Depuis quelques années, l’enseignement est en changement continu. Les législatures précédente et actuelle ont vu l’instauration des socles de compétence, les modifications des programmes et des horaires de plusieurs disciplines, la mise en adéquation (toujours en cours) des programmes de l’enseignement technique et professionnel avec les demandes des industriels, la modification de la formation initiale des enseignants. Tout cela part évidemment de « bons sentiments » : mettre l’enseignement en adéquation avec la société dans laquelle il est plongé. Ces nombreux changements, il va falloir les digérer, ce qui demande une stabilité de l’enseignement.
Mais cette stabilité est-elle concevable ? L’enseignement ne serait-il pas, de par sa fonction même, en déséquilibre permanent ? En effet, l’enseignement d’aujourd’hui n’a-t-il pas pour but de former les jeunes, de les rendre aptes à vivre dans la société future ? Laquelle sera nécessairement différente de la société actuelle.
Et le futur sera bien différent d’aujourd’hui. Des signes avant-coureurs existent : pollution, saturation des transports, avec des pénuries diverses de personnel qualifié, le chômage de personnel non qualifié,… Quant au sacro-saint progrès technologique, il est en train de se complexifier, alors que le manque de personnel qualifié, de chercheurs, de techniciens commence à se faire sentir. Jusqu’aujourd’hui, les progrès pouvaient aller dans toutes les directions. Bientôt des choix vont devoir être effectués.
C’est qu’il n’y a pas que dans le domaine de la recherche, de la technologie de pointe qu’il faut et faudra du personnel qualifié. Il en faudra aussi de plus en plus en lien avec le public. Par exemple, afin d’effectuer des économies d’énergie au niveau domestique, on parle souvent de l’installation de systèmes domotiques, automatiques, devant fermer les fenêtres à une heure donnée, démarrer et arrêter le chauffage ou l’éclairage selon les conditions extérieures, et ainsi de suite. Fort bien, mais a-t-on réfléchi à ce que cela demandera de techniciens divers au service du public. Car lorsqu’un tel système tombe en panne, il faudra le réparer rapidement. Etant donné l’interaction entre informatique, senseurs divers, moteurs, etc…, les réparateurs ne pourront pas être de simples techniciens, mais de véritables ingénieurs, ayant des connaissances techniques et scientifiques très larges. Y en aura-t-il en suffisance ? Saura-t-on les former ?
Il n’y aura pas que des métiers intellectuels. On devine que le rail, les voies d’eau vont devoir se développer si on veut résoudre le difficile problème des transports. D’où, probablement, le recours à une forte main-d’œuvre manuelle, n’ayant pas peur de se salir les mains.
Demain sera différent d’aujourd’hui et dans la préparation du futur, l’enseignement est un des secteurs stratégiques clés. Dès lors, une question essentielle à se poser est : l’enseignement actuel est-il compatible avec cette préparation au futur, ou n’est-il pas axé principalement sur la situation actuelle ?
Pour répondre à cette question, il est utile de considérer les différents acteurs de l’enseignement. Ce sont l’élève et la société (parents, société civile, industrie), mais aussi les enseignants (et l’école) et, souvent oubliée, la matière enseignée. Ces acteurs, il faut y réfléchir globalement, tous niveaux d’enseignement confondus. Malheureusement, et c’est déjà un premier élément de réponse à la question générale, actuellement, en Communauté française Wallonie-Bruxelles, chaque niveau (fondamental, secondaire et supérieur) est piloté par un ministre différent, aux options parfois ( ?) incompatibles.
Bien entendu, chaque niveau d’enseignement répond à des missions spécifiques, liées à l’âge des élèves concernés.
