Cet article donne un aperçu des mesures d’austérité prises dans l’enseignement belge depuis la fin des années 70. La politique éducative y sera située dans le contexte économique des 25 dernières années. Notre attention se portera surtout sur les développements dans l’enseignement secondaire.
Dans les années 60 et 70, la haute conjoncture économique rend nécessaire et possible une massification de l’accès à l’enseignement. La forte croissance économique entraîne une croissance parallèle du marché de l’emploi et – en raison des progrès technologiques rapides – un déplacement de forces de travail vers les secteurs à haute technologie. La demande en ingénieurs, cadres, ouvriers qualifiés et employés augmentait. On exige, de la plupart des travailleurs, un niveau de formation toujours plus élevé. De plus, dans le contexte économique favorable des années 50 et 60, l’Etat dispose des moyens budgétaires pour investir dans l’enseignement.
Pour ne citer qu’un exemple, le pacte scolaire de 1958 a augmenté considérablement les moyens de l’enseignement catholique. Mais il a permis également aux pouvoirs publics d’ouvrir des écoles partout où ils le jugeaient nécessaire. De cette façon, le pacte scolaire a facilité l’accès de beaucoup d’élèves à l’enseignement secondaire. En 1969, l’enseignement ‘rénové’ a été expérimenté dans quelques écoles du réseau officiel pour être ensuite généralisé, surtout dans l’enseignement francophone. L’enseignement catholique flamand n’a suivi cette évolution qu’en traînant les pieds.
C’est la crise pour tout le monde
Mais au moment précis où le ‘rénové’ voit le jour, la crise économique frappe à la porte. En raison de cette crise, les recettes fiscales de l’Etat chutent alors que les dépenses – surtout pour les allocations de chômage et les aides aux entreprises – grimpent en flèche. Or, l’Etat belge s’est endetté pour financer les investissements publics des années précédentes. En 1975, la dette dépasse le cap des 1.000 milliards de FB.
En réponse à cette crise des finances publiques, les ‘plans d’austérité’ commencent à se suivre à un rythme endiablé.
En janvier 1973 est formé un cabinet tripartite – sociaux-chrétiens, socialistes et libéraux – sous la direction de Leburton. Callewaert et Toussaint deviennent ministres de l’Education nationale. Ils concoctent un plan visant à économiser 3,5 milliards dans l’enseignement en 1974. Ce plan bute sur des réactions syndicales et ne voit jamais le jour, surtout en raison des crises gouvernementales (affaire IBRAMCO et corruption aux P.T.T.).
Après de longue discussions politiques, une révision du pacte scolaire est mise en place en juin 1973: égalisation des traitements des personnels de différents réseaux, augmentation des subsides de fonctionnement, création d’un fonds pour les bâtiments scolaires. Mais ces révisions ne doivent entrer en vigueur qu’après une rationalisation de l’offre d’enseignement.
Après des élections anticipées, en mars 1974, le premier gouvernement Tindemans voit le jour: un cabinet minoritaire de sociaux-démocrates et de libéraux, élargi dès le mois de juin à des représentants du Rassemblement Wallon. Decroo et Humblet y figurent comme ministres de l’Education nationale. C’est le premier gouvernement à frapper durement l’enseignement.
Lois anti-crise et lois de redressement
On s’attelle donc, dans l’enseignement primaire, à une première mini-rationalisation dont le but est de rendre possible un déblocage au moins partiel du fonds des bâtiments.
C’est l’enseignement supérieur qui suscite le plus grand trouble. Dans les années de conjoncture favorable, l’enseignement supérieur a connu une importante expansion qu’il s’agit de freiner. Le secrétaire d’Etat au Budget et à la Politique scientifique, Geens, est le premier à lancer l’idée d’un numerus clausus en médecine. En juin 1975, Decroo et Humblet introduisent un projet de loi prévoyant une importante diminution des subsides publics aux universités (entre autres via une limitation du nombre d’étudiants étrangers et du volume du personnel). En dépit des actions de protestation massives, organisées par les étudiants, ce projet est adopté via la loi-programme de 1976. On adopte également un vieux projet de loi réduisant de 53 à 23 le nombre des institutions décernant le diplôme d’ingénieur technique.
La loi-programme de 1976 prévoit également une économie de 837 millions sur les subsides de fonctionnement de l’enseignement subventionné et une réduction du personnel d’entretien dans l’enseignement de l’Etat (198 millions d’économies).
