation effective des acteurs locaux » (3). Il faut observer que ce mouvement de « libération » de l’école est international : il s’agit d’un « mouvement progressif de décentralisation et de délégation des pouvoirs vers la société. Pratiquement tous les pays concernés ont introduit de nouvelles réglementations qui déplacent le pouvoir de décision de l’Etat central vers les autorités régionales, locales ou municipales et de celles-ci vers les établissements d’enseignement » (4).
Pourquoi les pouvoirs économiques et politiques veulent-ils à tout prix décentraliser l’enseignement ? Quand ils prétendent vouloir notre bien en libérant les initiatives pédagogiques des « lourdeurs bureaucratiques » des systèmes scolaires centralisés, que cache leur discours mensonger ? Car ils mentent : s’ils voulaient vraiment satisfaire les besoins de l’école et de tous les enfants qui la fréquentent, les maintiendraient-ils depuis tant d’années dans une telle misère budgétaire ?
Nous y décelons quatre objectifs simultanés. Un : maintenir le budget de l’enseignement sous contrôle en déléguant la gestion de l’austérité aux échelons inférieurs. C’est le cas, par exemple, des fameuses Hautes Ecoles, autonomes, c’est-à-dire « libres » de fonctionner comme elles l’entendent… avec des enveloppes budgétaires fermées et désespérément maigres. On entend désormais gérer les écoles comme des entreprises, avec toutes les conséquences sociales que ça suppose. Deux : briser les résistances. La décentralisation de l’Education nationale en petites et moyennes unités permet de briser l’unité d’action des enseignants et de leurs syndicats, comme des étudiants et de leurs fédérations. Diviser et mettre en concurrence les écoles. Diviser pour régner. Trois : assurer un développement différencié. Laurette Onkelinx parlait de démanteler le « lourd paquebot » de l’école au profit d’une « flottille de petits navires faciles à manier ». Elle ne croyait pas si bien dire : si tous les passagers d’un paquebot sont sûrs d’arriver au même port, les petits navires risquent de suivre des caps différents, justement ce que veulent les responsables économiques et politiques européens. L’autonomie permet précisément un développement inégal, une hiérarchisation des écoles et des filières d’enseignement, une sélection plus stricte. Sélection sociale que les autorités enrobent dans des phrases hypocrites sur « l’encouragement de la diversité des talents » (3). Quatre : permettre et imposer une adaptation rapide aux attentes des entreprises. Selon la Table Ronde des Industriels européens, l’ERT, « il faut que le système éducatif soit préparé à une redéfinition permanente des métiers ». L’économie capitaliste, dans le contexte actuel de concurrence exacerbée et chaotique, a besoin d’écoles -et de produits/diplômés- flexibles et adaptables à souhait. L’on voit désormais les entreprises participer à la définition des programmes d’enseignement, invitées comme « membres de l’environnement économique » dans les Conseils de Participation des écoles ou, en grands seigneurs, voler au secours de celles-ci pour apporter leur participation -désintéressée, bien sûr- avec des distributeurs de sodas, des sponsorisations, des outils pédagogiques marqués de leur logo, etc.
Inculquer le respect du système en place ?
Pour conclure, il est temps d’en venir à la question centrale du dossier : quelle est la fonction idéologique de l’école ? Répondre à cette interrogation permettra à tout un chacun de se situer personnellement, et de situer ses actions au sein de l’école. Plus que jamais, l’école est aujourd’hui appelée à socialiser l’enfant, à lui apprendre à vivre en société. Socialiser ? Société ? Dans une société plus que jamais dominée par les « impératifs » économiques, avec ses conséquences sociales, d’incessantes fermetures, restructurations, délocalisations et leur flot continu de licenciements, de chômage, d’appauvrissements et de rythmes de travail inhumains, ceux « d’en haut » ont bien compris en quoi l’école peut servir leurs intérêts : elle ne doit pas seulement former le futur travailleur, elle doit aussi inculquer aux jeunes générations le respect du système en place. Ce que l’OCDE traduit par un vibrant appel : « Les impératifs économiques qui découlent des besoins de la société du savoir et du marché du travail concordent avec la nécessité pour la collectivité de renforcer la cohésion sociale ».
A travers la participation et les actions d’éducation à la citoyenneté, que voulons-nous ? Voulons-nous servir de paratonnerres ? L’école doit-elle inculquer aux jeunes générations un respect des institutions fondé sur la conviction que nos régimes représentent le nec plus ultra en matière de démocratie ? Comment faire croire à l’enfant qui a vu son père ou sa mère perdre son gagne-pain chez Renault que ce drame serait le résultat conforme des choix opérés par les citoyens dans le secret des isoloirs ? Voulons-nous faire croire aux jeunes que les mécanismes de la démocratie formelle seraient de la démocratie réelle, alors que le pouvoir effectif est aux mains de quelques possédants ?
Ou bien voulons-nous, au contraire, former des jeunes soucieux du bien commun, critiques et prêts à s’engager ? Un esprit citoyen digne de ce nom, c’est-à-dire un regard lucide sur la société dont nous sommes membres et la possibilité réelle d’y faire entendre sa voix, exige autre chose que des cours sur les « valeurs » démocratiques. Il y faut, impérativement, une compréhension effective des mécanismes qui sont à la base des injustices criantes et croissantes, la connaissance des rapports économiques et sociaux qui produisent les guerres, la famine, le chômage et la destruction de l’environnement, une vision rationnelle et scientifique du monde, au-dessus des préjugés et de la « pensée unique ». Un exemple concret : la note d’orientation de la Communauté française sur la réforme de l’enseignement professionnel estime qu’il importe d’assurer la formation humaine et socioculturelle des élèves afin de faciliter leur insertion harmonieuse dans la société. Notre souci ne devrait justement pas être celui d’une insertion harmonieuse dans cette société-là. Ce qui devrait nous préoccuper, c’est de savoir si ces jeunes -surtout ces jeunes-là !- seront capables de résister à l’oppression, de se révolter contre l’exploitation et l’injustice, s’ils seront armés des savoirs qui permettent de comprendre le monde afin de le transformer dans le sens de la justice et du bonheur pour tous.
(1) G. de Sélys et N. Hirtt, Tableau noir, EPO, Bruxelles 1998
(2) N. Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’Ecole, L’enseignement européen sous la coupe des marchés, EPO, Bruxelles, et VO Editions, Paris, 2000 et L’école prostituée, L’offensive des entreprises sur l’enseignement, Labor et Espace de Libertés, Bruxelles 2001
(3) L’éducation, un trésor est caché dedans, rapport à l’UNESCO de la Commission internationale sur l’éducation pour le 21ème siècle, présidée par J. Delors, éd. Odile Jacob, 1996
(4) Dix années de réformes au niveau de l’enseignement obligatoire dans la communauté européenne (1984-1994), Eurydice