L’enseignement fondamental
Le niveau fondamental (maternel et primaire) a notamment pour but la socialisation de l’enfant. Au niveau matière, il y a l’indispensable formation à la lecture, l’écriture et le calcul. L’éveil aux sciences et technologies fait aussi partie des socles de compétences, mais il faut bien reconnaître que, chez nous, c’est actuellement le parent pauvre dans l’enseignement fondamental. Pourtant, dans les pays voisins, dès le fondamental, les enfants sont éveillés aux sciences. Certes, chez nous, les sciences sont au programme du primaire, mais toutes les enquêtes confirment que les heures qui devraient être consacrées aux sciences ne le sont pas. L’écueil principal réside dans l’a priori des instituteurs. La plupart ne sont-ils pas arrivés là par, notamment, le refus des sciences ? Tous ceux qui sont en contact avec les instituteurs savent aussi qu’ils sont le plus souvent de bonne volonté, mais qu’ils ont peur de s’impliquer dans des activités à caractère scientifique, car ils n’ont pas confiance en eux-mêmes. Ils croient qu’ils sont ignorants en sciences, qu’ils ne savent pas le pourquoi. Il y a là un effet à long terme de ce qu’ils ont retenu de leurs cours de sciences dans le secondaire. Pourtant, introduire les sciences dans le fondamental est possible, comme l’ont démontré plusieurs actions impliquant des instituteurs maternels et primaires. Cela marche. Mais pour être efficace, il faut tenir compte du fait que l’on ne peut pas séparer les sciences des autres intérêts des enfants. Dans le fondamental, et dans la vie courante, les notions scientifiques ne peuvent être dissociées de la langue maternelle, du calcul, de l’art, du développement psychomoteur, de la vie quotidienne. Il ne faut cependant pas brûler les étapes. C’est ainsi que l’on démontre que faire des sciences au niveau fondamental n’est pas un gaspillage de temps pour le suivi du programme général.
Des opérations ont aussi lieu dans d’autres pays, comme « La main à la Pâte », en France. Elles confirment la possibilité de l’éveil aux sciences dès l’enseignement fondamental.
Néanmoins, il est évident que l’on ne peut mener une telle opération s’il n’y a rien qui suit dans le secondaire inférieur. Malheureusement, c’est trop souvent le cas. Ainsi, en France, alors que l’opération « Main à la Pâte » rencontre des succès, un hiatus commence à voir le jour dans le secondaire inférieur, car il n’y a pas d’opération semblable à ce niveau, ni de transition prévue. Il est évident que l’on ne peut considérer un niveau d’enseignement indépendamment des autres.
A ce point, il est important de noter que cet éveil scientifique dans le fondamental est le socle nécessaire sur lequel reposent toutes les formations ultérieures en sciences et technologies. C’est dès l’enseignement fondamental que l’intérêt pour les sciences, l’esprit pratique se forment ; choses dont l’enfant aura besoin plus tard, notamment dans le professionnel et le technique, mais aussi dans sa vie quotidienne. C’est aussi par l’apprentissage de l’usage de ses propres mains que l’élève saura que le travail manuel n’est pas destiné qu’aux cancres et que, plus tard, on pourra revaloriser le professionnel et le technique aux yeux de tous. Une raison pour soutenir ceux et celles qui y travaillent dès le fondamental.
Mais l’éveil au monde, c’est aussi le développement du goût à la connaissance et à l’effort. Dans le fondamental, l’enfant est avide de connaître et de faire par lui-même. Mais cela ne vient pas tout seul. Cela ne vient certainement pas sans effort. L’effort est une valeur oubliée, qui peut paraître rétrograde. Pourtant, qui veut réaliser quelque chose doit faire des efforts. Le goût de l’effort s’apprend tôt. Et est-ce vraiment si difficile ? Faire des devoirs à la maison, préparer un petit herbier chez soi ou se renseigner sur la vie des grands-parents, n’est-ce pas agréable pour l’enfant ? N’est-ce pas, parfois, un jeu intéressant ? Alors, pourquoi vouloir trop réglementer les devoirs à domicile ? Pourquoi les enfants actuels ne devraient-ils pas apprendre les vertus de l’effort bien compris ? Et ce, notamment, par une bonne compréhension de la complémentarité entre l’école et la famille, au lieu de la situation consumériste actuelle, où les enfants et les familles sont trop souvent les clients-consommateurs d’une école-entreprise.