En 1977, le gouvernement Tindemans chute sur des contradictions communautaires. Après de nouvelles élections, en avril 1977, TIndemans forme son deuxième gouvernement. Cette fois, les ministres de l’Education sont le socialiste flamand Ramaekers et le social-chrétien wallon Michel. Ce gouvernement réduit le volume horaire hebdomadaire dans l’enseignement secondaire général en le ramenant à 32 heures. Cette décision fait partie de la loi dite ‘anti-crise’ de 1978, qui décrète une réduction de 2% de tous les postes budgétaires. Une nouvelle réduction des subsides de fonctionnement sont également à l’ordre du jour. La loi anti-crise, qui accorde également des ‘pouvoirs spéciaux’ au gouvernement, est adoptée durant l’été, échappant ainsi à toute riposte organisée des enseignants.
Mais la plupart des dispositions prévues par cette loi ne sont jamais appliquées, en raison de la chute du gouvernement en octobre 1978. Après de nouvelles disputes communautaires, Tindemans se rend directement de la tribune du Parlement au Palais royal, afin d’y présenter sa démission.
Qu’à cela ne tienne, après la brève période de transition du gouvernement Van den Boeynants (octobre 78-avril 79), vient l’ère des premiers cabinets dirigés par Wilfried Martens. Les ministres flamands de l’Education nationale sont, successivement, Ramaekers, Calewaert et Coens. Du côté francophone se succédent les ministres Hoyaux, Mathot, Busquin et Urbain. Ce sont les gouvernements des grands conclaves budgétaires, où l’enseignement, de même que la sécurité sociale et les services publics vont longuement souffrir.
La loi-programme de Martens III
La loi-programme de Martens III prévoit une économie de 10 milliards sur le budget enseignement de 1980. Quelques actions syndicales entraînent des concessions mineures sur le plan de l’emploi, mais le gros des économies reste inchangé (notamment la limitation des remplacements pour maladie, l’utilisation du personnel mis en disponibilité, la réduction des crédits pour activités socioculturelles dans l’enseignement fondamental).
Une ponction de 2% sur les salaires peut être évitée en septembre 1980, grâce à la pression syndicale.
Mais les universités subissent une augmentation du minerval à 10.000 F.
Cotisation de solidarité et rationalisation
L’accord de gouvernement de Martens IV (octobre 1980) annonce un vaste plan de redressement socio-économique. Le dossier de la rationalisation de l’enseignement secondaire, en chantier depuis plusieurs années, va être achevé sous cette législature.
Au printemps 1981, la ‘loi de redressement’ institua une ‘cotisation de solidarité’ à charge des agents des services publics. La FGTB organise immédiatement de grandes manifestations où beaucoup d’affiliés CSC sont également présents. Le 13 février, les services publics font grève contre la cotisation. Dans l’enseignement, les actions restent très limitées. Toute l’attention y est tournée vers le dossier de la rationalisation et de la programmation, dont les stipulations, publiées en janvier, prévoient les premiers ‘centres d’enseignement’, des minima de population et des normes plus favorables pour les écoles secondaire du type I.
Le coup des vacances
Une nouvelle série de mesures d’austérité, annoncées le 31 mars 1981, signifient la fin du gouvernement Martens IV. Le blocage de l’indexation des salaires était trop dur à porter pour le partenaire gouvernemental socialiste. Mark Eyskens va alors diriger un éphémère cabinet « rouge romain » qui éclate dès le mois de septembre, sur la question de la sidérurgie. Mais cela ne l’empêche pas d’agir.
En pleine période de congés, le gouvernement Eyskens prend un certain nombre de mesures qui touchent également l’enseignement. Ces mesures limitent, dès la rentrée 81, les possibilités de remplacements pour maladie et visent à une utilisation maximale du personnel, entre autres en obligeant le personnel du secondaire à prester le maximum de la charge horaire avant de pouvoir passer à l’embauche. Ces mesures sont appliquées sans aucune concertation avec les syndicats enseignants.
L’année scolaire 81-82 démarre en pleine confusion. La circulaire sur les prestations est retirée le 2 septembre mais son principe maintenu pour la rentrée 82.