L’enseignement secondaire
Si les attentes de la société vis-à-vis de l’enseignement fondamental sont claires et peu contestées, il n’en est pas de même du secondaire. Les questions et les attentes sont multiples. Doit-il être professionnalisant ? Si oui, pour qui ? Doit-il surtout être une voie vers les études supérieures ? Et si oui, jusqu’à quel point ? Ces questions sont celles qui intéressent les clients de l’enseignement : élèves, parents, employeurs. Mais l’enseignement n’est pas une marchandise. Le jeune doit aussi pouvoir se situer dans la société, comme citoyen. Et c’est à l’école de lui donner les formations nécessaires. Vu les nombreuses questions à caractère scientifique qui se posent à la société dans son ensemble (énergies, transports, climat, OGM, etc…), une solide formation de base pour tous est nécessaire.
Nous sommes plongés dans un monde de technologies, que nous employons tous les jours. Comprendre ce monde technologique qui nous entoure est un pré-requis pour ne pas devenir des assistés technologiques, et l’enseignement y a un rôle à jouer.
La Communauté française n’est pas isolée géographiquement. Pour se situer dans le monde, des enquêtes sont menées à l’échelle internationale. Il s’agit d’outils utiles qui ont aussi un rôle de critique. Pour nos politiciens, être à une bonne place dans le classement mondial est un indicateur de la santé de son propre système d’enseignement. De ce point de vue, notre Communauté française ne semble pas en bonne santé, même si la lecture trop rapide qu’en font les médias et les politiciens est trop sombre. Cela permet néanmoins de mettre le doigt sur des points faibles, comme la dualisation croissante de la population étudiante, entre les très bons et les très faibles.
Face à ces demandes multiples, nos responsables politiques ont fait, il y a plusieurs décennies, un choix de société, qui est implicitement confirmé par les dernières réformes. Ce choix a des conséquences majeures, notamment pour les sciences, que l’on semble souvent oublier.
Le cas belge francophone
Lorsque l’on compare les grilles horaires et les programmes de notre enseignement avec ceux de nos voisins français et néerlandais, par exemple, on s’aperçoit qu’ils sont en défaveur de la Communauté française, notamment dans les disciplines scientifiques.
En France, les élèves doivent choisir, dès la première année du secondaire, une orientation scientifique ou autre. Une partie de la grille horaire de ceux qui choisissent l’orientation scientifique (Bac S) est reprise dans le Tableau 1.
Tableau 1. France : cours de sciences en orientation scientifique (Bac S).
NB : les heures sont de 60 minutes ; les modules sont consacrés à la remédiation ou au renforcement ; TP : travaux pratiques obligatoires.
| |Première |Terminale |
|Mathématiques |5 |6 |
|Module |1 | |
|Physique (et Chimie) |2,5 + 1,5 (TP) |3,5 + 1,5 (TP) |
|Module |0,5 | |
|Sciences de la Vie et Terre |1,5 + 1,5 (TP) |1,5 + 1,5 (TP) |
|Spécialité au choix |0,5 |2 |
|Total Sciences (hors maths) |8 |10 |
La situation des Pays-Bas est reprise dans le tableau 2, pour les élèves choisissant les orientations scientifiques Nature et Technique (N/T) ou Nature et Santé (N/G). La grille est valable pour les 4e, 5e et 6e années du secondaire.
Tableau 2. Pays-Bas : cours de sciences en orientations scientifiques Nature et Technique (N/T) et Nature et Santé (N/G).
| |N/G |N/T |
|Mathématiques |2 h 40 |4 h 00 |
|Physique |3 h 00 |4 h 40 |
|Chimie |3 h 20 |4 h 20 |
|Biologie |4 h 00 |- |
|Sciences » générales » |1 h 40 |1 h 40 |
|Total Sciences (hors maths) |12 h 00 |10 h 40 |
Chez nous, la situation est très différente. Dans le premier cycle, les élèves ont 3 périodes (de 50 minutes) de sciences (physique, chimie et biologie confondues). Dans le troisième cycle, ils ont le choix entre 3 périodes (1 en physique, 1 en chimie, 1 en biologie) ou 6 (ou 7) périodes (2 ou 3 de physique, 2 de chimie, 2 de biologie). En terminale, ils ont donc un maximum de 7 x 50 minutes = moins de 6 heures de sciences. Le retard cumulé de nos élèves sur leurs équivalents étrangers est donc énorme.
On le voit, les différences entre notre situation et celles de nos voisins sont importantes. Elles concernent quatre aspects, interdépendants.