Les trois trains de Martens V
Mais entretemps Eyskens s’est cassé le nez sur l’acier wallon. Les élections du 11 novembre 1981 conduisent, en décembre, à la formation du gouvernement chrétien-libéral de Martens V. Daniel Coens devient ministre flamand de l’Education. Du côté francophone on hérite successivement des libéraux Tromont et Bertouille (dont le nom fit la joie des manifestants en quête de rimes faciles…). Martens V obtient directement les pouvoirs spéciaux afin » de redresser le pouvoir concurrentiel « , » d’assainir les finances publiques « , » de développer une politique d’emploi » et » de réviser la fiscalité « .
Dès le 8 février 82, la FGTB part en grève. La direction nationale de la CSC, elle, adopte le principe d’accepter l’austérité à condition qu’elle soit ‘équitablement répartie’.
Durant le week-end des 20-21 février 1982, le franc belge est dévalué de 8,5%. Deux jours plus tard le gouvernement présente aux interlocuteurs sociaux un paquet de mesures dites de ‘redressement’ prévoyant entre autres une réforme de l’indexation des salaires. Début d’un printemps socialement animé…
Le ‘troisième train d’austérité’ du gouvernement Martens – réduction des allocations de chômage, augmentation de la retenue pour pension de survie, réduction des allocations familiales et effort similaire pour les ménages sans enfant – s’attaque également au personnel enseignant. Dans le secondaire, le gouvernement augmente considérablement les normes d’ouverture et de maintien des options. Les heures de conseil de classe et les heures de titulariat disparaissent de l’horaire des enseignants. Les conseil de classe deviennent facultatifs. On augmente les normes d’embauche de personnel éducateur et administratif. Dans l’enseignement fondamental, on supprime définitivement les subsides pour activités socioculturelles. Les subsides de fonctionnement des universités diminuent. En tout, 16 milliards de BEF sont économisés sur le budget enseignement.
Le 28 avril, les syndicats de l’enseignement manifestent en masse dans les rues de Courtrai et de Quiévrain, les fiefs respectifs de leurs ministres. Loin de Bruxelles, trop loin pour imposer un changement de cap. Selon le journal de la CSC flamande, Brandpunt, ce sont 8.000 emplois qui ont disparu dans ce désastre. Peut-être l’interdiction des cumuls, décrétée le 4 juin, en a-t-elle sauvé 1.800 autres comme l’affirment les ministres, mais cela ne fait guère le poids.
Et ça n’en finit plus. Avant même que ne commence l’année scolaire 1982-1983, le gouvernement annonce de nouvelles mesures dans le cadre du budget 1983. La croissance nominale du budget enseignement est limitée à 4,5% (contre 7,5% en moyenne pour les autres départements). Etant donné l’inflation galopante de 8,5%, cela revient à une cure d’austérité de 4%. Le gouvernement espère y parvenir via les mesures déjà prises précédemment et en économisant 8 milliards sur le fonds des bâtiments scolaires.
Au cours de la négociation sociale générale de l’automne 82, le gouvernement propose une nouvelle modération salariale, en échange d’une réduction du temps de travail avec embauches compensatoires. Le patronat refuse et la discussion est renvoyée aux comités paritaires sectoriels. Mais pour la fonction publique, le gouvernement décide unilatéralement, le 19 novembre, d’économiser 500 millions sur les primes de fin d’année du personnel enseignant.
Le 18 février, les syndicats de la fonction publique acceptent le principe général d’une modération salariale. Dans l’enseignement, les effectifs devraient rester limités au niveau du 30 juin 79 plus 3%. Sur le plan national, cela signifie une nouvelle perte de 8000 postes de professeurs.
Le prochain tour
Le gouvernement n’attend pas la fin des négociations. Le 16 mars 1983, dans le cadre du contrôle budgétaire, le premier ministre Martens annonce au pays un nouveau train de mesures. La prime de fin d’année du personnel de la fonction publique est reportée au début 1984: 5 milliards d’économie. Pour l’enseignement, on prévoit la rationalisation du transport d’élèves et un renforcement de l’autonomie des écoles (déjà !). L’effet des mesures prises en 1982 sera soigneusement examiné en vue du budget 84.
Où on nous refait le coup des vacances
Certains espèrent que cette fois ce sera tout. Ils se trompent lourdement. En avril 84, un nouvel ouragan d’économies se met à souffler. Cette fois, il s’agit d’un plan pluriannuel 84-86 destiné à économiser 250 milliards de francs en base annuelle fin 86. Pour l’enseignement on prévoit une augmentation des prestations des professeurs du secondaire. Le 14 mai, on organise une journée de grève nationale. Les actions et manifestations se succédent et ne restent pas sans effet. Pas mal de mesures sont retirées ou assouplies. Mais le gouvernement s’en tient à son objectif d’économiser 3,5% sur la masse salariale et les prestations sont augmentées dans le secondaire et le supérieur. On supprime également quelque 4.000 postes de personnel de maîtrise.
Vodka et caviar
Il apparaît vite, au début de l’année scolaire 84-85, que la rage d’économies ne va pas se calmer de si tôt. Au menu: le jour de carence (que le gouvernement doit ravaler), l’introduction du capital-périodes (ou NTPP = nombre total de périodes-professeurs) dans le secondaire et une augmentation générale des prestations d’une heure (en 84-85 pour les licenciés, un an plus tard pour les régents). A nouveau, cela signifie une perte de 6.000 emplois. Le capital-périodes entraîne une diminution considérable du volume de périodes de cours que les écoles peuvent organiser.
Le 1er janvier 1985, l’enseignement de l’Etat obtient l’autonomie de gestion. Les écoles reçoivent désormais une enveloppe globale pour leur équipement et leur fonctionnement. Elles en assumeront librement la gestion. Mais le volume de l’enveloppe est 25% plus bas que les dépenses précédentes ! Tout le personnel d’entretien temporaire est licencié de l’enseignement de l’Etat.
Du Stuyvenberg à Val Duchesse
En raison d’une succession d’incidents politiques, Wilfried Martens se voit contraint de dissoudre le gouvernement le 18 juillet 1985. De ce fait, certaines des mesures planifiées sont reportées. Pas pour longtemps. Car les négociations gouvernementales menées au château du Stuyvenberg annoncent 15 milliards d’économies dans l’enseignement.
Ce sera le dernier effort, nous promet-on. En pleine campagne électorale, Wilfried Martens jure ses grands dieux que le plus dur est passé et que nous pouvons cueillir bientôt les fruits de nos efforts. On le croit. Renforcé en sièges au parlement, Martens et son ministre du Budget Verhofstadt se mettent au travail pour couronner leur œuvre: à nouveau les pouvoirs spéciaux et, à la pentecôte 86, le prieuré de Val Duchesse est le théâtre de la plus vaste opération d’assainissement budgétaire: 198 milliards d’économies en 18 mois. Dont 20 dans l’enseignement. » Jamais l’enseignement n’a été à tel point menacé « déclare la centrale chrétienne flamande. 28.000 emplois sont menacés.
Le gouvernement, il faut le dire, se montre particulièrement créatif dans la recherche de façons originales de traire la vache à lait éducative. Il espère trouver une source de recettes importantes dans le renforcement de la réglementation des absences pour maladie. Egalement dans une accélération et un assouplissement des procédures de réaffectation ainsi que dans la réduction du traitement d’attente dans les années qui suivent la mise en disponibilité. On va également supprimer le ‘bonus pour langue maternelle’ et ‘distance’ dans l’enseignement secondaire.
Une vague de protestations éclate durant les derniers mois de l’année 85-86, avec l’appui même des associations de parents et des pouvoirs organisateurs.
Après l’été torride de 86
Il faut attendre le 4 août avant de savoir quelles mesures vont finalement être appliquées. Certaines idées sont tout bonnement abandonnées (comme la suppression du jour de carence), mais l’addition reste très lourde. La réduction du capital-périodes dans le secondaire rénové est amené à 4%. Au total, l’enseignement rénové perd 10% de ses moyens en deux ans, pour le ramener au même niveau que l’ancien type II. D’ailleurs, aucun niveau d’enseignement n’échappe à la furie budgétaire. Dans le fondamental, les chefs d’école dont les établissements comptent moins de 299 élèves sont chargés de donner 6 heures de cours par semaine. Dans l’enseignement spécial secondaire, on introduit un crédit d’heures (réduit bien entendu) ce qui contraint ces écoles à diverses économies structurelles. L’enseignement supérieur pédagogique compte, depuis 86-87, trois années d’études. Mais cette troisième année ne peut rien coûter ! Les horaires des enseignants passent donc de 19 à 24 heures, sans augmentation salariale.