Primo, les philosophies de base de l’enseignement secondaire sont différentes. Dans les autres pays, les élèves choisissent tôt une orientation scientifique ou autre, comme cela était le cas chez nous avant le rénové, avec les sections latin-grec, latin-maths, scientifiques, etc. Actuellement, chez nous, ce n’est plus le cas : l’enseignement est volontairement « humaniste », c’est-à-dire que tous les élèves suivent pratiquement le même enseignement. Il n’y a pas de place privilégiée pour les sciences. Il s’agit d’un choix de société, dont il nous faut assumer les conséquences. Le reste est une suite logique de ce choix.
Secundo, le nombre d’heures de sciences est beaucoup plus important en France et aux Pays-Bas que chez nous ; et ce, dès les premières années du secondaire.
Tertio, dans les autres pays, le nombre d’heures de travaux pratiques est très importante. Chez nous, avec la nouvelle grille horaire, ils disparaîtront de fait. Et ce, alors que tout le monde est d’accord pour dire que les sciences sont d’abord expérimentales et que, pour bien assimiler des concepts scientifiques fondamentaux, il faut des travaux pratiques fréquents.
Quarto, avec une telle importance accordée ailleurs aux sciences, il est évident que les manuels sont nécessaires et bien présents, alors que, chez nous, ils sont trop peu utilisés.
Il n’est dès lors pas étonnant que le niveau scientifique de nos élèves à la sortie du secondaire général – et des citoyens – soit moins bon qu’ailleurs. Il s’agit des conséquences logiques d’un choix de société. Pourtant, certains voudraient généraliser des pratiques interdisciplinaires en sciences. C’est oublier le fait que l’on ne peut bâtir de telles pratiques sans des pré-requis disciplinaires minimaux. Lesquels ne peuvent s’acquérir sans un horaire minimum. Il est pourtant évident que la comparaison avec les autres pays démontre que le volume horaire est tel que cela est irréalisable chez nous. Mais certains théoriciens de l’enseignement sont résolument imperméables aux aspects concrets.
Heureusement, tout n’est pas perdu. Les techniciens, les ingénieurs, les scientifiques qui sortent de notre enseignement supérieur sont parmi les mieux cotés en Europe. Néanmoins, vu la désaffection des jeunes pour les carrières à vocation scientifique (ce ne sont pas les frémissements observés depuis un an qui sont suffisants pour inverser la tendance), il convient d’analyser la situation de manière critique.
Si l’enseignement fondamental est le lieu où les socles de base doivent se construire, le secondaire inférieur est celui où les choses doivent se structurer, se clarifier. Dans le domaine des sciences et technologies, le socle faible du primaire n’est malheureusement guère consolidé. Pourtant, jusque 13 ans environ, l’intérêt des jeunes pour le savoir et le savoir-faire reste important. Mais les enseignants ne peuvent pas faire de miracles. Avec un total de 3 périodes de sciences (physique, chimie et biologie confondues), on ne peut guère approfondir les sujets. Ceci serait pourtant utile pour motiver les jeunes de 14 à 16 ans, qui découvrent d’autres aspects de la vie. Et si, par chance, leur intérêt remonte dans le troisième cycle, il repose sur une base malheureusement insuffisante. Pourtant, les jeunes aiment les sciences. Pour preuve, la répartition des élèves entre les options dans l’enseignement général du réseau de la Communauté française (je ne dispose pas des informations pour les autres réseaux), reprise dans le tableau 3.
Tableau 3. Répartition des élèves entre les options dans l’enseignement général de la Communauté française, en 1999-2000 (Source : Ph. Arnould, J. Furnémont ; inspecteurs de sciences à la Communauté française)
|Options |Nombre d’élèves |
|Maths 6 pér./semaine |4805 |
|Maths 4 pér./semaine |7680 |
|Maths 2 pér./semaine |1384 |
|Biologie 3 |2704 |
|Chimie 3 |4733 |
|Physique 3 |4129 |
|Education scientifique 2 | 488 |
|Sciences économiques |5891 |
|Latin 4 |5665 |
Mais cet intérêt se perd lors du choix des études supérieures.
Quels enseignants de sciences en Belgique francophone ?