En 1986, les organisations syndicales estiment à 15.000 les emplois disparus à cause du plan Val Duchesse. Durant l’année scolaire 87-88, les commissions de réaffectation traitent 17.000 cas d’enseignants mis en disponibilité par défaut d’emploi.
L’année scolaire 86-87 démarre dans la plus grande confusion. Certaines écoles, surtout du réseau officiel, perdent jusqu’à un quart de leurs moyens: disparitions d’orientations d’études; élèves obligés de changer d’école au dernier moment; classes sans professeur ou groupes de 35 à 45 élèves.
Les économies budgétaires sont accompagnées d’une campagne idéologique contre l’enseignement ‘rénové’. Du côté flamand, Coens commence à parler de ‘structure unique’ pour remplacer les types I et II. Du côté francophone, le ministre Damseaux ne cache pas que, s’il ne tenait qu’à lui, le rénové n’aurait jamais existé. De tout façon, les économies successives ont vidé cet enseignement rénové de toute substance.
Bilan intermédiaire
Finalement, le plan de Val Duchesse permet d’économiser 19,8 milliards sur un budget enseignement de 280 milliards de francs. Entre 1960 et 1970, les dépenses d’éducation croissent à un taux nominal moyen de 11,4% par an. A partir de 1981 cette croissance est ramenée à 3,5%, soit moins que le taux d’inflation de l’époque. Les dépenses publiques d’enseignement tombent de 6,9% du PNB en 1981 à 5,1% en 1990. Pourtant, le nombre des élèves et des étudiants continue à augmenter, notamment en raison de la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans en 1983 et à l’augmentation du taux de poursuite d’études supérieures.
Pour 100 francs consacrés à l’enseignement en 1981, les communauté Flamande n’en dépense plus que 95,7 en 1990. Le communauté française seulement 93.
Jusqu’alors, le discours sur l’enseignement a porté essentiellement sur la nécessité d’économiser. Mais en 1986, sur avis du Conseil national du Travail, le gouvernement adopte un projet de loi visant à ‘flexibiliser’ le marché du travail. Ceci ne va pas rester sans influence sur la politique éducative.
Une crise sans fin
Jusqu’au milieu des années 80, on pense que la crise économique sera passagère. En 1985, Martens affirme encore que ‘la fin du tunnel est en vue’. Mais, à la fin des années 80, les yeux s’ouvrent: cette crise est la plus durable et la plus profonde que le capitalisme ait connu. La lutte concurrentielle internationale s’avive. C’est une lutte totale, qui s’étend dans le champ des législations sociales et fiscales. La flexibilité et la dérégulation deviennent des armes dans la lutte concurrentielle. Quant à l’emploi, rien ne permet de dire que la situation sera amenée à s’améliorer. Au contraire. Une part importante des emplois qui subsistent se transforment en emplois peu ou pas qualifiés. ‘Hamburger-jobs’ disent les anglo-saxons. Et les marges de manœuvre budgétaires ne s’améliorent guère.
Dans ce nouveau contexte, une des exigences est un système d’enseignement flexible. L’enseignement de l’Etat est menacé et c’est en Flandre, où il est le plus faible, qu’il va encaisser les premier coups.
L’idée de créer un conseil autonome de l’enseignement de l’Etat avait déjà été lancée en 1981 par Martens V. On pourrait même remonter à 1968, quand Gaston Colebunders, chef de cabinet de divers ministres socialistes de l’Education l’émit dans un article de Socialistische Standpunten.
En 1981, le congrès du CVP sur l’enseignement opte en faveur de la création d’un Conseil de l’enseignement d’Etat. A l’époque, le SP, l’ACOD et d’autres organisations appuient déjà cette idée. C’est pendant la législature de Martens V qu’on se met effectivement au travail. Un groupe de travail est créé au sein de l’exécutif flamand, composé des quatre partis traditionnels. Le groupe n’aboutit pas en raison des désaccords politiques et disparaît avec le gouvernement en juin 85. En janvier 86, le SP lance un projet de loi en la matière, alors qu’il est dans l’opposition. Ce n’est que durant le gouvernement Martens VIII que l’on arrive à un accord sur la création de l’ARGO (Autonome Raad van het Gemeenschaps Onderwijs, Conseil Autonome de l’Enseignement de la Communauté (flamande)). Entretemps, cet enseignement d’Etat est tombé bien bas en Flandre: 15% de la population scolaire.