Si la situation actuelle n’est guère encourageante, y a-t-il de l’espoir pour le futur ? Je crains que la situation n’empire bientôt. Et ce, non pas à cause du choix des élèves mais, notamment, la situation des enseignants. Le monde enseignant actuel est très différent de celui d’hier. En particulier, depuis les mesures Di Rupo – Onkelinx de restriction du nombre d’enseignants, lors de la précédente législature, les enseignants sont caractérisés par une pyramide des âges très particulière. Pour les sciences, cette pyramide se présente comme un sapin : une base (débutants, en situation précaire) relativement importante, mais qui a tendance à diminuer ; un tronc (entre 30 et 40 ans) presque vide ; un sommet (au-delà de 50 ans) imposant. Cette pyramide des âges rend l’enseignement secondaire fragile. Le fait que le sommet soit imposant a des implications diverses :
les enseignants ont, majoritairement, l’âge des parents, voire des grands-parents de leurs élèves. Il n’y a guère de jeunes, d’où d’évidents problèmes d’incompréhensions liés à des « conflits de générations ». Les jeunes et les enseignants n’ont pas la même conception des sciences. Les aînés ont été formés à l’époque où les sciences étaient vues comme un élément essentiel du « progrès » de l’humanité. De plus, originaires des facultés des sciences, les liens avec les technologies sont, à leurs yeux, souvent suspects de mercantilisme, de liens avec le pouvoir, alors que les sciences doivent rester pures. Quant aux jeunes, c’est l’application des sciences à la compréhension de leur vie quotidienne, professionnelle, sociale qui importe. Pour eux, les sciences ne sont plus synonymes de progrès, comme le démontrent des effets pervers (pollution, changement climatique, etc.) que l’on attribue aux sciences. A ces différences, il faut ajouter les aspects plus psychologiques de générations différentes, et le fait que des problèmes aussi concrets que la discipline ou l’imbécile limitation des devoirs dans le primaire, sont mal perçus ;
l’enthousiasme des aînés est, généralement, moins fort que celui des jeunes enseignants. Il s’agit là d’un effet normal. Les aînés sont moins enclins au changement que les jeunes. Ayant vu passer quantité de réformes, se sentant rejetés par les décideurs, seront-ils d’accord d’appliquer une nouvelle réforme ?
dans dix ans, la majorité du corps enseignant devra être renouvelé. Or, tous les chiffres confirment que la pénurie d’enseignants ne sera pas résolue de sitôt. De plus, les enseignants sortants n’auront pas la possibilité de faire part de leur expérience professionnelle aux plus jeunes. Quantité de professeurs ont mis au point des méthodes efficaces, réalisé des appareillages très intéressants. Ils n’auront personne à qui les transmettre. C’est dommageable pour la qualité de l’enseignement lui-même, mais aussi pour le moral des enseignants.
Bientôt la pénurie d’enseignants en sciences ?
Si la pyramide des âges des enseignants est importante au sommet, y a-t-il un espoir de renouvellement par la base, par les jeunes ? Lorsque l’on examine l’évolution du nombre d’agrégés de l’enseignement secondaire inférieur (AESI ou « régents ») et de l’enseignement secondaire supérieur (AESS ou « licenciés ») des disciplines scientifiques, sortis des établissements de l’enseignement officiel, de 1996 à 1999, le constat est catastrophique. De 1996 à 1999, le nombre de régents en sciences est passé de 109 à 51, alors que les AESS (hors mathématiques) ont diminué de 64 à 43. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le nombre de jeunes enseignants en sciences diminue régulièrement.
Et la réforme de l’agrégation dans les universités ne risque pas d’améliorer la situation. En effet, dans les universités, à partir de la rentrée 2001-2002, dans un souci légitime d’améliorer la qualité de la formation des enseignants, le nombre d’heures de formation des AESS est considérablement augmenté. La conséquence est immédiate : il n’est plus possible pour les jeunes licenciés désireux d’entrer dans l’enseignement de « faire l’agrégation » au cours de la dernière année de licence. D’où une baisse prévisible (et vérifiée sur la première année) des inscriptions. Peut-être cette situation ne serait-elle pas arrivée si nous n’avions qu’un seul ministre en charge de l’enseignement secondaire et de la formation des enseignants ?