Communautarisation = nouvelles économies ?
Après les élections de décembre 87, la formation du nouveau gouvernement -accouchement douloureux- est l’occasion de décréter ce que certains attendent depuis longtemps: la communautarisation de l’enseignement à partir du premier janvier 89. A l’époque, d’aucuns attirent déjà l’attention sur les menaces qui risquent de peser sur le financement de l’enseignement. Du côté flamand, Georges Monard – actuellement secrétaire-général de l’enseignement flamand – prédit 14 milliards de pertes pour 1998. Au sud, Le Soir calcule une perte probable de 17,5 milliards. Cela représente une perte de 18.000 et 21.000 emplois respectivement, pour chaque communauté.
La loi spéciale du 16 janvier 1989 règle le financement des communautés et de l’enseignement pour dix années. Elle fixe un montant de base de 296 milliards de francs, soit le montant du dernier budget Education avant la communautarisation. Ce montant serait ensuite indexé et adapté à l’évolution de la population des 3-18 ans. Aucune adaptation à l’évolution du PIB n’est prévue. Résultat: il n’y aurait pas de marge de manœuvre pour des augmentations salariales hors index, à moins de les compenser par des licenciements. Pas de place non plus pour financer l’augmentation du nombre des étudiants du cycle supérieur. Ainsi, la loi de financement planifie structurellement une austérité de longue durée.
La loi de financement de 1989 détermine également la répartition des moyens entre les communautés flamande et francophone (l’enseignement germanophone subit une législation particulière). Elle prévoit notamment un mécanisme de passage progressif de la clé de répartition effective en 1988 (42,45% à la communauté française) vers une clé de répartition ‘objective’, en fonction de la population (42,45% pour la Communauté française). Ainsi donc, chaque année quelques milliards ont été transférés de la Communauté française vers la communauté flamande. C’est une des raisons pour lesquelles la Flandre a connu un peu moins de problèmes budgétaires que la Communauté française. Les autres raisons étant une plus forte dénatalité, la fusion de la communauté flamande et de la région flamande et la situation économique plus favorable en Flandre.
A partir de ce moment, la politique éducative est officiellement une matière communautaire. Il va donc falloir décrire séparément ce qui s’est passé en Flandre en en Communauté française. Mais, comme on va le voir, les tendances sont étonnamment semblables.
Commençons par la Flandre.
Flandre: du malaise à la négociation
Depuis la communautarisation, le paysage scolaire de Flandre ne s’est jamais calmé. Les années 89-90 sont marquées par de difficiles négociations salariales. Les tentatives de rattrapage des pertes subies antérieurement se heurtent aux difficultés financières. Le malaise grandit.
Au début, pourtant, le ministre Coens a promis une augmentation salariale de 6%, qui serait attribuée progressivement, par tranches de 2%, en 90, 91 et 92. On promet également la correction de certaines anomalies barémiques.
Mais après la fin de l’année scolaire 89-90, les choses tournent mal. A la mi-juin, Coens décrète que l’enseignement doit réduire la trop grande différence entre les charges budgétaires et les charges organiques, une différence due essentiellement au nombre élevé d’intérimaires, de détachés et d’irréaffectables structurels. Concrètement, le ministre décide une nouvelle diminution de 0,6% du capital-périodes.
Dans le même temps, des négociations intersectorielles ont commencé, prévoyant une revalorisation salariale pour l’ensemble des fonctionnaires. Finalement, ce n’est pas plus que 2% et des ‘biscuits’. Les syndicats chrétiens refusent de signer et appellent à la grève pour le 24 novembre 89. La CGSP signa.
De Coens à Van den Bossche
En matière d’économies budgétaires, les années 91-92 sont relativement calmes. Mais les élections du 24 novembre 91 amenent un changement de gouvernement et un nouveau ministre: Luc Van den Bossche.
A partir de 1992, le souffle de Maastricht commence à souffler. Il est question de saut d’index et de suppression de la péréquation des pensions. Dans l’enseignement, on parle de plus en plus de décentralisation, de dérégulation, d’économie d’échelle, d’autonomie, de responsabilisation et de financement par enveloppes. Une nouvelle vague de créativité ministérielle menace d’abord l’enseignement supérieur. A l’automne 92, le ministre invente la gestion par enveloppes des congés de maladie, qui doit limiter considérablement la possibilité d’engager des intérimaires pour remplacer les profs malades.
En 1993, les centrales syndicales flamandes obtiennet encore une augmentation salariale de 2%… Mais ils doivent encaisser une nouvelle réduction du coefficient d’encadrement dans le secondaire. De plus en plus, ce niveau d’enseignement est montré du doigt: trop coûteux.
Le décret sur l’enseignement supérieur non-universitaire (ESNU)
Le 13 juillet 1994, le parlement flamand adopte le décret sur l’enseignement supérieur. Celui-ci conduit, dès l’année scolaire 95-96, à d’importantes restructurations de l’ESNU: passage de 130 petites écoles supérieures à 29 grandes écoles; limitation du nombre de nominations définitives; financement par une enveloppe fermée de 16,1 milliard pour tout le secteur.
Le blocage des moyens financiers contraint beaucoup d’écoles à licencier les enseignants temporaires, à faire donner les cours devant des groupes plus nombreux et à frapper à la porte de sponsors privés. Ainsi voit-on un représentant du VEV (Vlaams Economisch Verbond, le patronat flamand) siéger dans le conseil d’administration de la nouvelle Haute Ecole d’Anvers. Petit à petit, l’autonomie conduit vers la soumission aux diktats des entrepreneurs et des financiers.
L’enseignement secondaire en ligne de mire
Lors des Etats-Généraux de l’enseignement technique, en mars 1993, les représentants des entreprises, des syndicats et du monde enseignant conviennent d’une rationalisation de l’enseignement technique, afin qu’il réponde mieux aux besoins économiques et à la loi de l’offre et de la demande. Au nom de l’emploi, bien entendu. Il s’agit surtout de fournir une main d’œuvre flexible, répondant aux besoins immédiats et futurs des entreprises. Pour permettre une collaboration directe entre les écoles et les entreprises, il faut doter les établissement d’une plus grande autonomie et permettre aux représentants patronaux d’entrer dans les conseilsd’administration et les conseils d’écoles. Ces mêmes idées se retrouvaient dans des documents comme ‘L’école n’est pas toute seule’ (de la Fondation Roi Baudouin) ou des rapports de la Kredietbank, du VEV, etc.
Dès la formation du gouvernement flamand Van den Brande II, on sait que ça y est. Au début de l’année 95-96, le ministre Van den Bossche publie une importante ‘note de politique générale’ prévoyant une réforme en profondeur de l’enseignement secondaire.
Pour commencer, il annonce un blocage des nominations. Le 13 décembre, les enseignants flamands sont donc particulièrement nombreux dans la manifestation de 50.000 agents de l’Etat à Bruxelles. En vain. Le 27 mars, le Vlaamse Raad approuve le blocage des nominations. Et dans une nouvelle ‘note d’orientation’, Van den Bossche précise ses objectifs: davantage d’autonomie locale, fusions d’écoles, réduction du nombre d’options et financement par enveloppes.
Ces projets coulés dans un décret, le ‘décret sur l’enseignement secondaire’ est voté en juillet 98. Un peu plus tard, un nouveau décret sur l’enseignement de la Communauté est imposé.
Ensemble, ces décrets signifient une nouvelle réduction des moyens de l’enseignement de la Communauté et un transfert du budget ‘personnel’, vers le budget ‘fonctionnement’. L’enseignement de la Communauté perd également 500 emplois de personnel ouvrier. L’enseignement catholique sort financièrement renforcé de l’opération, mais le personnel y trinque comme ailleurs. En effet, tous les réseaux subissent une réduction de 2,5% du volume d’heures de cours et une réduction similaire du personnel auxiliaire et administratif. Au total, 1.150 pertes d’emplois.
Dans l’enseignement de la Communauté, on forme des ‘groupes d’écoles’, où les organes de gestion locaux jouissent d’une large autonomie. Beaucoup de petites écoles et sections se voient condamnées. L’offre d’enseignement émanant des pouvoirs publics se réduit comme une peau de chagrin. Pour survivre, les écoles officielles doivent de plus en plus souvent faire appel à des sponsors.