Une solution au problème de la pénurie est, pour les sciences, que l’on fasse appel à des spécialistes des autres disciplines : la physique donnée par des mathématiciens, la chimie et la biologie par des biologistes. Et s’il n’y en a pas assez, on engagera des ingénieurs industriels, des pharmaciens, des vétérinaires, etc., moyennant un certificat d’aptitude pédagogique délivré par le Forem ou d’autres organismes.
Cette modification de la composition du corps professoral n’ira pas sans conséquences. Avec des praticiens en classe, les sciences seront plus appliquées, ce qui devrait plaire aux industriels, et… accélérer une marchandisation de l’enseignement.
Les « responsables » politiques prétendent vouloir le bien des jeunes, de la société. Se rendent-ils compte que les conséquences de la pénurie prévue d’enseignants sont importantes pour toute la société, car ce sont eux qui forment les futurs citoyens, les futurs scientifiques et ingénieurs, les médecins et les vétérinaires, les techniciens et les architectes, etc…
Dans ces conditions, sera-t-il possible de répondre aux attentes de la société vis-à-vis de l’enseignement ?
Concernant le développement d’une culture scientifique minimum, nécessaire pour comprendre nombre de questions de société à caractère techno-scientifique, il semble évident que le nombre restreint d’heures de sciences paraît nettement insuffisant. Certains ont prétendu que le nouveau programme et le passage aux socles de compétences devraient permettre de développer de telles …. compétences. Mais a-t-on vraiment réalisé que les sciences ne sont pas une discipline comme les autres. Pour discuter d’un problème scientifique, la connaissance de notions scientifiques de base est essentielle. On ne bâtit pas sur le sable. Former des têtes « bien faites » : oui ; mais en sciences, il faut qu’elles soient remplies jusqu’à un niveau minimum. Par exemple, pour appréhender les problèmes liés à l’énergie, au transport et à l’habitat, les notions fondamentales de sciences font appel à la physique, la chimie et la biologie. Encore faut-il avoir le temps de les mettre ensemble. Ce qui demande du temps. Comment, par exemple, savoir s’il est raisonnable d’accepter les déchets nucléaires de l’ONDRAF près de chez soi, si on n’a aucune notion de base de la radioactivité ? Et s’il est nécessaire d’effectuer des recherches sur les plantes transgéniques ? Et ainsi de suite. C’est pourtant ce qui va se passer près de chez nous.
Concernant l’appropriation de savoirs technologiques ou techniques, l’école apprend-elle à appréhender le quotidien, à savoir comment réparer une prise de courant ou à ne pas désemparé devant une machine en panne ou un appareil électronique à reprogrammer ?
En ce qui concerne les demandes du milieu industriel, les choses se présentent bien dans l’enseignement technique et professionnel, où les industriels via l’Union Wallonne des Entreprises, les enseignants et les politiques mettent au point ensemble des profils de formation dans divers secteurs. Certains sont en activité depuis 2000.
Comme on le voit, les choses évoluent, mais cette évolution est bonne lorsque le secteur marchand est concerné. Lorsque les industriels ont constaté le manque de main d’œuvre spécialisée (technique et professionnel), ils ont démarré des actions de modernisation. Là où, comme dans l’enseignement général, il n’y a pas d’intérêt direct, les mesures sont laissées aux mains des spécialistes de l’enseignement. Mais cela ne va peut-être pas durer, car l’Europe pointe son nez, d’abord dans l’enseignement supérieur.
Et « Bologne » ?
Le 19 juin 1999, les ministres de l’éducation de 29 pays européens, réunis à Bologne, ont publié une déclaration commune visant à créer « un espace européen de l’enseignement supérieur ». Il s’agit de remodeler en profondeur tout le système d’enseignement supérieur européen. Les enjeux majeurs sont d’une part « d’encourager la mobilité des citoyens, favoriser leur intégration sur le marché du travail et promouvoir le développement global de notre continent » et, d’autre part « de rechercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur ». Même si on peut comprendre cette déclaration, il est quand même important de se rendre compte qu’il s’agit là d’une déclaration décidée sans avis des enseignants ni des étudiants. Un des buts est évidemment de faciliter la mobilité des étudiants et de permettre aux employeurs de mieux connaître le profil de formation initiale de leurs employés. On l’a compris, il s’agit là d’une décision guidée par des motifs économiques.
Ces décisions répondront incontestablement aux demandes de l’industrie, des employeurs. Mais quid des aspects citoyens de l’enseignement supérieur ? Les considérations de démocratisation des études ou de progrès social sont totalement absentes de Bologne.
Quant aux regroupements et associations en cours entre universités et hautes écoles, si elles ont pour motivation affichée une compréhensible meilleure visibilité au niveau européen, ne seraient-elles pas la première étape vers des fusions ?
L’enseignement – marchandise
Un autre aspect inquiétant est aussi en train de se mettre en place, chez nous. On n’y prête guère attention, mais il risque d’avoir des effets indésirables. Il s’agit de la marchandisation effective, larvée de l’enseignement supérieur, qui se marque par une série de « petites mesures ». Par exemple, dans un souci légitime d’améliorer la qualité de l’enseignement, on effectue un peu partout des « enquêtes pédagogiques » dans lesquelles les élèves donnent leur avis sur les cours, les enseignants et les contenus des cours. Ces avis sont contraignants pour les nominations et les promotions. Est-il vraiment bien raisonnable de demander aux étudiants s’ils trouvent, par exemple, que la matière leur est utile ? Cela signifie-t-il que l’enseignement supérieur est essentiellement « professionnel » ? A-t-on oublié le rôle de formation générale des étudiants, de développement de l’esprit critique ? Si l’avis pédagogique joue un rôle essentiel, il convient aussi de savoir qui on veut recruter dans l’enseignement supérieur : uniquement des pédagogues ou des « utilitaires » ? Mais alors que devient la synergie si souvent mise en avant entre enseignement et recherche ?
Cette marchandisation effective de l’enseignement supérieur se voit aussi dans les possibles recours contre des décisions de jurys d’examens. Tous les enseignants du supérieur savent que la somme pondérée des cotes ne donne pas une image fidèle de la valeur d’un étudiant. Son attitude face à la matière enseignée, aux autres étudiants et aux enseignants, aux difficultés courantes de la vie quotidienne peuvent jouer dans l’appréciation. Or, il n’en est rien. Les décisions du jury ne sont plus irrévocables. Seuls les points comptent. Sinon, les recours en justice sont là pour rappeler les règles aux enseignants et directions. Il s’agit là, à mes yeux, d’une dérive populiste, qui ne tient compte que des droits des étudiants mais oublie leurs devoirs et ceux de l’école vis-à-vis d’eux-mêmes et de la société. Et on ne peut pas manquer d’être parfois interloqué suite aux déclarations de ministres ou de directions d’écoles, qui relient la qualité de l’enseignement au taux de réussite aux examens. Bien entendu, le rôle de l’enseignant est de former les jeunes le mieux possible et que le plus grand nombre soit compétent, mais pas au détriment de la qualité et de l’éthique.
Le futur au risque du présent
L’enseignement est en équilibre instable permanent. Nous ne sommes plus dans une société figée du type dix-neuvième siècle. L’enseignement doit évoluer constamment en tenant compte de l’environnement actuel, pour préparer à un monde futur, largement imprévisible.
Nous sommes dans une période de mutations de l’enseignement. Mais ces mutations, personne ne semble en avoir prévenu le citoyen. Les mesures sont prises « pour notre bien ». Mais alors pourquoi ne prévient-on pas les citoyens, les parents, les élèves, les enseignants ? Car pour qu’une mutation réussisse, il faut motiver les acteurs du changement. Il est également nécessaire de tenir compte de tous les facteurs. Or plusieurs semblent avoir été négligés, comme la pénurie (pas seulement en Belgique francophone) des enseignants en sciences.
Il est également temps de se rendre compte que les derniers changements vont tous dans le sens d’une marchandisation de l’enseignement, soit vers la mobilité et l’employabilité sur le marché du travail européen, soit vers le développement du concept de l’élève-client d’un enseignement-marchandise. Remarquons qu’il s’agit là de deux directions antagonistes, qui risquent d’encore accroître la dualisation de la société entre ceux qui savent et travaillent, et ceux qui ne savent pas. Quant à l’éducation à la citoyenneté, elle reste le parent pauvre dans la vision européenne de l’enseignement. Autant savoir.