Dans tout l’enseignement secondaire, l’offre d’enseignement est réorganisée, c’est-à-dire fortement réduite. On renforce les clivages entre l’enseignement général et le technique/professionnel. L’enseignement général voit accentuer son caractère élitiste et le ministre ne cache pas sa volonté de renforcer la sélection à l’entrée de cette filière. Du côté de l’enseignement technique et professionnel, on prépare une modularisation de la certification, qui permettra aux élèves d’obtenir des certificats partiels, pour certaines branches ou certaines compétences particulières.
Dans l’enseignement francophone
L’enseignement francophone a particulièrement souffert de la communautarisation. En Flandre, la Région apporte chaque année quelques 30 milliards au budget Enseignement. Le sous-financement de la Communauté française conduit, en 1990, à de longues grèves dans l’enseignement lorsqu’il apparaît que le ministre Ylieff refuse d’accorder aux professeurs les 2% d’augmentation promis à tous les fonctionnaires. Après des mois de grèves, le PS et le PSC durent promettre solennellement qu’ils feraient ‘refinancer’ l’enseignement. En pratique, tout ce qu’on obtiendra, c’est le transfert aux Communautés des recettes de la taxe radio-télé, lors de la révision constitutionnelle de 1992 (les accords de la Saint Michel). Il y a également un prêt de la Région wallonne à la Communauté française.
En 1993, une réforme du mode de calcul du NTPP par le ministre Di Rupo provoque une première perte sèche de 2.000 à 2.500 emplois.
En 1994, la Communauté française adopte une révision du premier degré de l’enseignement secondaire qui prévoit notamment une ‘certification par degrés’. En clair: on ne redouble plus la première année. Présenté comme une mesure de lutte contre l’échec scolaire, cette disposition conduit dans les faits à renforcer la sélection au terme du premier degré et à faire des économies en diminuant les redoublements. En fait, on passe d’une sélection par l’échec à une sélection plus directe.
Au printemps 1995, la ministre Onkelinx lance un premier plan de rationalisation de l’enseignement secondaire. Les écoles de plus de 400 élèves doivent disparaître ou fusionner et 2.800 à 3.000 emplois vont passer à la moulinette. D’autres économies proviennent de la limitation du droit aux congés de maladie et du remplacement de professeurs âgés par de jeunes enseignants (via des formules de mise à la retraite anticipée).
En raison des nombreuses actions de protestation, le volume des pertes d’emplois est ramené à 800 unités. Mais Onkelinx fait ses comptes: il lui faut encore 3.000 emplois! L’enseignement francophone connaît alors, début 1996, la plus longue grève de son existence: de fin février à début mai, les arrêts de travail, manifestations, actions se suivent sans interruption. En vain. Les 3000 emplois disparaissent et une école sur cinq se voit absorber par une entité plus grande.
L’enseignement supérieur francophone connaît lui aussi une réforme profonde. Fin 1994, le ministre Lebrun propose de regrouper les 113 écoles supérieures en 26 Hautes Ecoles de 2.500 élèves en moyenne. Des actions massives et décidées des étudiants obligent le ministre à retirer son premier projet. Après des mois de négociation et d’Assises, Lebrun sort son projet-bis: 30 Hautes Ecoles, collaboration inter-réseaux, garantie de libre accès à l’enseignement supérieur et reconnaissance officielle des organisation d’étudiants.
Fin 1995, le nouveau ministre de l’enseignement supérieur, Jean-Pierre Grafé, lance un nouveau plan de financement. Le budget de l’enseignement supérieur est gelé à 10 milliards jusqu’en 2001. Chaque Haute Ecole reçoit une enveloppe fixe et globale pour le personnel et les frais de fonctionnement.
Après les grèves de 96, Laurette Onkelinx annonce que le temps des économies est passé et qu’elle s’attaque désormais au volet ‘pédagogique’. Les ’40 propositions’ rédigées en 1995 sont coulées en projet de ‘décret sur les missions de l’enseignement obligatoire’ préparant, tout comme en Flandre, une évolution vers une plus grande diversité et une plus grande autonomie, vers la dualisation et la dérégulation. On crée à cette fin des ‘Conseils d’établissement’ qui doivent assurer ‘l’ancrage local’ de chaque école. On prépare la division de l’enseignement secondaire en deux grandes filières clairement distinctes – général et professionnel-technique – en lieu et place du large éventail qui existait précédemment.